À Prague, avec les centaines de milliers de manifestants qui rejouent 1989

Plusieurs centaines de milliers de personnes ont célébré, samedi à Prague, le 30e anniversaire de la Révolution de velours, en manifestant contre le chef du gouvernement Andrej Babiš, qu’ils accusent d’abuser de son pouvoir.

De notre correspondant à Prague – « Les sobotniki étaient mieux organisés ! », s’exclame avec humour un homme d’une soixantaine d’années, en référence au travail le samedi censé être volontaire mais en réalité obligatoire sous le régime communiste, dans le tram bondé qui nous porte vers le parc pragois de Letná, vers lequel les foules convergent. En arrivant sur la plaine, j’ai le souffle coupé par cette marée humaine qui pourrait bien être une reconstitution historique des journées de novembre 1989, quand les citoyens tchécoslovaques étaient au même endroit et demandaient eux aussi la démission de leur gouvernement. À part les écrans géants, les téléphones portables omniprésents, et la chaude température qui contraste avec la neige de 1989, on se croirait projeté dans le passé.

« Certains politiciens ne comprennent pas pourquoi nous sommes ici. Cela montre qu’ils ne comprennent pas ce que veut dire l’anniversaire des trente ans depuis la Révolution de velours. C’était un combat pour la liberté et la démocratie ! », déclare en guise d’introduction Benjamin Roll, le numéro 2 du mouvement ‘Un million d’instants pour la démocratie’. Depuis un podium que peu d’entre nous peuvent voir, tant la foule est énorme, il émet des doutes sur l’arrêt des poursuites contre le premier ministre Andrej Babiš dans l’affaire dite du Nid de cigogne. Il contre aussi un des reproches souvent faits au mouvement par ses adversaires : « Nous ne protestons pas contre le résultat des élections [législatives remportées par M. Babiš en 2017], mais contre les abus de pouvoir de ceux qui ont les ont gagnées ».

Des airs de 1989

Si les références au passé ont toujours été nombreuses dans les manifestations contre le chef du gouvernement et le président Miloš Zeman, perçus par leurs détracteurs comme des hommes de l’ancien régime, elles ont aujourd’hui une signification hautement symbolique, un jour avant le 30e anniversaire de la Révolution de velours, le 17 novembre 1989. Les écrans diffusent des images de l’époque, les haut-parleurs assènent les mots du dissident qui deviendrait président, Václav Havel, et l’un des premiers à prendre la parole est l’évêque auxiliaire de Prague, Václav Malý, qui avait animé l’une des manifestations monstres sur Letná il y a trente ans.

« J’avais sept ans, je donnais encore du ‘camarade professeure’, j’avais du mal à dire ‘madame la professeure’ ».

« C’est très particulier comme moment pour moi, car je suis plus ou moins exactement au même endroit qu’il y a 30 ans », m’explique un manifestant du nom de Libor Dolejší. Cet entrepreneur d’une cinquantaine d’années qui est venu avec sa femme et sa fille se rappelle l’atmosphère d’alors : « C’était incroyable, les gens étaient si gentils les uns avec les autres. On ne peut pas le décrire, mais aujourd’hui ici, c’est similaire. »

Même ceux qui étaient trop jeunes pour l’avoir vécu soulignent l’importance qu’a eu pour eux la Révolution. J’approche un groupe de trentenaires qui tiennent une banderole proclamant « La méthode Babiš : mentir, magouiller, diriger, accaparer ». Les jeunes me dirigent vers Tereza, qu’ils désignent en riant comme leur « porte-parole ». « Pour moi, ça a changé ma vie, dit-elle, j’étais à la maison, j’avais cinq ans, mais mes parents l’ont vécu. S’il n’y avait pas eu de changement, je n’aurais sans doute pas pu étudier et puis avec mes parents ont aurait sûrement émigré ». Son ami Martin se rappelle les changements après la révolution : « j’avais sept ans, je donnais encore du ‘camarade professeure’, j’avais du mal à dire ‘madame la professeure’ », dit-il en riant. Se faisant plus sérieux, il ajoute : « Sans la révolution, je n’aurais peut-être pas pu étudier, j’aurais pu finir en prison pour avoir dit quelque chose d’interdit dans un bar. »

