Va-t-on vers un revival du nucléaire dans l’ancienne Europe communiste ? De nombreux pays d’Europe centrale et orientale misent aujourd’hui sur l’énergie nucléaire pour répondre au plan européen de réduction des émissions de gaz à effet de serre. De la Hongrie à l’Ukraine et de l’Estonie jusqu’à la Bulgarie, tour d’horizon de l’atome dans l’Europe médiane.

Même la Pologne, le pays du charbon par excellence dans l’Union européenne, veut s’y mettre ! A la mi-juin, son gouvernement a annoncé son ambition de doter le pays de sa toute première centrale à énergie nucléaire, à l’horizon 2033. Dans la République tchèque voisine, après des années d’atermoiements, on semble s’être décidé à agrandir le parc nucléaire comprenant six réacteurs avec deux nouvelles unités réalisées par la société ČEZ contrôlée par l’État tchèque. En Hongrie, le russe Rosatom a débuté la construction de deux nouveaux réacteurs qui s’ajouteront aux quatre unités de la seule centrale nucléaire du pays, à Paks.
Le nucléaire connait un véritable revival dans l’ancienne Europe de l’Est, près de quatre décennies après la nucléarisation de la région, dans les années 80, par les Soviétiques. A l’heure actuelle, deux des quatre réacteurs nucléaires en cours de construction et sept des huit réacteurs planifiés se situent en Europe centrale et orientale.
Le « Green Deal » européen, avec ou sans nucléaire ?
Le « Pacte vert européen », qui doit faire de l’Union européenne le premier continent neutre en carbone en 2050, n’y est pas pour rien. D’accord pour diminuer les émissions de CO2, concèdent la Pologne et la Tchéquie, mais nous remplaceront les centrales à charbon par des centrales nucléaires, seul moyen d’y parvenir tout en conservant des prix bas pour l’électricité et notre souveraineté énergétique, disent-elles en substance. Dans une lettre adressée à la Commission européenne le 22 juin, les ministres tchèque et polonais de l’Energie ont accentué la pression pour que le mécanisme de transition énergétique voulu par l’UE permette aussi de soutenir le développement de l’énergie nucléaire. « Il n’y a aucune raison pour exclure l’énergie nucléaire du Green Deal de l’UE », estiment-ils.
La Hongrie est sur la même ligne. « La discrimination contre l’énergie nucléaire est inacceptable et chaque pays a le droit de compiler son propre bouquet énergétique », a insisté le chef de sa diplomatie, Péter Szijjártó, lors d’une conférence internationale sur la sécurité nucléaire à Vienne, au mois de février. Le chef du gouvernement, Viktor Orbán, l’a réaffirmé lors d’une rencontre avec Alexandre Loukachenko le 5 juin à Minsk au Bélarus, qui s’apprête à mettre en service une nouvelle centrale à Astraviets cet été.
Lors de négociations au mois de décembre dernier, la France, la Hongrie et la Tchéquie ont fait cause commune, pour que le Pacte vert européen ne laisse pas de côté l’énergie nucléaire, contre l’avis notamment de l’Allemagne et de l’Autriche, ses plus puissants détracteurs. Le texte de l’accord stipule que « les États membres ont le droit de décider de leur propre bouquet énergétique et de choisir les meilleures technologies pour eux ».
L’objectif est bien d’obtenir davantage d’aides à la reconversion, et que celles-ci financent une partie du développement du nucléaire civil. La question en suspens est de savoir s’il peut être considéré comme une « énergie verte » pour atteindre le zéro carbone. Le 15 janvier 2020, la Commission européenne a adopté une résolution qui ne mentionne pas le nucléaire dans cette catégorie. Plus récemment, le 17 juin, le vice-Président de la Commission s’est interrogé : « est-ce vraiment raisonnable, si le prix des énergies renouvelables continue de baisser, d’investir dans le nucléaire ? ». Par conséquent, la Banque européenne d’investissement (BEI) ne financera pas à tarif privilégié les nouveaux réacteurs. Cette stratégie tournée entièrement vers les énergies renouvelables pourrait coûter stratégiquement à l’UE en Europe centrale. La Hongrie a par exemple décidé de se tourner vers un financement russe pour l’extension de sa centrale à Paks.
Nous faisons le point des projets en cours, pays par pays.
