Au Belarus, de Minsk à Grodno, en passant par Brest et Vitebsk, l’opposition s’organise et se rassemble pour affirmer son soutien aux candidates à l’élection présidentielle. Des manifestations à l’ampleur inédite se succèdent. Evgueni Kazakov, un manifestant, et Hanna Liubakova, journaliste à Outriders, nous racontent ces rassemblements où les Bélarusses rêvent d’une autre vie politique.
À quelques jours de l’élection présidentielle bélarusse, du 9 août prochain, la mobilisation en faveur des candidates de l’opposition, Svetlana Tsikhanovskaïa, Veronika Tsepkalo et Maria Kolesnikov, ne faiblit pas. Ces trois femmes vont de rassemblement en rassemblement, rencontrant des foules toujours enthousiastes et joyeuses. Contactés par notre équipe, Hanna Liubakova et Evgueni Kazakov nous racontent ce qui se joue dans ces manifestations. Par Gwendal Piégais, avec les contributions d’Hélène Bienvenu et Patrice Senécal.
Une mobilisation sans commune mesure
« Ces manifestations sont merveilleuses ! » s’exclame Evgueni. Entrepreneur de 33 ans à Minsk, il ne manque plus un seul meeting. « C’est une situation unique, c’est la première fois dans ma vie que je vois des gens comme ça, aller dans la rue à des rassemblements aussi grands. La popularité de ces femmes est énorme ! » Les mêmes chapelets de qualificatifs s’égrènent en effet, depuis quelques jours, pour décrire ce que vit le Belarus : Inédit. Incroyable. Jamais vu. Ils rendent pourtant difficilement justice à la liesse qui s’empare des Bélarusses à l’occasion de cette campagne électorale.
« Je me suis rendu à presque tous les rassemblements qui ont eu lieu à Minsk depuis cet été. Mais cela va bien au-delà de la capitale : Brest, Mogilev, Vitebsk… » D’autres localités, comme Gomel, où les habitants se réunissent aussi, ont pourtant la réputation d’approuver le pouvoir en place, d’être « plutôt pro-soviétique d’habitude… » nous indique Evgueni. Sans compter que certaines villes n’ont jamais connu de telles manifestations.

C’est notamment le cas à Brest-Litovsk, où s’est tenu le 4 août dernier, le deuxième plus grand rassemblement de Tsikhanovskaïa après celui de Minsk. « Plus de 20 000 personnes y étaient, ce qui est beaucoup. » nous indique Hanna Liubakova, journaliste Outriders au Belarus. La mobilisation populaire a cela d’inédit, qu’elle n’avait, jusqu’à présent, jamais eu lieu dans le cadre de meetings électoraux, qui « n’ont jamais été vraiment populaires auparavant. » Outre la dispersion des rassemblements à travers le pays, Hanna Liubakova pointe également leur organisation jusque dans la campagne bélarusse : « ce sont des milliers de personnes qui s’y rendent tout le temps, même dans des localités plus petites. »
Ces manifestations sont effectivement le seul moyen pour l’opposition d’exister. La plupart les candidats n’ont presque pas de temps d’antenne. Et quand ils en ont, c’est « seulement quand les biélorusses sont au travail, » ajoute Evgueni. « Sur la télévision du service public, on tait les manifestations, ou on dit qu’elles ruinent le pays. » Mais ces élections ne sont plus celles des années 2010 ou de 2015. Les Bélarusses, interagissent, échangent, débattent et s’organisent via Youtube ou Telegram, déjouant ainsi la pression du pouvoir.
