À Montréal dans la boutique polonaise de Jadwiga : pierogi et cinéma, même combat

À Montréal, Jadwidga Czerkawska tient depuis près de vingt ans une petite boutique où l’on trouve les meilleurs pierogi de la métropole québécoise. Aujourd’hui, « beaucoup viennent ici, ils s’assoient et ils discutent ». Comme un refuge pour les expatriés nostalgiques de leur Pologne natale. Reportage.

Montréal, correspondance – On y entre, et c’est comme si on y était. Tout juste à gauche, après avoir poussé la porte d’entrée, tapissée d’affiches et de promotions culturelles polonaises, le fameux Aigle des armoiries se tient là, fixé au mur entre deux petites tables. Un symbole national enjolivé, plus haut, d’un drapeau canadien et du fleurdelisé québécois. Le bruit des assiettes se fait entendre, dans la petite cuisine, au fond de la pièce. Se mêlent aux effluves de saucisses et de choucroute l’odeur de pierogi, ces petits délices de la patrie de Marie Curie.

Photographie : Patrice Senécal

Et puis, en biais à droite, on l’aperçoit: le mythique portrait du pape Jean-Paul II est suspendu, tout juste au dessus de la caisse. Dans le décor, tout y est. Les murs de bois franc rappelant le rustique, les populaires sucreries de lait frappé (krówka mleczna) aux abords du comptoir, les pots de confiture installés sur l’étalage principal… Vraiment, oui, c’est comme si on y était.

« Au début, il y avait peu de choses ici »

Sauf que non, nous ne sommes pas en Pologne. Bienvenue chez « Euro-Deli Batory », petit commerce gastronomique situé au 115 rue Saint-Viateur. Ne cherchez pas plus pour les meilleurs pierogi en ville, c’est dans ce petit commerce de Montréal que l’on trouve tout ce qu’il faut. Qui se rattache aux traditions culinaires de la Pologne, bien sûr.

Une épicerie, un restaurant, une charcuterie ou… un magasin général ? Personne ne sait de quoi il s’agit vraiment. Même Jadwiga Czerkawska, la fondatrice et propriétaire de l’établissement, 55 ans, esquisse un sourire lorsqu’on lui fait remarquer le caractère pour le moins éclectique de son commerce. « Au début, il y avait peu de choses ici », admet Jadwiga. Or aujourd’hui, « beaucoup viennent ici, ils s’assoient et ils discutent ». Un peu un refuge pour les expatriés nostalgiques, quoi.

Dans le magasin-restaurant de Jadwiga, on peut certes s’y attabler et y déguster des pierogi et plusieurs mets typiques d’Europe centrale, mais pas seulement. Tout près des sept petites tables à manger, on trouve des accessoires de santé, des magazines et journaux polonais ainsi que des petits gâteaux.

Photographie : Patrice Senécal

Et au fond du magasin, à deux pas du comptoir des viandes et charcuteries, on remarque une petite étagère bien spéciale : « Spécial DVD 50 % ». Eh oui, des films ! Tout en polonais, naturellement. Mais quel rapport avec la nourriture ?

« Avant, beaucoup de Polonais venaient ici et aimaient s’y procurer des films, pour faire apprendre la langue à leur enfant », explique Jadwiga, qui concède le côté loufoque de la chose. Pierogi et cinéma, même combat. Mais avec l’arrivée d’Internet, l’étagère a bien vite pris la poussière. Parmi la collection, un DVD de Shrek fait d’ailleurs bien rire la compagnie. « Shrek, c’est le meilleur ! », s’esclaffe son mari Marek, 60 ans. « C’est très drôle à écouter celui-là, les dialogues sont hilarants », se marre pour sa part Jakub Witkoswski, le fils de Jadwiga, 26 ans. Au moment de notre passage, Shrek n’avait toujours pas été trouvé d’acheteur. Dommage.

« Nous nous sommes mariés ici »

En ce frisquet lundi de janvier, Jadwiga nous a donné rendez-vous dans son commerce, fondé il y a un peu plus de vingt ans. Celle qui s’est installée à Montréal pour de bon au début des années 1990 ne passe pas par quatre chemins pour décrire le contraste politique entre sa Pologne natale d’alors et sa nouvelle terre d’accueil, le Québec, lorsqu’elle y a mis les pieds pour la premières fois en 1987. « Avec le communisme, tout était fermé. Maintenant, tout est ouvert. Partout où nous allions, nous avions besoin d’un visa et d’un passeport. La vie est beaucoup plus facile ici, aujourd’hui. »

Seule ombre au tableau, et Jadwiga ne s’en cache pas, le déracinement culturel de ses premiers mois n’a pas été des plus faciles. C’est grâce à quelques organisations polonaises déjà établies au Québec qu’elle a pu mieux s’adapter à son nouveau pays et, au fond, bâtir une famille. « La Pologne me manquait, tous mes amis étaient là-bas. Et c’est en côtoyant et en participant à des activités de la communauté que j’ai rencontré mon mari [Marek Witkoswski]. Nous nous sommes mariés ici. »

Et pourquoi avoir fondé le commerce ? « C’est l’idée de mon mari », dit Jadwiga. « Avant de venir m’installer au Canada, renchérit Marek, j’ai travaillé pendant près de huit ans comme chef cuisinier sur des bateaux, dont un qui s’appelait le ‘ »Batory »‘. » D’où le nom du commerce actuel, « Euro-Deli Batory ».