Quatre centrales en cours d’extension
Cernavodă (Roumanie). La Roumanie dispose d’une unique centrale à Cernavodă, qui fournit à elle seule 20% de l’électricité nationale. Au début des années 1980, le dirigeant communiste Ceaușescu s’était tourné vers le Canada, et non Moscou, pour construire cinq réacteurs nucléaires. Abrégés CANDU, ils sont alimentés par de l’uranium naturel à eau lourde pressurisée. Sur les cinq initiaux, seulement deux sont opérationnels à l’heure actuelle et deux autres ont vu leur construction freiner après la chute de Ceaușescu en 1989. La construction du cinquième réacteur a été annulée.
Un accord trouvé avec la Chine en 2014 devait permettre la finalisation des deux réacteurs en attente, jusqu’à ce que le Premier ministre roumain, Ludovic Orban, informe au début de l’année 2020 que « le partenariat avec la société chinoise ne fonctionnera pas ». Qui désormais veut investir dans cette centrale ? Le ministre de l’Economie roumain souhaite « trouver un partenaire au sein de l’UE ou de l’OTAN », et respecter son « partenariat stratégique avec les Etats-Unis », a-t-il déclaré fin mai.
Mochovce (Slovaquie). Actuellement équipée de deux centrales, la Slovaquie souhaite étendre celle de Mochovce, sa plus récente, à 100 kilomètres à l’est de Bratislava. Tout comme la centrale roumaine, deux réacteurs ont été construits et deux sont en pause depuis les années 1980. A la différence près qu’ils sont de construction soviétique : il s’agit de tranches VVER, des réacteurs à eau pressurisée (REP). L’achèvement des troisième et quatrième réacteurs est prise en charge par la compagnie énergétique slovaque, détenue en majorité par le fournisseur italien Enel et le groupe industriel tchèque EPH.
Paks (Hongrie). La centrale de Paks, en Hongrie, montre à quel point la Russie mise sur le nucléaire civil pour poser ses pions en Europe centrale. Située à 100 kilomètres au sud de Budapest, elle est pourvue de quatre réacteurs VVER. Afin d’accroître son indépendance énergétique, diminuer les prix de l’électricité, mais aussi anticiper la future mise hors service des réacteurs de Paks, l’Assemblée nationale hongroise a accepté en 2009 l’extension de la centrale. Viktor Orbán a signé en 2014 un accord avec l’entreprise russe Rosatom pour ajouter deux réacteurs à Paks, qui doubleront la puissance de la centrale.
La Hongrie n’a pas enclenché d’appel d’offres, puisqu’elle a immédiatement été flattée par un prêt russe de 80% du financement des deux nouveaux réacteurs, à hauteur de 12 milliards d’euros. En visite en Hongrie, Poutine avait même assuré en février 2017 : « nous sommes prêts à financer 100% de la centrale », au prix bien sûr d’un endettement hongrois sur plusieurs décennies.
A la suite d’une décision en mars 2017, la Commission européenne a évalué si le financement russe entraînait ou non une « distorsion de concurrence » sur le marché européen de l’énergie. Elle a considéré que le gouvernement hongrois était dans son droit, le financement russe étant considéré comme une « aide d’Etat » puisque le retour sur investissement de la Hongrie avec Rosatom sera moindre qu’avec un investisseur privé. En retour, la Hongrie s’est engagée auprès de la Commission à limiter les éventuelles distorsions de concurrence.
Khmelnitski (Ukraine). L’Ukraine est le pays d’Europe centrale qui repose le plus sur l’énergie nucléaire, avec 15 réacteurs répartis dans quatre centrales, toutes de construction soviétique. L’une d’entre elles, la centrale de Khmelnitski, dispose de deux réacteurs. Deux autres réacteurs ont commencé à être construits en 1986 et en 1987, mais leur construction a été stoppée en raison de la catastrophe de Tchernobyl et des difficultés économiques dans les années 1990. En 2010, l’Ukraine avait trouvé un accord pour que la Russie s’occupe de la poursuite de ces deux nouveaux réacteurs, de leur conception jusqu’à leur mise en service. Les évènements de Maïdan en 2014 ont changé la donne, puisque le nouveau gouvernement ukrainien a annulé l’accord. L’année suivante, l’Ukraine s’est alors tournée vers l’entreprise coréenne KHNP pour reprendre les travaux.
