Qui est l’homme sur ce vieux cliché de 1956 ? László Dózsa, ce vétéran qui dit se reconnaître dans les traits de l’enfant ? Ou bien Pál Pruck, comme l’affirme sa famille ? En Hongrie, la querelle politico-historique oppose Mária Schmidt, grande ordonnatrice du soixantième anniversaire de la révolution hongroise et une grande frange de la communauté d’historiens.
Avant-propos par la rédaction de Hulala
László Dózsa compte parmi les héros de Budapest acclamés par de grands posters affichés dans les rues de la capitale hongroise, pour accompagner les célébrations du soixantième anniversaire de la Révolution hongroise. Ce vétéran de 1956 l’affirme : il fut le seul survivant d’un groupe de trente insurgés fusillés sommairement dans le centre-ville de Pest, le jour du 5 novembre 56. Suscitant le scepticisme d’historiens, tel László Eörsi, qui n’ont pas eu vent d’un tel événement… Face aux soupçons et aux faisceau d’indices qui s’accumulent contre lui, il continue de prétendre qu’il aussi le héros de la photo. Mária Schmidt s’en est violemment prise à la mémoire du défunt Pál Pruck – dont la famille affirme qu’il est en réalité l’homme sur la photo – avant de se ratatiner face aux évidences… Elle est tout à la fois directrice du Musée de la Terreur, considérée par ses nombreux détracteurs comme l’historienne officielle du Fidesz, conseillère de l’ombre de Viktor Orbán et maître de cérémonie des célébrations de 56. Des « historiens de la gauche post-communiste » auraient fomenté cette affaire afin de discréditer « sa » commémoration officielle, estime-t-elle. Cette polémique n’aurait pas été si vive si le Fidesz au pouvoir n’était pas accusé par des historiens et des partis politiques d’opposition de réécrire l’histoire de 1956, en rangeant par exemple aux oubliettes le rôle du communiste réformateur Imre Nagy, héros de la gauche. Le journaliste français Phil Casoar, coauteur de l’ouvrage Les héros de Budapest, sorti récemment en hongrois, a apporté des éléments supplémentaires contre la version officielle défendue par Mária Schmidt. Nous l’avions reçu lors d’une émission de radio consacré à ce livre (cliquer sur le lien). Voici sa démonstration. |
Il n’y a pas vraiment de mystère Pál Pruck / László Dózsa. La photo du reporter britannique Michael Rougier, qui est au cœur de l’affaire, a été clairement légendée lors de sa première parution dans Life, le 12 décembre 1956 : « On a man’s mission, Pál Pruck, 15, was one of the many brave teen-agers who fought in the rebellion. » L’éditorial de Life, qui introduit le reportage de ses envoyés spéciaux, nous apprend ceci : « There were six men for Life in Budapest — Photographers Mike Rougier, John Sadovy and Erich Lessing. Correspondents Tim Foote, John Mulliken, Ed Clark. (…) Mulliken and Rougier got themselves adopted by rebels who, anxious that their story get to the world, led them to the scenes of action. »
C’est donc vraisemblablement John Mulliken qui a parlé aux insurgés, aidé forcément par quelqu’un parmi eux qui parlait anglais ; et c’est certainement Mulliken qui a légendé la photo de Rougier d’après ses notes. Il est impossible qu’il ait choisi au hasard « Pál Pruck », Pruck est un nom tellement rare qu’il n’y en a que deux aujourd’hui dans l’annuaire de Budapest. Et c’est une règle du journalisme anglo-saxon de demander le nom, l’âge et la profession des témoins interviewés. Dans le livre que nous venons de publier en Hongrie, Les Héros de Budapest, nous reproduisons une interview de notre héroïne, Julianna Sponga, recueillie le 3 novembre 1956 à Budapest par Russell Jones, correspondant de l’agence United Press et futur prix Pullitzer 1957. La dépêche du journaliste énonce clairement : « Julia(n)na Sponga, 19 ans, ouvrière textile ».