Photographie : Patrice Senécal

La famille s’est bien implantée ici. À l’origine, Jadwiga est venue rejoindre sa tante, arrivée à Montréal tout juste après la fin de la seconde guerre mondiale. Jadwiga en a pris soin toutes ces années. Malheureusement, elle est décédé à l’âge vénérable de 103 ans, en février dernier. La famille vivait ensemble dans le même appartement. Or, Jakub Witkoswski, le fils de Jadwiga, est né et a grandi au Québec. Sans pour autant négliger l’apprentissage du polonais. « Je suis allé à une école polonaise, à un camp de scout », affirme-t-il. Aujourd’hui, il parle l’anglais, le français, le polonais.

Même si elle ne participe pas activement à la vie diasporique polonaise de Montréal ces dernières années, Jadwiga donne de l’argent par-ci par-là à des organisations culturelles afin de les soutenir. C’est que son horaire est déjà assez bien chargé comme ça, merci. Et, au fond, sa cuisine fait office de contribution au rayonnement de la culture polonaise dans la métropole, pourrait-on répliquer. « La Pologne est très différente [aujourd’hui], bien meilleure que lorsque je l’ai quittée. J’y suis allée il y a quatre ans, mais je n’ai pas le temps d’y retourner à chaque année. J’ai beaucoup de travail. »

Chose rassurante, son fils, Jakub, vient lui prêter main-forte sur une base régulière. « Chaque fois que j’ai du temps libre, avec mon frère, nous venons aider à confectionner des pierogis, durant les heures de repas », assure-t-il fièrement. Bref, une affaire de famille.

Messe du dimanche

« Dzień dobry ! », saluent les plus habitués en rentrant dans l’établissement. « Ma clientèle est très diversifiée », affirme Jadwiga. Reste que c’est surtout le dimanche, jour de messe, que l’afflux de Polonais devient plus important chez « Euro-Deli Batory ».

À un bloc de là, se trouve l’Église Saint-Michel-Archange, une paroisse centenaire où cohabite la foi des croyants issus de l’immigration polonaise et irlandaise. Certains, après ou avant la célébration religieuse, s’emploient à prendre le café dans le restaurant de Jadwiga. Un petit rituel du dimanche. « Vers neuf heures, souvent, ce sont les mêmes qui viennent faire un tour. »

Photographie : Patrice Senécal

Entre le défunt pape Jean-Paul II suspendu au dessus du comptoir à charcuterie et Jadwiga — outre le fait qu’ils soient tous deux catholiques — on pourrait y déceler peut-être une similarité. Symbole de l’unité polonaise au sortir du joug soviétique, cette figure emblématique de la chrétienté est toujours aussi prisée auprès de nombre de Polonais. Même ceux de Montréal. Et la famille n’a que de bons mots pour le décrire.

« C’est une figure qui a transformé le portrait de la Pologne, il est important ! », s’enthousiasme Jadwiga ; « Il a été capable d’unir une population entière, ajoute aussitôt Jakub. Ses mots ont une grande influence auprès de la population sur les plans politique et religieux » ; « C’était un grand personnage, conclut son père. Jean-Paul II a fait beaucoup. »

Photographie : Patrice Senécal

Et donc, en quoi Jadwiga et le pape polonais sont-ils analogues ? Par leur volonté de rassembler et non de diviser.

À table, pas de politique

Et cette tâche n’est pas sans complexité. Car à l’instar de la Pologne, la communauté polonaise du Québec, qui avoisine les 60 000 personnes, est bien campée sur le plan idéologique, estime Jakub. Ce qui est à l’origine de bien de discordes. Or, chez « Euro-Deli », on évite de parler de sujets qui fâchent. Pas de politique à table, point barre.
« Je ne suis pas intéressée par la politique, fait savoir Jadwiga. Mais les gens ne se disputent pas, ici [dans son commerce]. Si certains haussent le ton pour parler de sujets politiques, je leur demande de changer de sujet. » La recette des pierogi, c’est aussi celle de l’unité — une unité apolitique.

« Les Polonais sont très partisans lorsqu’il s’agit de politique, et lorsque tu crois en un parti, tu t’identifies à ce parti. Cela crée de la polarisation, même ici, au Canada, où certains peuvent dire « tu es pour tel organisation, alors je ne te parlerai plus » », explique Jakub.

Même son de cloche chez son père, Marek. Le conflit qui fait rage entre Bruxelles et Varsovie sur la question de l’État de droit ces dernières années, en est-il au courant ? Non, et il n’en a que faire. « Je me fiche un peu de la politique. Ce qui me rattache à la Pologne, c’est ma famille. Mon père, ma mère, mes frères. Ma maison se situe là où je suis », se passionne-t-il. « Mon frère me demande parfois : « oh tu sais ce qui se passe là-bas, en Pologne ? » Frère, je ne sais pas je ne lis pas, je ne regarde pas et je n’écoute pas touche à la politique ! Nous n’avons pas de temps pour ça. »

Une relève incertaine pour Euro-Deli

L’avenir de l’établissement est pour le moment incertain. Jadwiga prendra sa retraite dans dix ans, affirme-t-elle.

Photographie : Patrice Senécal

« Je travaille presque sept jour sur sept. Mon magasin ouvre à 10 heures et je reste parfois jusqu’à vingt-deux heures ! », se justifie-t-elle. Et pas question pour Jakub d’assurer la relève. Aider sa mère, d’accord, mais pas au point d’avoir la piqure et de prendre le flambeau. Alors, que faire ? « Nous ne savons pas pour le moment… », dit Jadwiga. D’ici là, bien des pierogi pourront être cuisinés et engloutis. À table !

Heureux comme un Hongrois au Québec

Patrice Senécal

Journaliste indépendant, basé actuellement à Varsovie. Travaille avec Le Soir, Libération et Le Devoir.

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