Des projets en Bulgarie, Tchéquie et Slovaquie
Béléné (Bulgarie). Le projet de Béléné, près de la frontière roumaine, est un serpent de mer depuis son introduction en 1980. Les travaux ont débuté en 1987 mais ont rapidement été paralysés en 1991 à cause du manque de fonds. Fin 2002, le gouvernement bulgare l’a remis sur la table jusqu’à trouver un investisseur russe en 2008. Mais le projet est abandonné en 2013, à la suite de désaccords sur les investissements, et d’un référendum peu concluant sur la poursuite du projet : 61% des Bulgares s’étant prononcées pour, mais avec seulement 20% de participation. En 2019, Béléné est à nouveau relancé, en raison de l’intérêt porté par divers investisseurs. Le ministre de l’Energie annonce la participation potentielle de cinq entreprises dans la centrale : CNNC (Chine), KHNP (Corée du Sud), Rosatom (Russie) comme investisseurs principaux ; Framatome (France) et General Electric (Etats-Unis) pour des contrats d’équipement.
Dukovany (Tchéquie). Le 28 mai 2020, le gouvernement tchèque et le producteur national d’électricité ČEZ ont trouvé un accord financier pour construire un nouveau réacteur sur le site de Dukovany, à hauteur de 5,8 milliards d’euros. L’appel d’offres va s’étaler de fin 2020 jusqu’à 2022, pour une mise en service de ces installations en 2036. Il est probable que la plupart des constructeurs mondiaux tentent leur chance dans ce projet.
Bohunice et Kecerovce (Slovaquie). La Slovaquie cherche à anticiper la fermeture prochaine des deux réacteurs de Bohunice prévus pour durer jusqu’à 2025. Pour cela, elle envisage d’augmenter la capacité de cette centrale, sans pour le moment avoir conclu d’accord avec quelconque investisseur. Autre possibilité, le site de Kecerovce à l’Est de la Slovaquie pourrait accueillir une centrale, ce lieu ayant déjà été envisagé par la Tchécoslovaquie durant la période communiste.


Exit le charbon pour la Pologne ?
La Pologne compte sur les investissements des Etats-Unis pour édifier un parc nucléaire. Trump, qui recevait le président polonais Andrzej Duda le 24 juin, a affirmé sa volonté de « développer le secteur nucléaire civil polonais ». Historiquement liée aux énergies fossiles, la Pologne est le deuxième producteur de charbon en Europe derrière l’Allemagne. Pour réduire ses émissions en carbone, elle ne voit pas d’autre porte de sortie que la transition vers le nucléaire.
D’ici à vingt ans, le gouvernement polonais souhaite construire six réacteurs pour une puissance allant de six à neuf gigawatts. Où ces centrales seront-elles édifiées ? Des études ont été réalisées près de Gdansk sur la côte baltique (à Żarnowiec, Lubiatowo/Kopalino et Kopań) et dans le centre de la Pologne (à Bełchatów, dans la voïvodie de Łódź).
Les centrales SMR, projet d’avenir ?
Les petits réacteurs modulaires ou small modular reactors (SMR) sont des infrastructures à moindre coût qui peuvent servir en appoint de plus grosses centrales. Ces petits réacteurs à fission sont transportables sur leur site d’implantation et considérés comme étant plus sûrs. Avec une moyenne de 100 mégawatts, leur puissance est dix fois moins grande que les autres types de réacteurs. Ils sont déjà utilisés pour propulser certains brise-glaces, sous-marins et porte-avions. Pour la production d’électricité civile, cette technologie est encore en gestation et sa mise en œuvre reste incertaine.
Plusieurs pays ont exprimé leur intérêt pour les centrales SMR. L’Estonie vise à déployer le premier SMR au sein de l’UE par le biais de l’entreprise privée estonienne Fermi Energia, en collaboration avec le Belge Tractebel et le Finlandais Fortum. La Pologne envisage de les utiliser pour alimenter ses industries, ils seraient équipés par l’entreprise américaine GE-Hitachi. Enfin, la Roumanie réfléchit à cette possibilité en discussion avec l’entreprise états-unienne NuScale Power, pour venir en complément à la centrale de Cernavodă.
Au Bélarus, la centrale controversée d’Astraviets
Le Bélarus, pays le plus touché par les retombées radioactives de Tchernobyl, va mettre en service fin 2020 sa première centrale à Astraviets. Loukachenko, le président au pouvoir depuis 1994, a amorcé ce projet de deux réacteurs en 2008 afin d’augmenter son indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Actuellement, l’électricité bélarusse est en grande partie produite grâce au gaz russe ; Astraviets permettra dès lors une indépendance énergétique, et même l’exportation d’électricité. La centrale est toutefois construite par l’entreprise russe Atomstroyexport.
