Malgré l’indéniable atmosphère qui se dégage de Bucarest – et dont a témoigné l’écrivain-diplomate Paul Morand dans son ouvrage consacré à cette ville, paru en 1934 -, la capitale roumaine offre au regard un aspect à la fois anarchique et particulièrement dégradé. Fruit du passé, cette situation ne connaît pas d’amélioration sensible en raison de la forte pression exercée par les intérêts immobiliers conjuguée à la passive complicité de la puissance publique. Longtemps ignoré et délaissé, le patrimoine de la ville retrouve néanmoins, depuis peu, un intérêt aux yeux de ses habitants, devenant par là même un enjeu hautement politique.
Le Cathedral Plaza, symptôme de l’errance urbanistique de la capitale roumaine
A Bucarest, en remontant la prestigieuse artère de la Calea Victoriei depuis la place de la Victoire en direction de la place de la Révolution, l’œil du passant ne manquera pas, dans sa déambulation, d’être attiré sur sa droite, au croisement de la rue Berthelot, par un immeuble de bureaux flambant neuf : le Cathedral Plaza. Cette construction monumentale tient ce nom de son voisinage ecclésiastique immédiat : la cathédrale Saint-Joseph (Catedrala Sfântul Iosif), siège de l’archidiocèse de Bucarest. Haut de soixante-quinze mètres, comptant dix-neuf étages auxquels il faut ajouter quatre niveaux souterrains, d’une surface totale de 23 000 mètres carrés, ce bâtiment fait de verre et de béton détonne en plein centre historique de la capitale roumaine. L’impression de démesure est renforcée par son positionnement, au milieu d’un lacis de rues caractéristique du tissu urbain bucarestois.
S’il se dresse parmi un bâti certes hétéroclite, il demeure sans commune mesure puisque aucune construction alentours ne dépasse les huit étages. Édifié sur un terrain acheté en 1998 par un fonds d’investissement, l’immeuble n’a été achevé qu’en 2010 seulement, en raison d’un litige survenu avec l’Église. Celle-ci avait en effet initialement donné son accord, mais pour la construction d’un ouvrage de taille bien plus réduite. Retardée pour cette raison, la délivrance du permis de construire par les autorités n’est intervenue qu’en 2006. En juillet 2011, après plusieurs années de procédure, la justice roumaine a déclaré illégale cette construction pourtant à peine achevée. Elle a même exigé sa destruction par la mairie de Bucarest. Confirmée en septembre 2015, l’injonction est depuis restée lettre morte. Le Cathedral Plaza, qui n’a jamais été occupé, demeure toujours vide à ce jour. L’impression de gâchis comme le parfum de scandale aux relents de pots de vin qui entoure cette juteuse affaire immobilière ne sont pourtant pas exceptionnels et agissent comme le cruel révélateur des profondes menaces qui pèsent sur le patrimoine de la capitale roumaine.
Une ville en perpétuelle (re)construction
L’histoire tout comme la situation géographique de la ville expliquent en partie cette situation fortement dégradée. En premier lieu, Bucarest, dont la fondation remonte au XVe siècle, ne compte quasiment aucun bâtiment antérieur au XIXe siècle. Privée de fortifications par les Ottomans, construite essentiellement en torchis, en bois et en briques, la ville est longtemps restée vulnérable aux destructions de toutes sortes. C’est seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle, après le grand incendie de 1847, et plus encore dans les années qui mènent à l’indépendance du royaume – de 1859 à 1878 – que l’on commence à construire systématiquement en pierre et donc en dur afin de doter le pays d’une capitale digne d’un État souverain, sur le modèle occidental.
