Aladár Kuncz : un « indésirable » hongrois en France pendant la Grande Guerre

L’entrée en guerre de la France contre l’Autriche-Hongrie en août 1914 entraîne l’internement de nombreux ressortissants austro-hongrois présents sur le territoire français. Parmi eux : l’écrivain transylvanien Aladár Kuncz, qui témoignera de ses conditions de détention dans Le monastère noir.

Cet article a été publié une première fois le 27 janvier 2019 par Le Courrier d’Europe centrale.

Le déclenchement de la Grande Guerre surprend en France de nombreux ressortissants des monarchies allemande et austro-hongroise. Si certains y vivent depuis plusieurs années, d’autres sont simplement de passage. La majorité d’entre eux exercent toutes sortes de métiers. Mais quelques uns, en revanche, sont des personnalités plus marquantes. Ainsi, parmi les Hongrois présents en France au moment de la déclaration de guerre, on relève par exemple la présence d’un responsable politique, le député Barna Buza, d’un artiste, Árpád Késmárky, mais aussi d’un écrivain, Aladár Kuncz. Ce dernier témoignera de cette expérience dans un livre de premier ordre, publié en hongrois peu de temps avant sa mort prématurée due à un cancer du foie, en 1931, sous le titre Fekete Kolostor. Cet ouvrage sera ensuite traduit et publié en français chez Gallimard, en 1937, sous le titre Le monastère noir.

Couverture de Fekete Kolostor, paru en 1931.

Né en 1886 à Arad, fils d’un inspecteur général de l’enseignement, ce jeune professeur de français suit d’abord des études secondaires à Kolozsvár (désormais Cluj-Napoca) avant d’obtenir son doctorat en 1907 à l’université Loránd Eötvös de Budapest. Francophile, membre de l’élite intellectuelle hongroise, proche de la célèbre revue Nyugat, il se trouve en France à l’été 1914, plus précisément en Bretagne, à Carantec, non loin de Morlaix :

« En été 1914, pendant les semaines qui précédèrent la déclaration de la Guerre Mondiale, je passais mes vacances quelque part sur la côte bretonne, à quatorze heures de chemin de fer de Paris […]. Ce séjour était assurément une des conséquences de mon admiration enthousiaste pour tout ce qui était français […]. En ce qui me concerne, c’était au point qu’en arrivant à Paris pour la première fois, l’été de 1909, j’avais pleuré de joie dans le fiacre tintinnabulant qui m’avait conduit de la gare de l’Est au Quartier Latin […]. C’était mon ami Laurent Orbok qui m’avait fait connaître ce petit village […]. Nous étions les seuls Hongrois dans ce village étranger ; pourtant, nous nous sentions plus chez nous que dans n’importe quelle ville d’eau de notre pays. Dans les derniers jours de juillet, nous avions, Orbok et moi, organisé un festival breton […]. C’est précisément au milieu de cette fête que nous apparut pour la première fois le fantôme de la Guerre […] Orbok […] me cria en se retournant : « Nous avons déclaré la guerre à la Serbie » […] à cet instant précis j’eus le pressentiment aigu que nous allions vers une déflagration mondiale. Dès le lendemain matin, je télégraphiai dans mon pays à trois adresses différentes pour demander de l’argent. Je désirais gagner au plus vite Paris, puis, de là, la Hongrie […]. Le premier vint, mais l’argent point […]. Au milieu d’un silence de mort, le maire donna lecture de l’ordre de mobilisation générale. Ce fut une stupeur muette. Nulle acclamation. Mais quelqu’un étouffa un sanglot, puis la foule, un instant pétrifiée, se disloqua ».

