À la mort d’un camarade par intermittence

« J’ai éprouvé la sensation assez curieuse qu’avec TGM nous appartenions à une même famille ». L’intellectuel franco-roumain Nicolas Trifon partage ses souvenirs du philosophe hongrois Gáspar Miklós Tamás, récemment décédé.

J’ai rencontré Gáspar Miklós Tamás (TGM) pour la première fois en 1984 à Budapest. J’avais fait paraître à Iztok, revue libertaire sur les pays de l’Est la traduction en français de la préface du livre L’œil et la main dans lequel il annonçait son attachement au socialisme libertaire, par une filiation anarchiste et syndicaliste[1]https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fwww.la-presse-anarchiste.net%2Fspip.php%3Farticle1577#federation=archive.wikiwix.comătab=url. Le livre venait d’être publié en samizdat ou plutôt par des éditions indépendantes, vu le climat permissif qui régnait en ce temps dans la Hongrie de Kádár, en un sens, et toute proportion gardée, plus permissif qu’aujourd’hui sous Orbán.

Mort de l’intellectuel hongrois de gauche Gáspár Miklós Tamás

Me rendant dans son appartement, je suis tombé sur sa mère, une dame très âgée qui s’affairait dans la cuisine et dont j’ai appris qu’elle avait été jadis formée politiquement par mon grand-père Eugen Rozvan (Rozvány Jenő), cofondateur du Parti communiste roumain, député de Bihor et exécuté à Moscou en 1938. Elle m’est apparue comme une espèce de stalinienne tombée en disgrâce à cause du tournant nationaliste de Ceaușescu et de la décision de déménager en 1978 en Hongrie où, peu après son installation, son fils est entré en dissidence. Aussi, dès le début et jusqu’à l’été 2018 quand nous nous sommes revus pour la dernière fois, j’ai éprouvé la sensation assez curieuse qu’avec TGM nous appartenions à une même famille, élargie bien entendu, pas de „sang”, avec les tensions et conflits inévitables dans une structure sociale comme la famille à laquelle on ne choisit pas d’appartenir.

L’engagement libertaire de TGM constituait un cas à part. D’où notre décision en France de traduire son livre.

A Budapest, la dissidence était en ce temps plutôt marxiste, placée sous le patronage d’intellectuels communistes réputés qui avaient pris leurs distances avec le régime. L’engagement libertaire de TGM constituait un cas à part. D’où notre décision en France de traduire son livre et c’est ce que nous avons fait avec le concours de Marianne Enckell de Lausanne l’année suivante. Les informations sur TGMnous ont été transmises par le sociologue István Kemény. Arrivé depuis peu en France, ami du social-démocrate François Fejtö, il avait été militant anarchiste en Hongrie jusqu’en 1947 quand on pouvait encore se manifester publiquement comme tel et impliqué dans l’insurrection de 1956. Nous étions à Iztok avec lui depuis un moment.

Les réactions au livre lors de sa parution en 1985 furent mitigées, certains passages étant à tel point absconses qu’ils devenaient incompréhensibles pour le lecteur ordinaire. Pour ma part, j’étais tellement pris par les activités militantes et passionné par la dynamique à l’Est entraînée par l’interdiction du syndicat Solidarność en Pologne que les préoccupations d’ordre philosophique n’étaient pas ma tasse de thé.

Au retour d’un séjour en Grande-Bretagne et aux États-Unis où GMT avait bénéficié d’une bourse, je l’ai hébergé chez moi un temps et pu constater au cours de nos discussions, toujours très plaisantes, que son anti-étatisme était plutôt d’inspiration libertarienne, anarchiste de droite, ce qui ne m’a étonné qu’à moitié. Trop impliqué dans l’actualité brûlante de l’époque je n’étais pas disposé à épiloguer sur l’évolution inattendue d’un intellectuel brillant et assez snob à mes yeux à l’époque comme TGM. En 1990, il sera d’ailleurs élu député du SZDSZ (Alliance des démocrates libres) et officiera sous cette étiquette pendant plusieurs années au Parlement. Nous nous sommes perdus de vue pendant tout ce temps.

Malgré certaines fanfaronnades marxistes dont son auteur avait le secret, cette analyse demeure selon moi la plus pertinente sur la fameuse transition du socialisme réellement inexistant au capitalisme pur et simple.

Beaucoup plus tard, en 2004, je suis tombé sur un de ses articles, traduit en français par Claude Karnoouh pour l’Alternative, une revue consacrée aux droits de l’homme. Il m’a fait une grosse impression. Je me suis empressé de le diffuser et d’en parler autour de moi puis j’ai été amené à écrire à son propos à plusieurs reprises[2]Cf. https://www.courrierdesbalkans.fr/Blog-o-1989-2019-l-avenement-du-capitalisme-pur-et-simple-a-l-Est. Malgré certaines fanfaronnades marxistes dont son auteur avait le secret, cette analyse demeure selon moi la plus pertinente sur la fameuse transition du socialisme réellement inexistant au capitalisme pur et simple.

Retrouver ici cinq articles de Gáspár Miklós Tamás publiés dans la presse hongroise que nous avons traduits en français.

Du coup, nous nous sommes revus à plusieurs reprises, la dernière fois en Hongrie il y a quatre ans quand j’ai fait un entretien avec lui paru dans le Courrier d’Europe centrale. Dans son appartement, situé dans le quartier de la bourgeoisie juive de Pest, comme il se plaisait à le rappeler, où il habitait avec sa fille, sur les murs il y avait plein de livres, ce qui m’a rappelé une scène qui s’est déroulée chez moi, à Paris, quartier du Faubourg Saint Antoine, où il logeait. Un ami venu lui rendre visite, l’architecte László Rajk – le fils du ministre communiste de l’Intérieur exécuté en 1949 par les communistes après un procès truqué – a fait une remarque déplaisante. « Typiquement Europe centrale ! », s’exclama-t-il en jetant un coup d’œil à ma bibliothèque bourrée de livres et de revues. Cela m’a agacé sur le coup, mais ne m’a pas moins fait réfléchir puisque quelques années plus tard je me suis mis à procéder à plusieurs reprises à un désherbage de plus en plus radical. Apparemment, tel ne fut pas le cas de TGM.

Ces dernières années, il était de plus en plus isolé. Plus isolé encore que dans la Roumanie de Ceaușescu qu’il avait quittée à vingt ans, m’a-t-il laissé entendre une fois. J’ignore si les livres pouvaient l’aider. Triste. Très triste. Maintenant qu’il est parti, je réalise que nous étions plus que les membres d’une même « famille », des amis. Des camarades par intermittence, mais surtout des amis. Je pense à sa fille à laquelle il semblait très attaché. J’espère qu’elle va bien.

PS : Ce texte paraît en même temps en roumain sur le site « Pagini libere ».

Nicolas Trifon

Éditeur d’Iztok, revue libertaire sur les pays de l’Est, dans les années 1980, membre de la rédaction de la revue "Au sud de l'Est" et du "Courrier des Balkans". Auteur de plusieurs ouvrages, dont "Les Aroumains : un peuple qui s'en va" (Éditions Non lieu, 2013), "La République de Moldavie : Un État en quête de nation" (Éditions Non Lieu, 2010) et « Oublier Cioran : chroniques roumaines » (Éditions Non Lieu, 2021).