La mémoire collective a donc de longue date intégré l’idée que la capitale roumaine est en perpétuelle (re)construction, tout en développant dans le même temps une forte nostalgie pour un passé fantasmé, et notamment pour la période de l’entre-deux-guerres, considérée comme l’âge d’or du « petit Paris de l’Est ». Les années vingt et trente ne font pourtant pas exception à celles qui les ont précédées. Les opérations d’aménagement menées sous le règne du roi Carol II ont profondément marqué de leur empreinte l’urbanisme de la ville. Entre 1929 et 1934, le régime décide la construction d’un immeuble sur le modèle spécifique des gratte-ciels américains. Sur la Calea Victoriei, depuis lors, se dresse le Palais des Téléphones (Palatul Telefoanelor) qui, avec ses 52,5 mètres, est longtemps resté le plus haut de la capitale.
Heurs et malheurs de la « Grande Roumanie » dans l’entre-deux-guerres
Des destructions massives au XXe siècle
En second lieu, la capitale roumaine est située en zone sismique. Les tremblements de terre qui ont touché le pays en novembre 1940, en mars 1977 puis encore en août 1986 et en mai 1990 l’ont sensiblement abîmée. Après le séisme de 1940, 20% des immeubles ont dû être reconstruits et 95 % des bâtiments ont subi des dégâts. Le deuxième séisme, en 1977, a entraîné la destruction complète d’une trentaine d’immeubles. Nombre d’entre eux, très fragilisés par ces épisodes successifs, sont désormais menacés d’effondrement et ont parfois dû être abandonnés. La catastrophe a par ailleurs servi d’utile prétexte pour engager, dans les années 1980, le vaste plan de « systématisation » et de requalification urbaine voulu par le pouvoir communiste finissant de Nicolae Ceaușescu. Celui-ci se solde par des destructions dont l’ampleur dépasse celles provoquées par la Seconde Guerre mondiale et les différents épisodes sismiques.
Entre 1980 et 1988, on abat un cinquième du centre historique, soit l’équivalent de presque quatre arrondissements parisiens (500 hectares), afin de faire la place nécessaire à la monumentalisation de la ville matérialisée par la construction du Palais du Peuple, du quartier adjacent des ministères et du percement d’un grand axe Est-Ouest. La construction du « centre civique » à l’emplacement de l’ancien quartier Uranus et de la butte de Spirea – partiellement arasée pour laisser place au Palais du Peuple – s’inspire ainsi directement de l’urbanisme de la ville de Pyongyang, en Corée du Nord. Quarante mille bâtisses – dont de nombreuses constructions historiques – sont mises à terre. La superposition des différentes opérations d’urbanisme menées depuis la fin du XIXe siècle, essentiellement sur la trame viaire originelle – sinueuse et étroite, modifiée à la marge dans la période la plus récente –, a ainsi très vite donné à la ville un aspect hétérogène et chaotique. Aux prescriptions hygiénistes des aménageurs russes, au milieu du XIXe siècle, ont succédé celles inspirées du modèle haussmannien, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, puis celles imposées par le modèle soviétique, après la Seconde Guerre mondiale.
Bucarest : un palimpseste urbain
Sortie bien maltraitée de la période communiste, Bucarest est enfin, depuis le début des années 1990, la proie de l’appétit d’investisseurs sans scrupules qu’une puissance publique impuissante, et même souvent complice, peine à juguler. S’étant épuisé à rembourser intégralement l’importante dette extérieure due au Fonds monétaire international (FMI) – ce qui est chose faite en mars 1989 –, le pays connaît par la suite une grande volatilité de son économie. Aux périodes d’extension – dans la première moitié des années 1990, puis au début des 2000 ou encore à partir de 2015 (7% de croissance du PIB en 2017) – ont souvent répondu des phases tout aussi spectaculaires d’effondrement – comme dans la seconde moitié des années 1990 ou encore après la crise financière, entre 2008 et 2010. En raison de cette situation économique singulière, la Roumanie a eu le souci de demeurer très ouverte aux investisseurs étrangers.