Un décret du 2 août 1914 laisse en effet aux ressortissants allemands et austro-hongrois la possibilité de quitter le territoire national sous vingt-quatre heures ou d’y demeurer à la condition d’obtenir un permis de séjour. Beaucoup se trouvent en fait « coincés » en France car dans l’incapacité de pouvoir quitter le pays en raison des difficultés de transports induites par la mobilisation des troupes et donc l’engorgement du réseau ferroviaire. Kuncz ne fait pas exception :

« […] Nous voulions essayer de prendre l’express du soir qui passait à Morlaix et serait à coup sûr le dernier train pour Paris […]. L’express Brest-Paris était déjà plein à craquer, en entrant en gare de Morlaix. Nous y montâmes de haute lutte, et, une fois à l’intérieur, nous passâmes les quatorze heures du voyage, comprimés dans un coin du couloir […] Durant toute la nuit, des bolides lumineux nous dépassaient, sur les rails voisins, avec de sinistres hurlements : les trains qui emportaient les mobilisés vers la capitale. Plus nous approchions de Paris, plus notre marche se ralentissait ».

Paris, la gare de Lyon en 1914

Dans l’impossibilité de prendre le train pour la Hongrie à la gare de Lyon, Kuncz se rend au consulat de son pays pour s’apercevoir « que le nombre des sujets austro-hongrois restés à Paris était très grand […] pour la plupart des ouvriers travaillant dans la région parisienne ». La situation apparaît alors comme singulièrement chaotique :

« le consul apparut au balcon. Il dit qu’il allait négocier avec les autorités françaises pour obtenir un train. [A son retour, il] s’adressa à la foule en langue française […] : le gouvernement français avait rejeté sa requête […] − Il ne vous reste qu’à remettre votre sort entre les mains des autorités françaises […]. Ce fût tout… […]. Le visage gris cendre, le petit consul austro-hongrois, vêtu de noir, apparut sur le seuil et s’engouffra dans sa voiture, qui s’éloigna avec la lenteur d’un convoi funèbre ».

La situation évolue alors d’heures en heures, et dans un sens plutôt défavorable, pour les ressortissants étrangers des puissances ennemies de la France. Kuncz note ainsi que le « gouvernement Viviani fit placarder des affiches par lesquelles il promettait que l’internement des ressortissants des pays ennemis ne durerait que le temps de la mobilisation. Cette promesse ne fut jamais tenue. Ces mêmes affiches nous avertissaient d’avoir à nous présenter dans les vingt-quatre heures au commissariat du quartier [sous peine] d’être considérés comme des espions ». Il relève aussi que « Paris était en proie à la haine de l’étranger ».

Ordre de transfert de Kuncz de Paris à Périgueux. Archives départementales de Vendée

Enregistré au commissariat de la rue Las Cases, Kuncz obtient de pouvoir demeurer jusqu’au 15 août dans la capitale, date à laquelle il doit se présenter à la gare d’Ivry afin d’être acheminé à Périgueux. Les ressortissants des puissances avec lesquelles la France se trouve désormais en guerre sont en effet rapidement éloignés tant de la capitale que du front pour être internés dans des camps. Le 1er septembre, dans un contexte militaire difficile, une instruction du ministère de l’Intérieur contraint les Allemands et les Austro-hongrois au logement dans des locaux collectifs afin de permettre leur étroite surveillance.

Interné à Périgueux, au « dépôt Laes », dans des conditions difficiles de promiscuité et de nourriture insuffisante, Kuncz y demeure jusqu’au début du mois d’octobre. Mi-septembre, en effet, les autorités françaises décident l’installation de cette population dans des établissements du littoral :

« Après vingt-quatre heures de voyage entrecoupé d’arrêts […] le 4 octobre, au matin, l’un de nous réussit à apercevoir derrière le dos d’un de nos gardiens, le nom d’une station importante : La Roche-sur-Yon ! […] autour du bras de l’un de nos gardes, je remarquai un brassard sur lequel je lus ce mot : « Vendée ». Ainsi, nous étions donc en Vendée. Je ne connaissais cette province que par les souvenirs de la Révolution que son nom évoquait ».

