Une success story tchèque : « La loyauté était le plus grand capital des frères Baťa »

Près d’un siècle après la disparition de l’entrepreneur tchèque Tomáš Baťa, les lettres rouges de la marque de chaussures Bata décorent encore des boutiques aux quatre coins de la planète. Nous avons rencontré Péter Kerekes, auteur du documentaire « BATAstories », qui revient sur le parcours et l’héritage de la célèbre famille d’industriels.

C’est une success story d’Europe centrale. L’histoire d’un certain Tomáš Baťa né en 1876 dans une famille morave où le métier de cordonnier se transmettait de père en fils et qui, après sa mort dans un accident en avion en 1932, a laissé derrière lui un véritable empire industriel, des cités ouvrières dans le monde entier et une vision globaliste du travail. Près d’un siècle après la disparition de l’entrepreneur tchèque, les lettres rouges de la marque de chaussures Bata décorent encore des boutiques aux quatre coins de la planète. Mais était-ce vraiment un « conte de fée » tel qu’on le raconte aujourd’hui ? Au Trieste Film Festival, nous avons rencontré le cinéaste slovaque Péter Kerekes, l’auteur du documentaire « BATAstories », qui revient sur le parcours et l’héritage de la célèbre famille d’industriels.

Propos recueillis par Nikola Radić.

Courrier d’Europe Centrale (CdEC) : Pourquoi compare-t-on toujours Tomáš Baťa à Henry Ford et quelles étaient ses idées les plus novatrices ?

Péter Kerekes (P.K. ) : Baťa est allé travailler chez Ford aux Etats-Unis et il a compris que Henry Ford avait manqué une chose essentielle, à savoir une « touche humaine » car Ford utilisait les ouvriers comme des machines. Baťa disait par exemple que le convoyeur était une invention fantastique pour l’assemblage des pièces, mais il a passé des années à en créer un qui s’adapterait aux différents rythmes de travail des ouvriers. Il croyait qu’« un ouvrier content était un bon ouvrier ». Bien évidemment, il fallait trouver un équilibre pour que les ouvriers soient contents et que la productivité soit efficace.

CdEC : Lorsqu’il dit « Laissons les hommes réfléchir et les machines travailler », à quelle réflexion fait-il allusion ?

P.K. : Baťa a bâti toute sa carrière sur les inventions et il savait que sa société prospérerait si ses ouvriers étaient des inventeurs. Il cherchait des gens créatifs qui proposeraient toutes les semaines des solutions plus intelligentes, plus économiques ou plus rapides. Il ne voulait pas que les gens perdent du temps à déplacer des cartons, mais qu’ils réfléchissent. Selon une célèbre anecdote, une machine de transport est tombée en panne et l’un des gestionnaires voulait faire preuve de son dévouement en transportant lui-même les pièces. Mais Baťa l’a licencié en lui rappelant qu’un gestionnaire devrait trouver une solution pour faire fonctionner la machine sans utiliser sa force physique.

« Baťa avait un charisme populiste, mais c’est grâce à l’efficacité de son système qu’il a offert une meilleure vie aux ouvriers et à leurs familles ».

CdEC : Pour être honnête, les éloges des ouvriers pour Tomáš Baťa dans votre film faisaient presque penser à de la propagande. Mais vous assurez que ces ouvriers sont sincèrement dévoués à Tomáš Baťa. Comment l’expliquez-vous ?

P.K. : Vous savez, les gens n’ont pas besoin d’argent ou de confort, il leur suffit de croire à une idée. Baťa avait un charisme populiste, mais c’est grâce à l’efficacité de son système qu’il a offert une meilleure vie aux ouvriers et à leurs familles. C’est ce que j’appelle « le capitalisme avec un visage humain » car les deux parties étaient gagnantes. C’était le début du 20ème siècle, les gens vivaient dans des conditions horribles et mettaient beaucoup de temps à arriver au travail. Et Baťa a fait construire des logements modernes à proximité des usines. Pour les ouvriers, c’était quelque chose qu’ils ne pouvaient même pas voir dans les journaux et les revues. Le logement était moderne, luxueux et économique. Mais je précise que les ouvriers payaient le loyer. Baťa n’était pas un altruiste qui donnait de l’argent aux pauvres, il investissait pour récolter la loyauté.