La longue période de sous-investissement dans un centre-ville très dégradé, la privatisation des logements, la libéralisation du foncier, le long processus – notamment judiciaire – de restitution des immeubles confisqués par le pouvoir communiste ont fortement contribué à accentuer la dégradation du bâti et à entraver sa requalification. La désindustrialisation et la tertiarisation des activités ont, quant à elles, contribué au développement de friches et surtout à l’explosion des besoins en surface de bureaux. Au début des années 2000, la construction d’immeubles de grande hauteur prend son essor dans les espaces vides ou devenus disponibles. Le façadisme s’impose un peu partout. Le cas de l’ancien théâtre national est tout à fait caractéristique de ce phénomène. Inauguré en 1852, à l’intersection de la Calea Victoriei et de la rue Ion Câmpineanu, le théâtre national est endommagé par un bombardement allemand le 24 août 1944 puis détruit par le nouveau pouvoir en 1946. La friche est remplacée, au milieu des années 2000, par un hôtel du groupe Accord (Novotel) sur le périmètre très approximatif du théâtre original. Ouvert à l’été 2006, l’hôtel – tout en verre et d’une élégance plus que douteuse – propose en façade une réplique kitsch du portail d’entrée du vieux théâtre.
Cette évolution s’est faite sans plan d’ensemble ni réelles orientations architecturales, au hasard des opportunités, et d’ailleurs souvent à la marge de la légalité, dans une ville pourtant basse et relativement desserrée, comptant de nombreux espaces verts. Sans doute faut-il voir d’ailleurs dans ce dernier aspect un des moteurs de l’étalement incontrôlé du bâti : dans un contexte de faible contrôle administratif, la politique du fait accompli a pu prospérer sans entrave. Après la transition politique, l’État a en effet tout à la fois perdu la propriété du sol et son monopole sur l’aménagement urbain ; toute contrainte de cet ordre étant considérée comme un vestige de l’ancien régime honni. Les mutations contemporaines se conjuguent ainsi à un lourd héritage historique pour renforcer la dynamique de destructions et de (re)constructions anarchiques ; accentuant encore davantage le palimpseste urbain qu’est désormais devenue la capitale roumaine.
Des pouvoirs publics négligents et souvent complices
A Bucarest, face à six mairies de secteur qui, sous la pression considérable des intérêts immobiliers, accordent trop souvent des permis de démolir frappés d’illégalité dans des périmètres théoriquement inviolables, l’arsenal judiciaire existe. Celui-ci est d’ailleurs ancien et proche de la législation française dont il s’est largement inspiré. La Roumanie dispose ainsi d’une commission nationale consultative des monuments, installée auprès du ministre de la Culture. Environ 20 000 monuments, ensembles ou sites sont, dans tout le pays, classés au titre des monuments historiques. Une loi définit également le périmètre des zones protégées qui sont à Bucarest au nombre de 98, avec autant de règlements spécifiques. L’État et la mairie centrale de la capitale disposent donc théoriquement d’un droit de regard.
Le corpus législatif et réglementaire en matière de protection du patrimoine est toutefois peu et mal appliqué. L’insuffisance des crédits ne permet d’abord pas d’assurer l’entretien et d’engager les campagnes nécessaires de restauration des bâtiments, et notamment des monuments historiques. A l’été 2019, fortement endettée et en situation de cessation de paiements, la capitale roumaine – cas unique dans l’Union européenne – a été déclarée en faillite et a dû engager une politique d’austérité en réduisant drastiquement ses dépenses budgétaires. La faiblesse du corps de contrôle ainsi que le manque de volonté politique facilitent en outre tous les contournements. A cet égard, l’engagement dont ont pu faire preuve quelques rares personnalités, comme Theodor Paleologu, ministre de la Culture de décembre 2008 à décembre 2009, semble n’avoir été qu’un feu de paille. Ce sont bien plutôt des responsables politiques de l’envergure de Sorin Oprescu, maire de Bucarest de 2008 à 2015, mis en cause pour des faits de corruption, et notamment dans l’affaire du Cathedral Plaza, qui tiennent encore le haut du pavé.