A partir de Fromentine, et par bateau à vapeur, c’est vers Noirmoutier que sont dirigés les « indésirables » hongrois qui sont installés dans la forteresse de l’île. C’est bien ce lieu de captivité qui inspirera – selon une étymologie d’ailleurs erronée – le titre du livre de souvenir de notre professeur hongrois :

« On raconte que Saint Philibert fonda Noirmoutier au début du moyen âge. Depuis, ce Noirmoutier, ce « monastère noir », subit diverses modifications ».

Ile de Noirmoutier, d’après les cartes de l’Etat-Major et du Ministère de l’Intérieur (1922)

Les conditions de détention de Kuncz et de ses compagnons d’infortune – parmi eux on trouve un autre écrivain, Andor Németh – s’apparentent à celles des prisonniers de guerre quand bien même les internés sont des civils. Le régime qui leur est appliqué est sévère, parfois même vexatoire, et soumis à la discipline militaire. Si Kuncz dénonce l’impéritie des autorités françaises, le caractère tatillon de l’administration du camp et le zèle excessif de certains responsables civils comme militaires, cela n’altère pas sa capacité de sympathie pour certains des Français qu’il est amené à fréquenter. C’est surtout sur le plan sanitaire que la situation semble particulièrement difficile :

« Les baquets pour la toilette, les barriques des bains mensuels dans la cave infestée de rats, les cabines exposées à la pluie et à la neige, les chambrées surpeuplées et pourries de vermine […] Dans les dortoirs empuantis, il était interdit de fumer. Il fallait se lever à sept heures exactement. Le soir, à partir de neuf heures, défense de souffler mot […] La permission d’écrire des lettres fut limitée à une seule fois par semaine […] on nous confisquait nos paquets ».

En outre, la violence n’est pas absente. Des heurts interviennent avec les gardiens mais aussi entre les prisonniers. Kuncz s’en fait régulièrement l’écho. Dans le contexte de l’enlisement du conflit, la cohabitation de différentes nationalités – que les autorités françaises cherchent pourtant à limiter en regroupant les prisonniers par nationalités justement – exacerbe les tensions. Le désœuvrement conjugué à l’isolement des internés accentue sans nul doute les dissensions. Pour autant, certains sujets allemands ou austro-hongrois, mieux considérés par l’administration en raison de leur francophilie supposée, bénéficient d’un régime de faveur et obtiennent des permis de séjour sur le continent, voire l’autorisation d’occuper des emplois rémunérés, que ce soit aux Sables d’Olonne, à Luçon, Fontenay-le-Comte, La Roche-sur-Yon ou Nantes.

Centre d’internement pour les civils : cour intérieure de l’ancienne caserne La Martinière : dépôt pour les internés civils autrichiens et hongrois.
Centre d’internement pour les civils : chambre n° 14, les paillasses sont relevées pendant la journée

Fin août 1916, Kuncz quitte le château de Noirmoutier pour la citadelle de Pierre Levée, sur l’île d’Yeu. Ce transfert est paradoxal. S’il révèle le souci des autorités françaises de maintenir les ressortissants des pays ennemis – et notamment les intellectuels et les notables – éloignés de tout contact avec les populations civiles, il s’explique aussi par la transformation du camp de Noirmoutier en un dépôt disciplinaire destiné à accueillir les fortes têtes et les condamnés de droit commun. Sur l’île d’Yeu au contraire, à partir de 1917, le régime auquel sont soumis les « indésirables » tend pourtant progressivement à s’assouplir. Ces derniers peuvent même ponctuellement, presque sans surveillance, sortir, se promener sur l’île et faire quelques affaires avec la population locale. Quoiqu’il en soit, les conditions de vie demeurent spartiates. Les internés sont hébergés dans des casemates en permanence obscures avant que la grippe espagnole ne touche le dépôt à la fin de 1918 et au début de 1919 :

« Il fallut des mois pour que nous fussions un peu habitués, physiquement, à la vie souterraine. […] Pour le reste, notre vie ressemblait fort à celle que nous menions à Noirmoutier. Le matin, on nous apportait, à la chambrée, du café… léger dans de grands seaux. Nous ne pouvions faire notre toilette que dans la cour. Quant à prendre des bains, il n’en était même pas question […] Pendant tout le mois de janvier 1919, la lutte désespérée contre la mort se poursuivit à la citadelle de l’île d’Yeu. Au début, chaque casemate était une salle d’hôpital, puis, peu à peu, des convalescences, des guérissons, triomphèrent de l’invasion de microbes qui sévissaient dans la forteresse ».

