En 2010, la campagne des élections législatives a vu le Fidesz arriver au pouvoir dans le même contexte de naufrage moral et politique de la gauche de gouvernement que celui de la France de 2017. Souvent comparée à celle du FN de Marine Le Pen, la rhétorique bravache du Fidesz de Viktor Orbán masque de plus en plus difficilement sa propre réalité.
Souvent comparée à Viktor Orbán, Marine Le Pen aimerait appliquer en France un programme proche de « l’illibéralisme » prôné par le Fidesz au pouvoir en Hongrie. Cette doctrine expérimentée en Europe centrale implique certes la promotion d’un État fort et protecteur, mais souvent au détriment de l’État de droit et seulement au bénéfice de certaines catégories de la population. Loin de sa rhétorique en faveur des victimes de la mondialisation et de la modernité, le gouvernement hongrois mène une politique douce pour les puissants et impitoyable pour les plus fragiles.
« La société hongroise est une poire pourrie », diagnostiquaient plusieurs sociologues dans une étude publiée en 2014. Ils y faisaient le constat d’un creusement de la stratification sociale marqué par le glissement vers le bas des anciens groupes promus sous le communisme (intelligentsia de province, petite classe moyenne kadarienne, ouvriers), par la dégradation des conditions de vie des populations déjà marginalisées, mais également par le fort enrichissement d’une petite élite économique représentant quelques milliers d’individus.
Si « l’illibéralisme » peut s’entendre comme une doctrine hostile à la financiarisation de l’économie réelle, il n’en demeure pas moins une idéologie aux relents corporatistes, défavorable aux syndicats et désarmant minutieusement la capacité de mobilisation des salariés. En Hongrie, le code du travail a été détricoté pour adapter la main d’oeuvre aux besoins des entreprises allemandes et autrichiennes, tandis que le service d’intérêt général a été rendu obligatoire pour les bénéficiaires des allocations chômage.
La « société du travail » chère à Viktor Orbán repose sur le respect d’équilibres sociaux entendus dans une acception « organiciste », c’est-à-dire « naturelle » et intrinsèquement inégalitaire. Non seulement la reproduction sociale y tourne à plein régime, mais le gouvernement a également abîmé toutes les voies en faveur de la mobilité sociale que garantissait un peu autrefois, très imparfaitement, l’État-providence. Désormais, les populations les plus pauvres sont souvent prises dans une nasse territoriale dont ils ont du mal à sortir, et les jeunes, diplômés ou non, citadins ou ruraux, ont pris massivement le large, afin de bénéficier à l’étranger de meilleures perspectives d’avenir.
La doctrine « illibérale » promeut une vision fantasmée d’une « classe moyenne culturellement homogène » et dénie à ce titre toute légitimité aux revendications de justice formulées par tel ou tel groupe social. Elle jette en revanche volontiers l’opprobre sur des groupes essentialisés selon des considérations complètement arbitraires. Il en va ainsi bien sûr des minorités ethniques ou religieuses, lesquelles ne sont certes pas opprimées, mais dont la visibilité dans la cosmogonie sociale est réduite à ces assignations identitaires. Il en va aussi de certains groupes socioculturels, telle l’ancienne intelligentsia progressiste, concentrée surtout à Budapest et Szeged, et dont le mode de vie, les aspirations et le rapport aux choses seraient insolubles dans une idée particulièrement rétrograde et exclusive de la « magyarité ».
Beaucoup de Hongrois se sont sentis enfin reconnus lorsque le Fidesz a gagné les élections en 2010. Ils avaient cru se débarrasser du cynisme qui avait été la marque de fabrique de ses prédécesseurs socialistes et libéraux. Pour beaucoup, déboussolés par les très longues années d’adaptation au néolibéralisme, ils avaient pensé que la détermination de Viktor Orbán à remettre de l’ordre dans le pays leur serait, à moyen terme, favorable. Sept ans après, le modèle illibéral a produit semble-t-il davantage de perdants que de gagnants. Selon une étude récente de Policy Solutions et Závecz Research, les deux-tiers des personnes en âge de voter estiment que « le pays va dans le mauvaise sens ». Le taux monte jusqu’à 83% lorsque l’on interroge uniquement les moins diplômés et chute en revanche à 50% lorsque l’on ne prend en compte que celles et ceux ayant fait des études supérieures. Contrairement à la rhétorique provincialiste du Fidesz, le cœur des personnes contentes de la politique menée depuis 2010 se trouve à Budapest avec un taux de satisfaction légèrement supérieur à la moyenne (35%).
Depuis son arrivée au pouvoir en 2010, le Fidesz de Viktor Orbán a régulièrement mis en scène cette vision étroite du pays imaginaire en désignant à la vindicte les normes, les mœurs et les valeurs considérées comme antinationales. Il n’a eu de cesse de mobiliser l’argent public au profit d’une propagande dans laquelle une des deux Hongrie irréconciliables devait symboliquement venir à bout de l’autre. Les mesures coercitives contre tous ces « ennemis du régime » (le bannissement du fonds norvégien, la loi CEU ou encore la future loi sur les ONG) n’ont pas seulement atteint les milieux visés, mais ont aussi eu un effet de chape sur toute la société. Sans satisfaire pleinement sa cible électorale, il est parvenu à générer une immense frustration dans des pans entiers de la société ne souscrivant pas à son programme.
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