Rupture du contrat social, promesses non tenues, lassitude…
La société bélarusse, qui se mobilise actuellement, vient démentir une réputation d’apathie et d’inertie. Hanna insiste en effet sur le fait que la population ne s’est jamais vraiment endormie, comme ont pu le dire différents commentateurs. « À Brest, cela fait deux ans qu’il y a des manifestations d’habitants opposées à une usine de batteries. Toutes les semaines, il y avait des gens dans des parcs qui protestaient. Ce n’est pas vrai que les gens ne sont pas opposés ces dernières années, il y a eu des initiatives qui se sont organisés un peu partout dans le pays. »
Des facteurs à plus long termes, comme la situation économique, la récession…et les promesses non tenues du gouvernement ont fait le lit de cette opposition résolue. Depuis plus de 10 ans, Loukachenko répète en effet qu’il va mettre en place un salaire minimum à environ 500 euros. Mais rien de concret n’est mis en place, et de manière générale, l’économie bélarusse stagne. « On est comme en 2010, les gens le voient, et dans les campagnes en particulier, où la crise économique est fortement ressentie. Et cette fatigue générale de Loukachenko, c’est ce dont les gens me parlent : « ça fait 26 ans, est-ce qu’on ne pourrait pas essayer quelqu’un d’autre ? ».
Loukachenko a minimisé l’ampleur de la pandémie, mais il a dit, à plusieurs reprises, que telle ou telle personne victime du Covid, était trop obèse ou trop âgée.
Le succès de cette mobilisation autour de Svetlana Tsikhanovskaïa, Veronika Tsepkalo et Maria Kolesnikova « on le doit aussi principalement à des facteurs comme la pandémie de Covid-19 et l’attitude de Loukachenko, » explique Hanna Liubakova. La nonchalance du président bélarusse pendant la crise sanitaire a en effet achevé d’user la maigre popularité qu’il lui restait. « Les gens ont dû prendre leur propre santé en mains » et faire face à l’attitude méprisante du pouvoir envers les Bélarusses. Non seulement Loukachenko a minimisé l’ampleur de la pandémie, mais il a dit, à plusieurs reprises, que telle ou telle personne victime du Covid, était trop obèse ou trop âgée. « Ça a vraiment affecté les gens personnellement, comme ceux dont un proche est décédé. Comment ça se fait qu’on blâme la victime ? »
La récession économique et la gestion de la pandémie ont créé une politisation maintenant flagrante et indéniable. « Les gens utilisent cette opportunité d’assister à des rassemblements légaux d’un candidat à l’élection pour exprimer leur protestation et colère, exprimer leur demande de changement. » Il n’est que d’écouter à nouveau Evgueni pour comprendre que ce moment électoral a bel et bien cristallisé un ensemble de mécontentements dont Loukachenko fait désormais les frais : « Nous n’avons pas de bons salaires ni de possibilité de prospérer en affaires. Beaucoup de Bélarusses veulent des reformes. La constitution ne fonctionne pas, plein de gens sont en prison, l’économie ne marche pas… Et pour cela il faut changer le président ! »
Le sort réservé aux candidats à la présidentielle, écartés ou incarcérés, n’est désormais plus un repoussoir, mais au contraire le ferment de la mobilisation : « Tsikhanovskaïa, Babariko… ils peuvent tous avoir pas mal de problèmes si Loukashenko l’emporte. C’est pour ça qu’ils ont besoin de notre aide. Et oui, je voterai pour Svetlana le dimanche des élections. »
« On se doit d’être ici »
En plus d’être des rassemblements numériquement impressionnant, ces mobilisations ont des allures de carnaval déroutant pour bien des observateurs. Evgueni, comme Hanna, insistent sur la diversité des gens qu’on y croise : « Beaucoup de mes amis y vont. Même des connaissances apolitiques se rendent aux manifestations en me disant « on se doit d’être ici pour obtenir un changement ».
C’est également la rencontre de toutes les générations, qui a lieu tout au long des cortèges, se pressant pour soutenir les candidates à la présidentielle. « Je me sens euphorique, on voit des petits vieux, des veilles et des jeunes, on discute dans le bus. Y’a un petit vieux qui ne vit pas loin de chez moi et lui aussi se rend aux manifs et j’adore nos discussions ! »
Another great video showing the moment when two employees of the state's Palace of Youth Kirill Galanov and Vlad Sokolovsky turned a pointless governmental concert into Svetlana Tikhanovskaya's rally! pic.twitter.com/lb0XeqqFBV
— Tadeusz Giczan (@TadeuszGiczan) August 6, 2020
Face cette effervescence, Hanna parle d’un « patchwork de professions et d’âges, de personnes âgées, des personnes handicapées qui ont leur place proche de la scène », sans oublier les familles, qui n’ont pas peur de venir avec leurs enfants. Aux discours succèdent chants et musique. L’Estaca, catalan anti-franquiste, repris plusieurs décennies plus tard par Solidarnosc, est désormais chanté en russe par les foules de Brest à Grodno et Vitebsk. Lors des dernières manifestations, la chanson du groupe russe Kino, « Peremen » – changement – est devenu un des hymnes du mouvement. Les foules reprennent en cœur les paroles « Peremen! My ždem peremen! » : « Le changement! Nous attendons le changement! » Après les chansons et discours de l’opposition, des figures du milieu de la culture se passent le micro, dans une ambiance joyeuse.