CdEC : « La vie de capitaliste convenait uniquement à des sangsues, à des gens mauvais. J’ai dû devenir une sangsue et un esclavagiste pour sauver la vie des gens ». Comment commentez-vous cette citation paraphrasée tirée du journal de Tomáš Baťa ?

P.K. : Baťa s’inspirait de la pensée de gauche, des philosophes russes, socialistes et communistes, et il ne voulait pas être ce méchant capitaliste. Mais il gérait une usine de 40 ouvriers et il a compris que s’il s’en allait, ses ouvriers mourraient de faim. Ils savaient peut-être fabriquer des chaussures, mais ils ne savaient ni les vendre ni organiser le travail. Ils avaient donc besoin d’un capitaliste, d’une personne qui administre le travail. Il avait aussi compris ce que les pays nordiques n’ont compris que dans les années 1950 et 1960, à savoir que la seule façon de rivaliser avec les communistes était d’avoir un pas d’avance sur eux.

CdEC : En quoi exactement Tomáš Baťa avait-il un pas d’avance sur les communistes ?

P.K. : Les communistes luttaient pour une semaine de travail de cinq jours, pour une journée de travail de huit heures, des avantages sociaux, mais Baťa avait déjà instauré tout cela dans ses usines. Mais soyons clairs, il le faisait pour faire avancer ses affaires. La philosophie de Baťa était : laisser du temps aux ouvriers pour les loisirs et ils seront plus créatifs et contribueront ainsi au développement de l’entreprise.

CdEC : Baťa jonglait en fait entre les idées socialistes et capitalistes…

P.K. : Oui. Cette histoire est assez parlante : pendant la Deuxième guerre mondiale, Jan Antonín Baťa, le frère de Tomáš Baťa, a dit aux directeurs des 140 usines Bata éparpillées dans le monde entier qu’ils étaient entièrement responsables de la production et de l’argent de leurs usines. Après la guerre, ils ont tous versé les bénéfices à la société-mère. Pouvez-vous imaginer une telle chose aujourd’hui ? La loyauté était le plus grand capital des frères Baťa.

« Du point de vue d’aujourd’hui, c’était de l’exploitation pure. Du point de vue de l’époque, c’était un paradis ».

CdEC : Est-il vrai que Tomáš Baťa a dit en 1924 qu’il transformerait ses employés en capitalistes et que toute la gauche s’est alors retournée contre lui ?

P.K. : Oui, la gauche de l’époque le détestait.  Elle fondait sa pensée sur le collectif et Baťa a retourné ce paradigme, en affirmant que son collectif était composé de forts individus et de têtes pensantes.

CdEC : Mais comment une société qui disposait d’environ 140 usines dans le monde et qui employait des milliers d’ouvriers pouvait-elle se fonder principalement sur des individus créatifs ?

P.K. : C’est précisément ce que Baťa a inventé. Les ouvriers achetaient du cuir à la société et revendaient les chaussures finies à la société. Ceux qui parvenaient à faire deux paires de chaussures à partir d’un bout de cuir gagnaient de l’argent, mais ceux qui réussissaient à en faire dix gagnaient encore plus. C’était un système comptable très complexe, mais pour simplifier : les malins gagnaient plus que les travailleurs ardus, et grimpaient plus rapidement dans la hiérarchie.

CdEC : Mais dans quelles conditions travaillaient-ils ? Y avait-il de l’exploitation ?

P.K. : Du point de vue d’aujourd’hui, c’était de l’exploitation pure. Du point de vue de l’époque, c’était un paradis.

CdEC : Comment choisissaient-ils les régions pour leurs complexes industriels ? En France, par exemple, ils ont fait bâtir la cité ouvrière Bataville en Lorraine.