Le projet ne plaît guère à la Lituanie voisine, d’autant plus qu’Astraviets n’est situé qu’à cinquante kilomètres de Vilnius. Fin juin, le ministère lituanien de la Santé a annoncé l’achat de 4 millions de comprimés d’iode destinés aux « résidents dans une zone à 30 kilomètres de l’installation nucléaire ». La Lituanie craint des incidents techniques, et elle ne cesse de rappeler qu’elle souhaite garder son indépendance énergétique. Au contraire, la Lettonie se dit prête à se fournir auprès d’Astraviets, révélant des désaccords entre les deux pays baltes.
Les déboires de la centrale de Kaliningrad
Dans l’enclave de Kaliningrad, entre la Lituanie et la Pologne, les autorités russes avaient annoncé la construction d’une centrale d’une puissance de 2300 mégawatts destinée à fournir les marchés européens et russe.
La « centrale nucléaire de la Baltique », telle qu’elle est surnommée, a pris un sérieux coup dans l’aile en 2013 lorsque les États baltes ont annoncé leur volonté de quitter le marché énergétique russe. La rentabilité de la centrale a alors été remise en question. La population locale et des associations environnementales étaient aussi vent debout contre le projet. Toutes ces circonstances ont fait fuir les différents investisseurs, dont certaines entreprises françaises.
Rosatom l’a laissé de côté et a préféré miser sur la centrale bélarusse d’Astraviets. En 2019, la construction à Kaliningrad était toujours gelée. Le directeur en charge de la construction de la centrale a déclaré qu’à l’heure actuelle, il s’agissait davantage d’un « projet de conservation » des infrastructures déjà érigées, en vue de l’attente d’investisseurs.
La Lituanie tourne le dos au nucléaire
Pour faire son entrée au sein de l’Union européenne, la Lituanie avait dû fermer son unique centrale d’Ignalina en 2009, située non loin de la ville de Visaginas, à l’est du pays. Équipée de réacteurs RBMK similaires à ceux de Tchernobyl, cette centrale a d’ailleurs servi de décor à la série HBO.
La Lituanie se trouve prise en étau entre deux projets nucléaires pilotés par la Russie : Kaliningrad à l’ouest, et Astraviets à l’est. Cette pression, ajoutée à la forte dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, a conduit à un référendum sur la construction d’une nouvelle centrale sur le site d’Ignalina en 2012. A son issue, les Lituaniens se sont opposés à plus de 60% au retour du nucléaire. La Lituanie est aujourd’hui confrontée à l’enjeu du démantèlement de sa centrale, et ambitionne d’être le premier pays à démanteler le coffrage en graphite d’un réacteur.
Avant 2009, Ignalina produisait plus de 70% de l’électricité du pays et exportait aux pays voisins. Aujourd’hui, la Lituanie repose en majeure partie sur ses centrales thermiques alimentées par le gaz russe, et est toujours en quête de solutions pour réduire sa dépendance vis-à-vis de la Russie. Pour cela, la Lituanie envisage d’augmenter les énergies renouvelables dans son mix énergétique.
En Autriche, le nucléaire interdit dans la Constitution
L’Autriche est probablement le pays le plus opposé à l’industrie nucléaire en Europe. Une loi constitutionnelle de 1999 dispose que « les armes nucléaires ne peuvent être fabriquées, stockées, transportées, testées ou utilisées en Autriche ». Cette farouche opposition au nucléaire est née avec le refus de la centrale de Zwentendorf, achevée en 1977, après un référendum en 1978. Zwentendorf est depuis devenue un centre de recherches et d’entraînement. La catastrophe de Tchernobyl a renforcé la posture anti-nucléaire de l’Autriche, générant un consensus politique sur ce sujet qui est rarement remis en question.
En conséquence, le mix énergétique autrichien est très dépendant des importations. La consommation de l’Autriche en électricité repose à 33% sur les énergies renouvelables, en grande partie avec l’hydroélectricité ; et à 66% sur les énergies fossiles (pétrole, charbon et gaz naturel). Le pays, présidé par l’écologiste Van der Bellen, vise une part de 50% d’énergies renouvelables dans la consommation nationale d’ici 2030.
L’Autriche milite vigoureusement sur le plan international contre l’industrie nucléaire. Elle fait fréquemment appel aux instances européennes pour s’opposer à la construction de centrales en Europe centrale. En 2018, elle a par exemple saisi la Cour européenne de justice pour s’opposer au projet nucléaire hongrois « Paks 2 ».