Malgré cela, la conclusion de la guerre ne marque pas immédiatement la fin de la captivité de Kuncz et de ses camarades. Ils n’ont l’autorisation de reprendre la route de Budapest qu’en avril 1919 seulement, via Brest et le camp de l’île-Longue, où il séjourne du 26 avril au 15 mai, puis via la Suisse et l’Autriche. Au désenchantement de Kuncz, confronté au chauvinisme étroit d’un pays qui suscitait pourtant sa fervente admiration, répond alors celui du retour dans un pays bien différent de celui qu’il avait quitté cinq années plus tôt ; désormais tombé sous la coupe de la république des Conseils de Béla Kun :

« Les rues [de Budapest] étaient désertes, les boutiques étaient fermées, les maisons sales, négligées. Tout paraissait vieilli et les drapeaux rouges, flottant de toutes parts, semblaient de grandes taches de sang sur les murs lépreux […] c’est alors seulement que les tristes larmes du revoir coulèrent sur nos joues et que nous nous sentîmes vraiment revenus : d’une souffrance à une autre souffrance, beaucoup plus terrible ».

Retrouvant son métier de professeur de lycée à Budapest, Kuncz collabore par la suite aux revues Új Magyar Szemle (« Nouvelle revue hongroise ») et Auróra. Il traduit du français au hongrois l’Histoire de Gil Blas de Santillane d’Alain-René Lesage, La Renaissance d’Arthur de Gobineau ou encore La vie en fleur d’Anatole France. En 1923, il quitte la Hongrie pour revenir s’établir à Kolozsvár où il prend en charge les pages littéraires du quotidien Ellenzék (« Opposition »). Quelques années plus tard, en 1928, il s’implique dans le lancement de la revue Erdélyi Helikon (« L’Hélicon de Transylvanie ») dont il est le rédacteur en chef de juillet 1929 à sa mort, en juin 1931. Malgré le succès d’édition et d’estime du Monastère noir, traduit en anglais en 1934, en italien en 1939 ; puis, bien plus tard, en turc (1956), en roumain (1971) et en espagnol (2012), le souvenir de Kuncz s’est rapidement effacé, notamment en France. Ce n’est qu’en 1999 que sera réédité son livre avant que ne soit enfin installée, en 2001, une plaque commémorative à son effigie, dans l’enceinte du château de Noirmoutier.

Sources et bibliographie :

  • Archives départementales de la Vendée, dossier individuel d’Aladar Kuncz, 4 M 307.
  • Ascoët Jean, « L’écrivain hongrois Aladár Kuncz et la Bretagne », Les cahiers de l’Iroise, 1981, n°4, pp. 195-197.
  • Farcy Jean-Claude, Les camps de concentration français de la première guerre mondiale (1914-1919), Éditions Anthropos, 1995.
  • Kuncz Aladár, Le monastère noir, Gallimard, 1935 ; rééd. L’Étrave, 1999 et 2014.
  • Morival Laurent, « Les dépôts d’internement civil en Vendée (1914-1919) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 105, n°1, 1998, pp. 91-101
  • Muller Jean-Léon, « Une mémoire hongroise particulière : le cas d’Aladár Kuncz », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2007/4, n° 228, pp. 81-89.
  • Troussier Louis, 1914-1918. La guerre vue de Noirmoutier, Les amis de l’île de Noirmoutier, 2014.
Matthieu Boisdron

Rédacteur-en-chef adjoint du Courrier d'Europe centrale

Docteur en histoire (Sorbonne Université)

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