À Prague, avec des femmes exilées d’Ukraine : « Je rentrerai chez moi dans tous les cas »

Les réfugiés ukrainiens en Tchéquie, qui sont déjà environ 250 000 selon les données officielles, hésitent entre désir de retour immédiat en Ukraine et tentation de s’installer dans leur pays d’accueil. Trois réfugiées racontent leur nouvelle vie et les dilemmes de l’exil.

(Prague, correspondance) – Pour Rita Naminat, une habitante de Kharkiv de 38 ans qui a fui avec sa sœur et ses parents, il est impossible de s’imaginer une nouvelle vie dans la capitale tchèque ; elle n’attend que la chance de rentrer chez elle.

Ce n’est pas parce qu’elle ne se sent pas bien à Prague, au contraire, elle insiste sur l’accueil chaleureux réservé par les Tchèques. Elle raconte qu’un policier est venu donner l’équivalent de 40 euros à sa mère âgée pendant qu’ils attendaient le train à la gare d’Ostrava. « Elle a fondu en larmes, elle avait honte, elle ne voulait pas les prendre, mais il l’a réconfortée, l’a rassurée, disant que tout irait bien ».

Dans sa ville natale, Rita était vendeuse, et elle se rend compte qu’il ne sera pas facile pour elle de trouver un travail dans ce domaine en Tchéquie, puisqu’elle ne parle ni tchèque, ni anglais. Elle espère cependant pouvoir s’impliquer professionnellement d’une façon ou d’une autre, question d’éviter de « tomber dans la dépression ».

Rita et sa famille, déjà en Tchéquie.

En attendant, Rita suit avec passion les nouvelles du front, déchirée par les images des horreurs de la guerre. « Pour moi, ce n’est pas du cinéma, c’est mon peuple, c’est mon pays et je ne veux pas que les gens croient que, voilà, on est partis, tout va bien pour nous ».

Au contraire, Rita ne peut oublier ce qui se passe en Ukraine. « J’ai tout le temps envie de pleurer en regarder la place centrale (de Kharkiv, détruite par les bombes), en voyant les ruines dans les rues », raconte-t-elle avec émotion, ajoutant que les pertes humaines sont bien plus horribles.

« Je rentrerai chez moi dans tous les cas », dit-elle avec conviction. Même si l’armée russe occupe la ville, aujourd’hui assiégée ? « Ils ne la prendront pas, je crois qu’ils ne la prendront pas, répond-elle après une hésitation, mais si elle est occupée, je ne vivrai pas sous contrôle russe ».

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Revenir et reconstruire

« J’ai envie de revenir sur ma terre natale, mais comment vont se dérouler les choses », se demande d’une voix pensive Svitlana, 51 ans, réfugiée à Prague après avoir fui Kyiv. « Je ne sais pas, dit-elle en se tournant vers son fils Vitali, 16 ans, peut-être que Vitali va finir l’école ici ? »

À Prague depuis plus de deux semaines, Svitlana et son fils ont trouvé refuge dans une famille tchèque qui les a chaudement accueillis à leur arrivée. « Tout est confortable ici, la famille sur laquelle nous sommes tombés est très bien, ils nous aident beaucoup ».

En se baladant dans les rues de Prague, Svitlana prend des photos des nombreux drapeaux ukrainiens arborés par les bâtiments officiels et privés. « Avec ces drapeaux partout, on a l’impression d’être en Ukraine », s’amuse-t-elle. « Nous sentons le soutien et c’est agréable de sentir que les gens nous comprennent ».

L’enseignante continue à donner cours en ligne à ses classes, qui sont maintenant dispersées aux quatre coins de l’Europe. Elle cherche une école pour Vitali, qui rêve de devenir chirurgien, mais avoue qu’il doit rattraper son retard en chimie.

« Avec ces drapeaux partout, on a l’impression d’être en Ukraine »

Svitlana

Malgré l’accueil que lui a réservé la Tchéquie, les larmes lui viennent aux yeux quand elle pense à son départ et à son mari resté à Kyiv pour défendre la ville dans les rangs de la Défense territoriale. « Là-bas, c’est notre maison, ma mère, ma fille, les amis, tout, et tu as l’impression de dire adieu à tout cela », dit-elle.

« Il va falloir revenir, reconstruire tout ça, mais il y a déjà tant de destruction », dit-elle dans un soupir. Elle craint surtout une catastrophe nucléaire, étant donné que l’armée russe a déjà bombardé la centrale de Zaporijjia.

Selon elle, l’Ukraine a déjà fait tant de sacrifices qu’elle n’a pas d’autre choix que la victoire dans cette guerre. « Je crois que personne n’acceptera de compromis, ils vont sans doute combattre jusqu’à la dernière goutte de sang », assure-t-elle.

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Retrouver la scène

Contrairement aux deux femmes, Sofia Cheïko s’est déjà lancée dans sa nouvelle vie pragoise et elle ne regarde plus en arrière. Du haut de ses 18 ans, la ballerine de Kharkiv poursuit son rêve de lancer sa carrière professionnelle. « Je pensais déjà partir avant le début des combats pour chercher du travail dans les théâtres d’Europe, j’avais même reçu une proposition à Budapest », raconte-t-elle.

Elle a débarqué à Prague avec sa mère, son petit frère et sa grand-mère, et elle guide sa famille avec assurance dans cette nouvelle vie. Grâce à des dons, elle a pu s’acheter une nouvelle paire de souliers de ballet, les siens étant restés derrière dans la fuite précipitée.

Au matin de l’invasion, quand les bombes ont réveillé sa famille, Sofia répétait avec tant d’intensité pour son rôle principal du Lac des cygnes de Tchaïkovski qu’elle s’est forcée à se rendormir pour être en forme pour sa répétition.

Sofia Cheïko, ballerine de 18 ans en exil à Prague.

Son quartier nord de Kharkiv s’est cependant bien vite retrouvé sous les bombardements et la famille a pris refuge dans le sous-sol de la garderie d’à côté. Elle se souvient du moment où les tanks russes ont atteint la rue voisine : « Les chars d’assaut ont échangé des tirs, les enfants pleuraient, les adultes priaient, c’était horrible. »

Quand les avions de chasse russe ont commencé à régulièrement survoler leur immeuble, la famille a décidé de fuir. Après un voyage éprouvant dans des trains bondés, sa famille a réussi à rejoindre Lviv, et puis Prague. Aujourd’hui, le Théâtre National de Prague l’accueille pour ses répétitions et elle se prépare à passer une audition à Budapest.

Si ses ambitions professionnelles l’aident à s’adapter à son nouveau pays, il faut dire qu’elle a peu de perspectives de retour. Deux jours après leur départ, la famille Cheïko a appris qu’un obus avait détruit leur appartement.

Adrien Beauduin

Correspondant basé à Prague

Journaliste indépendant et doctorant en politique tchèque et polonaise à l'Université d'Europe centrale (Budapest/Vienne) et au Centre français de recherche en sciences sociales (Prague). Par le passé, il a étudié les sciences politiques et les affaires européennes à la School of Slavonic and East European Studies (Londres), à l'Université Charles (Prague) et au Collège d'Europe (Varsovie).

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