P.K. : Ils cherchaient des régions pauvres, avec un taux de chômage élevé et les meilleures connexions de transport de marchandises. La Lorraine était parfaite en raison de la proximité de l’Allemagne et des rivières. Baťa était effectivement obsédé par le transport fluvial car il était peu cher.

CdEC : Dans le film, vous mentionnez seulement l’accord marital que Marie Menšíková, la femme de Tomáš Baťa, a dû signer et qui permettait à son futur mari d’annuler le mariage si elle ne pouvait pas avoir d’enfants. Était-ce commun à l’époque ?

P.K. : Oui, c’était très commun. Baťa voulait des successeurs à tout prix, il voulait avoir au moins huit enfants. Suite à un accouchement très complexe, le médecin a annoncé à sa femme qu’elle ne pourrait plus avoir d’enfants. C’est alors que Tomáš a initié la construction d’une école pour les garçons qui y apprenaient l’économie, l’anglais et une seconde langue, le bon ton, l’équitation, le golfe, mais aussi à conduire et à piloter un avion. Il voulait avoir des fils mais il a fini par élever des centaines de garçons. Les communistes ont ensuite nationalisé l’école, l’ont transformée en orphelinat, mais c’est l’une des seules choses que le gouvernement a restitué à la famille Baťa après 1989. Et la famille Baťa a décidé d’offrir le bâtiment à une clinique d’insémination artificielle.

CdEC : On a l’impression que Tomáš Baťa était obsédé par la haute société et que l’une de ses ambitions majeures était de grimper sur l’échelle sociale…

P.K. : La différence entre les classes signifiait aussi une différence d’éducation. Il souhaitait apprendre toujours plus, mais on l’en empêchait car il était « fils d’un simple cordonnier ». Il voulait en fait offrir un meilleur accès à l’éducation aux ouvriers.

CdEC : Pourquoi n’y a-t-il aucune prise de position critique envers Tomáš Baťa et son empire dans votre film ?

P.K. : L’idée était de raconter l’histoire de cet homme pauvre qui a fait fortune sans porter préjudices aux autres. Pour moi, c’est un message formidable. De plus, aucun des témoins que j’ai interrogés n’avait une opinion négative sur Baťa. J’ai vraiment été surpris de découvrir son histoire et cette passion pour le travail. On n’en trouve plus aujourd’hui : « Vivement le weekend » est devenu une publication récurrente sur les réseaux sociaux, alors que  le travail donnait du sens à la vie à des ouvriers de Baťa.

CdEC : Les frères Baťa ont également fait construire des studios de cinéma dans leur ville natale de Zlin…

P.K. : Oui, dans un premier temps, y étaient tournées des publicités mais lorsqu’ils se sont rendus compte de l’influence qu’avait le cinéma sur le peuple, ils ont commencé à produire des films. Ils n’y citaient pas le nom de la marque, mais ils montraient de belles actrices en jupes qui portaient de belles chaussures. Cela a fonctionné beaucoup mieux qu’une publicité. D’autre part, des cinéastes expérimentaux comme Alexander Hackenschmied ont commencé leur carrière dans les studios Baťa.

CdEC : Comment le patrimoine et l’image de Baťa sont-ils perçus aujourd’hui en République tchèque et en Slovaquie ?

P.K. : Comme je l’ai dit, les communistes ne l’aimaient pas, et les écrivains comme Egon Erwin Kisch étaient très critiques envers Baťa. Le bannissement jusqu’à son nom de Baťa à l’époque communiste n’a en revanche fait qu’accroître la fascination pour la marque. Aujourd’hui encore, il y a des historiens qui cherchent le « côté sombre » de l’histoire, mais nous sommes loin d’une vraie polémique.

Nikola Radić

Nikola Radić est journaliste, traducteur et auteur, basé à Zagreb en Croatie. il est également manager et musicien du groupe de musique Barka Dilo.