« La méthode Babiš : mentir, magouiller, diriger, accaparer ». Photo : Andre Kapsas.
Pour le présent et le futur

Malgré les symboles et les références à 1989, les protestataires ne sont pas venus ici par nostalgie, mais plutôt par souci pour le futur du pays. Quand j’ai approché la famille Dolejší, les parents ont invité leur fille Lucie, quinze ans, à me parler la première. Surmontant sa timidité, elle m’explique : « Ce qui me dérange le plus, c’est que Babiš dise qu’il ne sait pas pourquoi nous sommes ici, qu’il ne soit même pas capable de prendre position par rapport à nous, qu’il ne sache que dire que ‘oh, ils sont là dehors parce qu’il fait beau’ ». En effet, le premier ministre avait laissé entendre en juin que les centaines de milliers de citoyens étaient surtout attirés par le beau temps et les concerts pendant les manifestations. Sa mère ajoute : « le pire est qu’il est propriétaire de médias qu’il peut influencer, et qui influencent vraiment l’opinion publique ».

« On n’a pas encore Orbán ici, mais si on ne réagit pas, si on tolère ça, ça ira de plus en plus mal ».

Tereza ne mâche pas non plus ses mots quand elle parle du premier ministre : « C’est un oligarque qui colonise le gouvernement et l’État pour ses propres intérêts économiques et c’est nous qui écopons. C’est sûr que ça pourrait être pire, on n’a pas encore Orbán ici, ajoute-t-elle en riant, mais si on ne réagit pas, si on tolère ça, ça ira de plus en plus mal. C’est pour ça qu’il faut se montrer, qu’il faut réagir, pour protéger l’État de droit, pour que la justice reste indépendante ». À côté d’elle, Martin m’explique pourquoi il manifeste aujourd’hui : « Contrairement à nombre de mes concitoyens, je vois ce qui se passe autour de notre premier ministre et ses amis et je ne suis pas content. Et cette manifestation est une initiative qui a du sens, qui dit haut et fort ce que je pense. »

Le parc Letná, noir de monde ce samedi 16 novembre 2019. Photo : Andre Kapsas.
Un cul-de-sac politique ?

En juin, le mouvement avait promis qu’il ne deviendrait jamais un parti politique, une promesse réitérée hier aux quelque 300 000 participants, selon les estimations des organisateurs (et 250 000 personnes selon la police). Depuis que la justice semble vouloir abandonner les poursuites contre M. Babiš, le mouvement a perdu sa principale raison d’être, mais le meneur du ‘Million’, Mikuláš Minář, énonce le rôle que lui et ses compagnons veulent jouer à l’avenir. Décrivant son mouvement comme « un gentil mais (attention) très gros chien de garde de la démocratie », il a présenté quatre lignes rouges à ne pas franchir : la justice, les médias, les conflits d’intérêts et la grâce présidentielle (NDLR : que le président Zeman propose d’offrir à son premier ministre s’il venait à être condamné).

En plus d’envoyer ces avertissements à la classe politique, Mikuláš Minář a présenté un nouveau programme. « Nous avons clairement énoncé ce que nous refusons. Il est maintenant temps de formuler ce que nous voulons » a dit le jeune homme de vingt-six ans qui a été propulsé sur le devant de la scène politique il y a quelques mois seulement. La foule se tait soudain et les centaines de milliers de citoyens retiennent leur souffle. « Nous voulons des politiciens qui ne mentent pas, qui ne volent pas, qui ne sont pas en conflit d’intérêts et qui n’agitent pas les peurs », dit-il enfin, présentant une nouvelle pétition qu’il voudrait faire signer par un million de Tchèques. De plus, il lance un ultimatum au pouvoir : le premier ministre a jusqu’à la fin de l’année pour se débarrasser de son empire agro-alimentaire et renvoyer la ministre de la Justice, Marie Benešová, ou bien pour démissionner lui-même, sinon le mouvement promet une mystérieuse « action créative » pour le 7 janvier.

