Destination Kiev : une nuit dans le train pour rentrer à la maison

À contre-courant des millions d’Ukrainiens qui tentent de se réfugier à Lviv, la grande ville de l’Ouest, rares sont ceux qui font le trajet en sens inverse pour rallier la capitale. Petro Bodnar, journaliste ukrainien, a lui décidé de retourner à Kiev. Il a chroniqué son voyage pour Le Courrier d’Europe centrale.

Lviv, le 3 mars 2022, 21h30, le couvre-feu commence. Interdit d’être dans la rue sans autorisation spéciale. Les rues sont vides et calmes, les fenêtres des maisons sont soigneusement fermées, aucune lumière n’est visible nulle part. La ville s’enfouit dans l’obscurité pour gêner la navigation des avions ennemis. Ce n’est qu’en me dirigeant vers la gare que je commence à voir du monde. Il n’y a d’abord que quelques passants esseulés. Puis, à mesure que je m’approche de la gare, je finis par voir des groupes entiers se déplacer. Beaucoup d’entre eux sont des étrangers – des étudiants.

Je vois un homme, pas bien grand, marcher le long de la route avec une couverture grise sur le dos. Je continue. Pour l’instant, je suis le seul à me diriger vers la gare. En sens inverse, je croise des familles avec enfants, chiens et chats. Il ne fait pas plus de deux degrés, les gens portent des vestes chaudes et multicolores. Beaucoup traînent des valises, certains ont juste un sac à dos, d’autres ont les mains vides. Des volontaires, reconnaissables à leurs gilets vert fluos, parsèment la foule.

En arrivant à la gare, je regarde autour de moi. Sur le parking à ma droite, de gros bus se succèdent pour venir chercher les réfugiés. Sur la place à ma gauche durant l’été, les voyageurs y attendent tranquillement leur train. Maintenant, il y a de grandes tentes blanches d’où s’échappe de la fumée. En fait, c’est toute la zone autour de la gare qui sent la fumée. Devant l’entrée de la gare, une foule qui se réchauffe autour de barils de métal, dans lesquels des feux ont été allumés. La dernière fois que j’en ai vus, c’était sur la place Maidan à l’hiver 2013-2014. C’est de là que vient la fumée. Les gens se rassemblent autour des barils, se réchauffent les mains en récitant des vers. Je vois deux filles. Elles s’embrassent, pleurent, s’embrassent encore et pleurent encore. Mis à part ces deux filles, personne ne pleure.

Le haut-parleur diffuse de la musique, mais je n’arrive pas à comprendre ce que c’est. En repartant, je me rends compte qu’il s’agit d’une chanson sur Jésus.

Devant l’entrée de la gare, une foule qui se réchauffe autour de barils de métal, dans lesquels des feux ont été allumés. La dernière fois que j’en ai vus, c’était sur la place Maidan à l’hiver 2013-2014. Un peu plus près de moi se trouve une tente blanche isolée. Le haut-parleur diffuse de la musique, mais je n’arrive pas à comprendre ce que c’est. En repartant, je me rends compte qu’il s’agit d’une chanson sur Jésus.

En entrant dans la gare, j’arrive au milieu d’une foule incroyable. Je n’avais jamais vu la gare aussi bondée. Il n’est même pas possible d’entrer dans les salles d’attente. Les tunnels menant aux voies ferrées sont noirs de monde. Tous attendent depuis des heures un train pour la frontière polonaise. Mon train a 25 minutes de retard. En temps normal, ç’aurait été un retard assez long, mais maintenant, je suis reconnaissant à Ukrzaliznytsia de pouvoir partir aussi tôt. La gare est triste et inhospitalière.

Diaporama : Przemyśl, porte de secours pour ceux qui fuient l’Ukraine

La gare de Lviv de nuit. Crédit photo : Justine Salvestroni.

Il y a de la fatigue sur les visages. Il n’est pas rare pour certains d’avoir passé plusieurs jours ici. Ils ont tous quitté leurs maisons, leurs amis, leurs parents. J’avais déjà vu des réfugiés dans les gares et sur les places des villes européennes. Des personnes fuyant les guerres et les tueries en Afrique et au Moyen-Orient. Maintenant, c’est à mes compatriotes que j’ai affaire.

