Vingt ans après son introduction, le moratoire qui interdit la vente des terres agricoles est levé en Ukraine dans une réforme historique, mais dont les conséquences restent encore floues.
Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.
(Kiev, Correspondance) – Depuis 2001, en Ukraine, un moratoire interdit l’achat et la vente de terres agricoles, fait rare dans un pays démocratique. Depuis à peu près aussi longtemps, les politiques discutent la levée de cette interdiction, d’abord provisoire, mais constamment renouvelée. En 2011, ces débats enflammés ont même amené un député, Oleh Liashko, à ramener de la terre à la tribune du Parlement et à l’embrasser. « Elle est tellement bonne que vous pouvez l’étaler sur le pain et la manger au lieu de caviar et de beurre », s’époumone-t-il passionnément, la bouche pleine de tchernozem. En Ukraine, plus des deux-tiers des 42,7 millions d’hectares de terres agricoles (70,8 % de la surface du pays) sont constitués de cette terre noire considérée comme la plus fertile du monde.
Marronnier législatif
Si le sujet passionne tant les politiques, c’est qu’il comporte énormément d’enjeux économiques, politiques et environnementaux. Sept millions de propriétaires ukrainiens ne peuvent ainsi pas vendre leurs terres. Seule une poignée de pays dans le monde – le plus souvent autoritaires – tels que la Corée du Nord et le Venezuela possèdent une telle interdiction.
Depuis la chute de l’URSS, l’interdiction est en place en Ukraine de manière quasi continue. De nombreux Ukrainiens ont cependant reçu des terres gratuitement des autorités dans les années 1990 mais, aujourd’hui âgés, ils ne savent pas vraiment quoi en faire. A la mort de ses parents dans les années 2000, Viktor Tsytsyura a hérité de 3,5 hectares près de Ternopil à l’Ouest de l’Ukraine. Eux-mêmes avaient reçu cette parcelle des autorités pour avoir travaillé dans un kolkhoze, une ferme collective soviétique. Mais à 80 ans, le vieil homme ne savait que faire de ces terres qu’il ne pouvait pas cultiver et dont ses enfants ne voulaient pas. A défaut de pouvoir les vendre, il s’est finalement résolu à louer ses 3,5 hectares à des agriculteurs. Les grandes entreprises agricoles comme les petits fermiers sont ainsi obligés de louer la terre, parfois à des milliers de propriétaires différents.
En 2018, avec une autre propriétaire, le retraité a poursuivi l’État ukrainien devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) pour demander compensation face à l’interdiction et a obtenu gain de cause. Son cas a permis de relancer le processus législatif, selon les experts interrogés par Le Courrier d’Europe centrale. Si la réforme est un marronnier de la sphère politique ukrainienne discuté depuis la mise en place du référendum, elle n’a jamais vraiment été mise en place. Entre la guerre, les révolutions, les crises financières, ce n’était jamais le moment. La réforme, prévue en 2020, a même été victime du Covid-19 et l’entrée en vigueur le 1er juillet 2021. « Il reste beaucoup à faire (…) mais cette réforme commence et c’est l’important », s’est réjoui le président Volodymyr Zelensky, dont la très large majorité au Parlement a permis de faire passer cette loi.
« Tout est flou pour le moment. Les grandes entreprises étrangères ou ukrainiennes ne vont pas prendre le risque d’acheter alors que c’est illégal ».
Une petite révolution agricole ?
Jusqu’au dernier moment, les partis d’opposition populistes comme celui de Viktor Medvedtchouk ou celui de Ioulia Timochenko auront déposé des recours et organisé des manifestations contre cette réforme. Selon eux, les étrangers et les grosses entreprises vont s’accaparer la précieuse terre ukrainienne. « Ils présentent la réforme du marché comme un complot entre l’establishment et les oligarques, alors que dans les deux parties, il y a des personnes ayant des intérêts dans les secteurs agricoles et des propriétaires fonciers », pointe Petro Burkovskyi, analyste à la Fondation des initiatives démocratiques Ilko Kucheriv. Selon, le politologue, ces opposants ont un intérêt économique à faire échouer la réforme ou au moins à pousser l’idée de préférence nationale. Ces derniers ont ainsi réussi à arracher une petite victoire : les étrangers ne peuvent pas acheter de terres et cette décision sera soumise à un référendum prochainement. « Tout est flou pour le moment. Les grandes entreprises étrangères ou ukrainiennes ne vont pas prendre le risque d’acheter alors que c’est illégal », nuance Alex Lissitsa, président et fondateur de l’Ukrainian Agribusiness Club, une association professionnelle qui représente de nombreuses entreprises du secteur.
Car pour le moment, seules les personnes physiques ukrainiennes peuvent acheter jusqu’à 100 hectares sur une plateforme d’enchères en ligne. En 2024, le marché sera ouvert aux entreprises, jusqu’à 10 000 hectares. « Personne ne sait rien de précis. Tout le monde a très peur de se tromper, et donc les notaires assistent maintenant activement à des séminaires, des conférences, suivent des formations, pour ne pas faire d’erreurs », explique Anastasiia Nikolenko, avocate spécialisée du cabinet Go Law, qui conseille à la fois des propriétaires et des acheteurs.
Selon les spécialistes que nous avons interrogés, le marché devrait mettre de trois à cinq ans pour se stabiliser et peu de transactions auront lieu la première année. Plusieurs lois doivent par ailleurs encore être passées pour que la réforme soit complète. Les promesses des autorités risquent donc de mettre un peu de temps à se concrétiser : un point et demi de PIB en plus, une baisse de la corruption et le développement du secteur agricole qui manquait d’investissements depuis des années. « Une réforme en deux étapes n’est pas vraiment la meilleure chose pour les entreprises et l’investissement, mais pas la pire pour que la société intègre l’idée d’une réforme et l’accepte », souligne Alex Lissitsa. Selon lui, des années de débats politiques ont détruit l’image de cette réforme, qui cristallise des craintes pas toujours justifiées. « Les gens verront que ni la Chine, ni l’Arabie Saoudite ne vont acheter massivement de la terre et l’exporter par wagon », s’amuse-t-il.
« C’est déjà une réforme d’hier », regrette de son côté Petro Burkovskyi. Dans le Sud du pays, la terre perd déjà de sa valeur à cause des sécheresses de plus en plus nombreuses et de la dégradation des sols liée au réchauffement climatique. « Si la réforme aide nos producteurs à moderniser leurs technologies et surtout à s’adapter au changement climatique, alors elle aura un impact positif, mais si le résultat est seulement l’augmentation des exportations et la détérioration des sols (à cause d’un usage intensif, ndlr), alors ce sera un échec ».
Photo d’illustration : Oleg Dubyna / CC BY 2.0