Du côté des manifestants, la décision du ‘Million de petits instants pour la démocratie’ fait l’unanimité. « Je ne crois pas qu’il faille que le mouvement se transforme en parti, dit Libor, mais il serait temps que quelqu’un d’un parti quelconque émerge et récupère cette initiative ici, cet enthousiasme. C’est sûr que c’est beau que les acteurs prennent la parole, mais… ». Sa femme complète : « …mais il n’y a pas d’issue ». Et il renchérit : « oui, il faut trouver une issue, il faut qu’une alternative arrive et reprenne ça ou bien vienne s’ajouter à tout ça. On peut se rassembler ici continuellement, c’est bien beau, mais il faut que ça change. » Tereza n’est pas tout à fait de cet avis : « Le fait qu’ils se posent en chien de garde, qu’ils essaient d’attirer l’attention sur certaines choses, de mobiliser la société, la fonction qu’ils remplissent pour le moment, je crois qu’elle est idéale. Je ne crois pas que cela doive se transformer en quelque chose d’autre ».

« La vérité et l’amour vont triompher sur le mensonge et la haine » – Václav Havel.

Depuis la scène, Mikuláš Minář appelle les citoyens à rejoindre les partis politique et à s’engager : « Vous, citoyens, je vous prie de réfléchir à entrer en politique, ou bien à vous engager auprès d’un parti politique, car sans eux, rien ne peut changer ». Tereza abonde : « Les gens doivent se réveiller et s’engager politiquement, chacun de leur côté, se choisir un parti politique, ODS (NDLR : droite), les sociaux-démocrates, etc. » Pourtant, les gens ne se font pas tendre envers la classe politique actuelle. Selon Mme Dolejší, « il y a vraiment peu de jeunes gens enthousiastes, ce sont plutôt les salauds qui ont du succès, ceux qui savent qu’ils peuvent en tirer quelque chose ». Même son de cloche auprès du groupe de jeunes : « La politique, c’est sale, il faudrait qu’il y ait beaucoup de gens pour que ça change… », dit Martin, que Tereza complète : « il faudrait que plus de gens décents se mobilisent pour servir l’État et les autres. S’ils n’y vont pas, ceux qui ne voient que leur propre intérêt iront ». Et pourtant, aucun d’entre eux ne concevrait se lancer en politique et ils ont l’air plutôt résignés, disant tous voter « pour le moindre mal ».

Les discours continuent pendant près de trois heures et le soleil se couche déjà sur la plaine de Letná en cette journée automnale. Pendant toute l’après-midi, les gens continuent d’affluer vers le parc et l’avenue qui le borde doit être fermée par la police. Sur les immeubles avoisinants, un énorme drapeau européen flotte sur une façade. De nombreux habitants ont affiché leur soutien à la manifestation et une large banderole flotte avec les mots de Václav Havel : « La vérité et l’amour vont triompher sur le mensonge et la haine ». En attendant que cela se réalise sur la colline du Château de Prague, siège du président, que l’on aperçoit depuis le parc, les manifestants peuvent au moins vivre ce moment de communion et sentir qu’ils ne sont pas seuls dans leur combat.

Trente ans après la Révolution de velours, « les gens vont bien, mais ils vivent dans l’incertitude »

Adrien Beauduin

Correspondant basé à Prague

Journaliste indépendant et doctorant en politique tchèque et polonaise à l'Université d'Europe centrale (Budapest/Vienne) et au Centre français de recherche en sciences sociales (Prague). Par le passé, il a étudié les sciences politiques et les affaires européennes à la School of Slavonic and East European Studies (Londres), à l'Université Charles (Prague) et au Collège d'Europe (Varsovie).

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