En Hongrie, des syndicats rejoints par l’ensemble des partis d’opposition ont organisé une grande manifestation qui a rassemblé quelques dix mille personnes contre Viktor Orbán et sa « loi esclavagiste », samedi à Budapest. Reportage.
Budapest – Mais où sont donc passés les syndicats ? Personne ce samedi matin à 11 heures sur la grande place Kossuth qui fait face au parlement hongrois. Et pour cause, celle-ci a été interdite d’accès pour la journée au prétexte de la visite inopinée du président de la Chambre basse du Parlement polonais, Marek Kuchciński. Le tapis rouge a été déroulé, un drapeau polonais hissé. Des policiers veillent au grain, derrière un simple cordon. Mais au loin, des bruits de foule se font entendre de plus en plus distinctement, et bientôt un grand cortège se déverse dans Alkotmány utca, « l’avenue de la Constitution » voisine, où a été dressée une grande scène.

Cheminots, enseignants, employés d’Audi Hungária, métallos, tous les plus grands syndicats du pays se sont mobilisés pour dire non à un projet de modification du code du travail. Déposé au parlement mardi par le Fidesz, elle est vécue comme « une loi esclavagiste« , puisqu’elle ferait exploser le maximum légal d’heures supplémentaires et étalerait sur trois ans le calcul du temps de travail. « Cette loi n’a pas d’équivalent dans le monde ! », s’emporte János, qui a fait le déplacement depuis Székesfehérvár pour faire entendre son sifflet. Retraité, toujours membre du bruyant syndicat des métallos (Vasasok), il tonne : « Ils veulent monter à 400h les heures supplémentaires pour les travailleurs. Et elles ne seront comptabilisés qu’au bout de trois ans ! Messieurs, on ne voit pas ça ailleurs ! Moi quand je vais au magasin, je paye tout de suite ce que j’achète ! Et là on ne payerait les heures travaillées qu’au bout de trois ans ! C’est pour ça que le peuple est en colère et que les syndicats sont là aujourd’hui ! ».

Le calcul est vite fait, selon le site Index, cela reviendrait à imposer sur une année 50 jours de travail supplémentaires ou à rétablir la semaine de six jours, alors que les salariés hongrois comptent déjà parmi les Européens qui travaillent le plus, 40 heures hebdomadaires. « En gros on nous demande de bosser plus, et de ne toucher notre dû qu’au bout de trois ans, si l’entreprise est encore debout… », commente un peu plus loin un syndicaliste de la grosse centrale LIGA, amer.

Une loi sur-mesure pour le patronat allemand ?
Le ministre des Affaires étrangères et du commerce extérieur, Péter Szijjártó, a jeté de l’huile sur le feu, bien malgré lui. Défendant le projet controversé, il a argué que les entreprises allemandes réclamaient cette modification du code de travail de longue date et expliqué que « les entreprises de la Rhénanie du Nord-Westphalie qui investissent en Hongrie ont salué les [propositions d’] amendements du gouvernement hongrois ». Une bourde de premier ordre pour un gouvernement qui reproche aux gouvernements de gauche précédents d’avoir « vendu le pays aux multinationales ». Pour Viktor, franco-hongrois, militant du parti d’extrême-gauche « Gauche européenne », avec cette loi, la preuve est fait que le parti « illibéral » Fidesz s’attaque systématiquement aux droits sociaux (cf. vidéo ci-dessous, tendez l’oreille !)
Elle-même n’est pas directement impactée, mais est là par solidarité avec les autres salariés touchés par la future réforme. Katalin Törley, figure du collectif d’enseignants Tanitanék, la trouve « vraiment scandaleuse ». « Nous les enseignants, on sait de quoi on parle, parce que ça fait quelques années déjà qu’on ne nous paye plus les heures supplémentaires ». Katalin espère aussi une convergence des luttes « parce que jusqu’ici tout le monde a mené son combat de son côté. Il faudrait qu’on se regroupe enfin, parce qu’on parle beaucoup de solidarité, mais j’espère que maintenant les différents groupes vont vraiment commencer à s’épauler ».