Je ressors pour faire le tour de la gare. J’essaie de monter sur le quai en passant par les grands escaliers de pierre de chaque côté de la gare. En sortant, j’entends le son des sirènes. La sirène est quelque part dans le bâtiment de la gare, car le son est très fort. Quelques personnes se précipitent dans tous les sens, mais tout le monde se calme très rapidement. La plupart n’ont pas bougé d’un centimètre. Les sirènes retentissent 3 à 4 fois par jour à Lviv. On peut les entendre une douzaine de fois par jour à Kiev. Dans les villes sous le feu constant, comme Kharkiv et Marioupol, leur son est noyé par le bruit des explosions.

J’avais déjà vu des réfugiés dans les gares et sur les places des villes européennes. Des personnes fuyant les guerres et les tueries en Afrique et au Moyen-Orient. Maintenant, c’est à mes compatriotes que j’ai affaire.

Les passagers sont surtout des jeunes hommes, mais il y a aussi quelques femmes.

Une voix d’enfant derrière moi dit « maman, maman, c’est quand que la guerre sera finie ? » Je me retourne. Deux enfants en doudounes rondes, encore très petits, de quatre ans à peine. Ils rient et ne comprennent probablement pas ce qui se passe. Ils pensent que c’est un jeu d’adulte. Le but est de s’occuper pendant la nuit, sous la gare, dans une ville inconnue.

J’arrive à accéder à mon quai. Le train pour Kiev vient d’arriver. Il faut attendre longtemps, le temps que la foule de passagers descende. Devant moi se tient une fille avec un chapeau bleu et jaune et une valise. Elle aussi va à Kiev. Dans le train, la lumière est forte et il a beaucoup de place. Les passagers sont surtout des jeunes hommes, mais il y a aussi quelques femmes. Tout le monde est silencieux, beaucoup se sont déjà endormis. Je trouve une cabine avec une place de libre.

À Lviv, en attendant les combats, une vie (presque) ordinaire

Des voyageurs à la montée du train, gare de Lviv. Crédit photo : Justine Salvestroni.

Le train démarre, et la lumière dans la voiture s’éteint immédiatement. Le contrôleur fait le tour du wagon et ferme chaque rideau, n’oubliant aucune fenêtre. Le train roule dans l’obscurité quasi totale. On ne voit pas ce qui se passe autour. Quand mes yeux se sont habitués, je regarde autour de moi. Je me rends compte que nous n’avons pas reçu de literie. Habituellement, dans les trains de nuit Ukrzaliznytsia, les passagers reçoivent un sac en plastique bleu avec un drap, une housse de couette, une petite serviette et une taie d’oreiller. La prochaine fois peut-être.

Je m’endors sur le lit du haut. Je me réveille à 7 heures du matin au son des conversations téléphoniques. L’homme sur le lit d’en dessous se met d’accord sur la façon dont il se rendra à Boryspil, la ville où se trouve le plus grand aéroport d’Ukraine, déjà touché par les missiles russes. Il veut y emmener sa famille. J’entends d’autres personnes. Des voix échangent des conseils sur comment se mettre en sécurité, où emmener sa famille. D’autres regrettent le calme de Lviv qu’ils viennent de quitter.

D’autres voix se réjouissent d’avoir pu mettre leurs proches à l’abri et de pouvoir rejoindre la défense territoriale, pour défendre leurs maisons face l’armée ennemie, pour ceux qui ont encore une maison. Une autre voix explique que l’artillerie russe a détruit les immenses immeubles d’Irpin, près de Kiev. De violents combats s’y déroulent actuellement. Une autre voix ajoute que les troupes ennemies ont détruit trois bâtiments de neuf étages dans le village de Borodyanka – un village encore plus éloigné de Kiev et plus proche du front.

Alors que le train s’aventure dans Kiev, j’entends deux coups de feu retentir à l’extérieur de la voiture. On dirait que je suis arrivé chez moi.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris.

Petro Bodnar

Journaliste pour le média texty.ua.