Russ Melcher, vétéran du photojournalisme et auteur de la photo iconique qui fut le point de départ de notre enquête, interrogé au sujet des usages de la profession, est catégorique : « Life mettait toujours les vrais noms. » A chaud, les journalistes ne se sont pas posés la question de la protection des insurgés interrogés ou photographiés. Russ, dont la photo du célèbre couple a fait une double dans Paris Match le 10 novembre 1956, nous avait dit franchement en 2004 : « Vous n’êtes pas conscient des côtés moches, du fait qu’une bande de salauds va s’emparer d’une photo pour l’utiliser dans un but malfaisant. » Ce n’est que dans le numéro suivant de Match, daté du 17 novembre 1956, que l’insurgée qui figure en couverture a le regard caché par un bandeau noir.
Et quand Life a republié fin 1956, la photo de Michael Rougier dans son numéro spécial Hungary’s Fight For Freedom, le nom de Pál Pruck ne figurait plus dans la légende. A ce moment là, on avait pris conscience à l’Ouest de la répression en Hongrie.
Un dernier détail : on a objecté que l’âge de Pál Pruck à l’époque (il approchait de ses 14 ans) ne correspond pas aux 15 ans notés dans la légende. Argument sans poids : le gamin aura probablement triché sur son âge, ou le journaliste se sera trompé en mettant ses notes au propre, ou encore il s’agit d’une coquille du journal. Peu importe.
Bien. Maintenant, laissons de côté le texte sous la photo. Faisons comme si on était face à un garçon anonyme sur la photo de Rougier. Et basons-nous uniquement sur les éléments objectifs, sans tenir compte non plus des témoignages discordants de la fille de Pál Pruck et de l’acteur László Dózsa.
Ne considérons que les photos dont nous disposons. Il existe en réalité trois photos (à notre connaissance) du garçon à la casquette, au long manteau et au fusil trop grand pour lui : celle de Rougier ; une autre prise de plus loin (devant le cinéma Corvin, à un autre moment, car le garçon trimballe une « guitare » au lieu du fusil), laquelle est d’Erich Lessing ; et surtout, et c’est notre Joker, un excellent portrait où le garçon fait face à l’objectif. Cette photo est l’œuvre du photographe britannique David Hurn, qui a longtemps travaillé pour Magnum. Elle est reproduite verticalement en double page dans le livre Cry Hungary ! Uprising 1956, de Red Gadney, préfacé par George Mikes, et publié en 1986. Le visage du garçon est pris pratiquement sous le même angle (un léger trois quart face) que l’une des photos d’identité fournies aux médias par la fille de Pál Pruck. La ressemblance est frappante.


Vendredi 18 novembre, nous avons téléphoné au photographe David Hurn, qui vit au Pays de Galles. En 1956, David Hurn, qui avait alors 21 ans et dont c’était le premier reportage, avait décidé d’instinct de « coller » aux journalistes expérimentés qui s’étaient installés à l’hôtel Duna. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé à accompagner des journalistes de Life (il ne se souvient plus de leurs noms), et à tirer des portraits d’insurgés, dont un du fameux homme à la jambe de bois (János Mész), et celui du garçon à la casquette et au fusil trop grand pour lui.
Pendant que nous discutions au téléphone, j’ai envoyé par e-mail à David Hurn la photo d’identité de Pál Pruck en lui demandant de la comparer à sa propre photo qu’il était en train de regarder sur son ordinateur. Le photographe a réagi ainsi : « I would say this is probably at 90% the same boy, almost certainly is, but I couldn’t swear it. If I had to testified in court, I would say : I think it is, but I wouldn’t definitely say this is him. »
Si l’on ajoute que le même adolescent armé, photographié par Rougier, a donc été désigné comme « Pál Pruck » par Life, et que le garçon figurant sur la photo d’identité qui lui ressemble donc « à 90% », s’appelle lui aussi Pál Pruck, il semble que l’on atteigne les 100% de certitude, non ? Bon, soyons prudents, disons 99,99%… Pour écarter le 0,1% de doute restant, il existe notamment des logiciels permettant de comparer des visages sur des photos. Quelqu’un est-il prêt à lancer une expertise indépendante et à la financer ?