Ces rassemblements sont un patchwork de professions et d’âges, de personnes âgées, des personnes handicapées qui ont leur place proche de la scène.
Dans le défilé des symboles arborés par les manifestants, plusieurs interdits et tabous sont définitivement balayés. « Moi je ne porte pas de signe distinctif, nous dit Evgueni, car ils peuvent t’arrêter, mais y’a des gens qui n’ont pas peur et en arborent, comme les drapeaux interdits du Belarus indépendant [celui de la première République Populaire Bélarusse, brièvement proclamée après la Première Guerre mondiale], celui que Loukahsneko nomme le « drapeau des fascistes. »
Mais, raconte Evgueni, ces symboles, loin de s’opposer à ceux de l’État bélarusse actuel, comme le drapeau vert et rouge, se côtoient dans la foule. « J’ai aussi vu des drapeaux russes ou israéliens, en hommage à la population juive historique du Belarus avant la Seconde Guerre mondiale. » Hanna souligne qu’on croise même des anciens soutiens de Loukachenko. « J’ai rencontré à Vitebsk ce jeune garçon qui, en 2010, à 18 ans avait voté pour Loukachenko. Il participe maintenant à toutes ces manifestations. »
La peur dans les deux camps
Si l’on demande aux manifestants bélarusses s’ils ont peur, peu oseraient nous dire qu’ils ne craignent rien. Pourtant, quelque chose a changé. Hanna en veut pour exemple que dans ses échanges, à Minsk, avec des militaires bélarusses : « ils ont servi en 1995, 1997, ils en ont assez de Loukachenko, 26 ans ça fait beaucoup et Tsikhanovskaïa est leur candidate. » Evgueni confirme ce ressenti, après avoir été confronté à plusieurs policiers à Minsk : « la police n’a pas fait énormément de contrôle, ils n’ont pas fait de fouille au corps. On ne sait pas pourquoi… Mais les salaires de la police ne sont pas fantastiques non plus, après tout… » ajoute-t-il.

« Oui j’ai peur, bien sûr, nous confirme Evgueni, mais j’ai plus peur pour le futur. Je veux que mes enfants vivent dans un pays démocratique. » Aux yeux de la population, la violence subie par l’opposition est banalisée. « J’ai déjà des amis qui sont allés en prison trois jours. Mais un simple manifestant ne reste pas tellement plus de 10 jours… La blague circule maintenant qu’une personne qui n’a pas été en prison n’est pas respectable ! »
« La blague circule maintenant qu’une personne qui n’a pas été en prison n’est pas respectable ! »
La peur n’est ainsi plus l’apanage de la foule, et se répand à présent aussi dans les rangs du pouvoir. Car même en cas de victoire, « ce mandat ne sera pas du tout confortable pour Loukachenko, précise Hanna. Je ne me fais aucun doute sur le fait que les élections seront falsifiées, car nous n’avons plus eu d’élections libres depuis 1994 et il contrôle la commission électorale centrale ainsi que les commissions locales. Et il y aura très peu d’observateurs et pas d’observateur internationaux. »
Loukachenko restera donc sans doute au pouvoir, et emploiera tous les moyens jugés nécessaires pour ce faire. « Mais à quel prix ? » demande Hanna. « On a des attentes politiques au-delà de l’économie. Et ce sont des attentes qui pourraient se prolonger au-delà des élections. Il n’y a pas de raison que ceux qui en ont marre de Loukachenko s’arrêtent d’en avoir marre… il y aura matière au mécontentement après les élections. Maintenant, c’est vraiment le début. Le 9 août ne sera pas la fin. »