Elle espérait plus de monde et reste assez pessimiste quant à la suite du mouvement, du fait de la faiblesse des syndicats et du droit de grève, très restrictif. « Si les syndicats arrivent à faire une grève générale pour récupérer leurs droits, alors ça pourrait permettre de vraiment exercer la pression sur le pouvoir« , espère-t-elle.
« Les gens se rendent compte que plus personne ne représente leurs intérêts, c’est pour ça que les syndicats reprennent un peu du poil de la bête »
« Les gens sont dans une telle léthargie depuis les élections d’avril que ça fait vraiment du bien de voir ce mouvement de solidarité. La seule chose qu’il nous reste, c’est de serrer les rangs avec ceux qui pensent comme nous. C’est un peu ce qui se passe ici », nous dit István Pósfai, un des leaders du mouvement qui défend la liberté du monde universitaire « Szabad egyetem« , et cherche aujourd’hui à se rapprocher des syndicats pour lutter côte à côte. « Les gens se rendent compte que plus personne ne représente leurs intérêts, c’est pour ça que les syndicats reprennent un peu du poil de la bête et qu’on se dit qu’il faut pousser ce genre d’organisation, comme chez les étudiants par exemple. »


Les « gilets jaunes » dans un coin de la tête…
« Budapest serait à feu et à sang si la proposition [de modification du code du travail] émanait d’un autre parti que le Fidesz. Dans un pays démocratique, les foules seraient déjà dans la rue », s’était emportée une députée du parti Jobbik, Andrea Varga-Damm, lors d’une séance parlementaire électrique mardi 28 novembre. Le vice-président de l’Assemblée y a mis un terme en coupant un à un les micros des députés de l’opposition. Ce samedi 8 décembre, Budapest n’est pas à feu et à sang. L’ambiance est même plutôt joyeuse, mais elle cède place à la tension lorsque, les speakers annonçant la fin de la manifestation à la tribune, quelques milliers de personnes prennent la direction de la place Kossuth interdite, pour poursuivre le mouvement jusque sous les fenêtres du parlement. Des insultes volent contre les policiers qui font bloc pour couper leur progression. « Honte à vous ! Vous n’avez pas de famille ?! », lancent les uns, « C’est Gruevski que vous protégez dans le parlement ? »[1]Lire notre article Nikola Gruevski a obtenu le statut de réfugié en Hongrie, ironisent certains, quand d’autres scandent « les policiers avec nous ! ».



On se pousse, on s’invective, une femme âgée survoltée est extraite de l’amas par une poignée de jeunes militants du Jobbik, qui font cause commune avec la gauche, très majoritaire ce jour-ci. Un homme en gilet jaune émerge de la foule qui s’est agglutinée contre huit rangées de policiers sans tenue anti-émeutes, porté par des manifestants, et il brandit le poing vers le parlement. Le candidat de la gauche aux dernières élections législatives, Gergely Karácsony, a lui-même arboré la fameuse tunique dans un message facebook du Parti socialiste (MSzP), dans lequel il enjoint tous les manifestants à faire de même : « ce qui a réussi à Paris, nous allons le faire dans les rues de Budapest ». Quelques-uns parsèment effectivement la foule, peu nombreux – Karácsony lui-même a préféré ne pas le revêtir – mais bien visibles.

Quand la pression des protestataires se fait trop forte, les forces de l’ordre reculent et se retranchent sur les marches du parlement, laissant la place libre aux manifestants qui l’investissent dans la liesse. Ce sont essentiellement des étudiants, au nombre de quelques centaines au maximum, qui agitent des slogans en faveur de l’Université d’Europe centrale et scandent « Liberté pour l’enseignement ! », « démocratie ! ». Il y a aussi des représentants du mouvement qui défend les foyers endettés par la crise de 2008. On entend les traditionnels « sale Fidesz » et « Orbán dégage ». Le face à face est tendu, mais peu à peu, la foule devient plus clairsemée et le mouvement s’éteint peu à peu. Pour aujourd’hui en tout cas, car des syndicats ont appelé à le poursuivre avec un blocage des routes la semaine prochaine…


Notes
↑1 | Lire notre article Nikola Gruevski a obtenu le statut de réfugié en Hongrie |
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