La réappropriation citoyenne d’une capitale longtemps mal aimée
C’est en réaction à cet affairisme et à l’incapacité de l’administration, qu’une réelle prise de conscience de la société civile s’est faite jour. Mieux formée, politiquement et économiquement émancipée, elle est aujourd’hui davantage sensibilisée qu’hier à ces questions et se trouve en mesure de mobiliser certaines ressources, financières mais aussi intellectuelles. C’est pourquoi se sont progressivement constituées des associations de défense du patrimoine dont l’influence est croissante. Après avoir engagé des recours en justice, elles ont pu obtenir quelques résultats… mais ont aussi rencontré de nombreuses déconvenues. L’association ASB (Asociația Salvați Bucureștiul) a ainsi permis l’annulation de la construction d’un parc aquatique dans le parc Tineretului, la préservation de bâtiments sur la célèbre chaussée Kiseleff – le seul beau cadeau que fit jamais la Russie à la Roumanie selon Paul Morand – ou encore l’annulation de la démolition du marché traditionnel de la place Matache. L’hôtel de style art déco « Marna », construit dans l’entre-deux-guerres, ainsi que le « Cinéma ferroviaire » adjacent, connu lors de sa construction à la fin du XIXe siècle sous le nom de « Maison Constantin Rădulescu », et dont il ne restait que les seules façades, ont connu un sort plus malheureux. Installés au croisement de la rue Buzești et de l’avenue Grivitei, aucun d’eux, malgré leur intérêt patrimonial reconnu, n’a échappé à l’avidité des démolisseurs. En janvier 2011, ils ont été abattus dans le cadre du projet d’élargissement de la rue Buzești. Malgré la demande de suspension adressée par le Préfet de Bucarest au maire de la capitale, ce dernier a ordonné la poursuite des travaux sans attendre l’aboutissement des procédures judiciaires en cours. Le reste de la parcelle, pour une partie toujours en attente d’aménagements, a vu surgir un nouvel immeuble de bureaux de quatorze étages.
La « Maison Constantin Rădulescu » et l’hôtel « Marna », avant et après leur destruction
La justice, si elle donne parfois raison aux associations de sauvegarde, peine à faire respecter ses décisions et agit parfois à rebours : en octobre 2013, dans la rue Christian Tell, non loin de l’ambassade de France, deux bâtiments, dont l’un centenaire, sont démolis avant qu’en 2016 la mairie n’accorde un permis de construire pour un nouvel immeuble de cinq étages. C’est seulement en mars 2019 que l’opération de destruction a finalement été déclarée illégale par la plus haute juridiction roumaine, la « Haute Cour de cassation et de Justice » (Înalta Curte de Casație și Justiție).
Ce combat devant les tribunaux s’est toutefois par la suite doublé d’autres formes d’action. La défense du patrimoine, en raison de ses implications, est en effet de nature essentiellement politique. C’est donc sans surprise que le président de l’association ASB, Nicușor Dan, mathématicien de formation, s’est lancé dès 2012 dans la bataille des municipales à Bucarest avant de fonder, en 2015, l’« Union Sauvez Bucarest » puis l’« Union Sauvez la Roumanie ». De nouveau candidat lors des élections locales en 2016, il est élu député la même année et se présente en 2020 face à la maire sociale-démocrate sortante, Gabriela Firea. Certains acteurs ont fait d’autres choix et développé des activités destinées à mieux faire connaître le patrimoine de Bucarest à ses habitants. L’association ARCEN (Asociația Română pentru Cultură, Educație și Normalitate), outre de nombreuses conférences et des visites commentées, mène un patient travail de géolocalisation et de catalogage du patrimoine, quartier par quartier, en présentant, photographies à l’appui, l’état de conservation et le niveau de protection des bâtiments identifiés.
Peu associés au devenir de la capitale, les Bucarestoises et les Bucarestois sont longtemps restés indifférents au sort d’une ville que, pour beaucoup d’entre eux, ils aiment détester. C’est bien cette réappropriation citoyenne qui semble aujourd’hui la plus à même de faire évoluer un mode de gouvernance opaque, centralisé et court-termiste, peu conforme aux exigences et aux standards européens, mais surtout en décalage de plus en plus net avec les besoins et les aspirations des habitants eux-mêmes.