La rencontre entre Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko au début du mois de décembre à Sotchi a relancé les spéculations sur une intégration voire une union de la Russie et du Bélarus. Une perspective qui inquiète particulièrement la Pologne voisine. Nous avons sollicité Ekaterina Pierson-Lyzhina, doctorante en Sciences politiques à l’Université Libre de Bruxelles, spécialiste de la politique étrangère bélarusse, pour en savoir plus. Propos recueillis par Gwendal Piégais.
Le Courrier d’Europe centrale : En quoi consiste ce projet de confédération ou d’union entre la Russie et le Bélarus qui semble revenir régulièrement sur le devant de la scène ? Est-il sérieux ?
Ekaterina Pierson-Lyzhina : Pour revenir un peu sur l’historique de cette question, c’est en décembre 2018 que le Premier ministre russe, Dimitri Medvedev, a relancé la question de l’intégration de la Russie et du Bélarus dans le cadre de l’État de l’Union, une union supranationale initiée entre 1997 et 1999 par la Russie et le Bélarus. D’après les accords fondateurs de cette union, on envisageait à termes une union de plus en plus poussée entre le Bélarus et la Russie. À l’époque, Loukachenko, qui était très populaire en Russie, nourrissait l’espoir, selon certains politologues, de devenir un jour Président de cette union des deux pays.
L’accord de 1999 en question n’a jamais été mis en vigueur. Il prévoit la mise en place d’une fiscalité commune, d’une monnaie commune, l’adoption d’une nouvelle Constitution, d’organes supranationaux, l’unification des systèmes énergétiques, d’un service de douane commun, d’un système judiciaire unique, etc. Par exemple, la création d’une monnaie commune était prévue initialement pour être mise en vigueur en 2005.
La monnaie commune n’a jamais vu le jour, car à l’époque la Russie souhaitait que sa création passe par la création d’un unique centre d’émission à Moscou, ce à quoi s’opposaient les autorités bélarusses.
En décembre 2018, Medvedev propose alors au Bélarus le choix entre une intégration approfondie ou limitée. Cette proposition a été appelée de manière un peu caricaturale dans plusieurs médias, l’Ultimatum de Medvedev. Suite à cette proposition, afin de bénéficier d’une plus grande marge de manœuvre, notamment sur l’enjeu des hydrocarbures, Loukachenko a accepté à ce qu’on élabore une série de feuilles de route. Tout au long de l’année 2019, on a eu une série de négociations ministérielles, et en décembre on a abouti à 31 feuilles de route sur différents enjeux.
Ces documents ne sont pas disponibles pour le grand public, ils ne sont pas discutés dans les médias ni par les spécialistes. On ne peut juger de leur contenu que sur base des déclarations officielles et selon ces déclarations les documents portent tous, actuellement, sur l’intégration économique. Cela veut dire que la question de la création des organes supranationaux et d’une Constitution est tombée à l’eau au cours des récentes négociations de l’année 2019. On peut imaginer que les autorités bélarusses se sont appuyées sur le résultat du référendum de 1995, au cours duquel le peuple bélarusse s’est prononcé en faveur d’une plus grande intégration des deux États, mais seulement dans le domaine économique.
« La création des organes supranationaux et d’une Constitution est tombée à l’eau au cours des récentes négociations de l’année 2019. »
Donc en fait, le 7 décembre, à Sotchi, les deux présidents n’ont rien déclaré de particulier alors qu’on fêtait les 20 ans de l’État de l’Union. Les réussites de l’Union sont bien connues et vantées : reconnaissance mutuelle des diplômes, facilités pour les travailleurs russes et bélarusses d’aller travailler dans l’un ou l’autre pays, pas de réelle frontière, etc. Mais au-delà de ces quelques chantiers, une plus forte intégration économique semble peu réaliste, au vu de la différence des modèles économiques des deux pays.
Quels seraient les intérêts autant que les désavantages pour le Bélarus ?
Le Bélarus, en participant à ces négociations, a surtout la volonté de récupérer des avantages énergétiques en particulier au niveau des hydrocarbures, sous la forme de prix avantageux concédés par Moscou. Il ne faut pas oublier que la Russie est l’unique fournisseur d’énergie (gaz et pétrole) du Bélarus et ce pays est considéré comme très pauvre en ressources naturelles. Il a quelques gisements de pétrole, mais vraiment très minimaux.
Les autorités bélarusses voudraient parvenir à faire descendre le prix du gaz au niveau des régions russes. Ils disposent déjà d’un tarif préférentiel par rapport aux pays européens. Mais vu que les prix mondiaux sont actuellement très bas, ils souhaiteraient payer au tarif des régions russes, plus quelques frais logistiques. À titre d’information, en 2017, le Bélarus payait 146 $ pour 1000 mètres cubes alors que le prix moyen demandé par la Russie pour tous les partenaires est de 179 $ contre…environ 70 $ pour les régions de la Fédération de Russie.
En 2017, le Bélarus achetait à Moscou 1000 mètres cubes de gaz pour 146 $, les autres partenaires payaient 179 $ contre…environ 70 $ pour les régions de la Fédération de Russie
Dans le domaine pétrolier ils ont la volonté d’atténuer les conséquences de la dernière réforme russe dans ce domaine qui mènera à l’augmentation des prix du pétrole russe de 2019 à 2024 pour tous les partenaires extérieurs. D’après les calculs, le Bélarus risquerait d’y perdre environ 1,7 milliard de dollars par an. On imagine donc bien que le gros avantage pour le Bélarus serait d’éviter les conflits commerciaux comme la guerre du lait, la guerre des hydrocarbures, de la viande, etc. grâce à une intégration économique.
Et du côté de Moscou, qu’y gagne-t-on ?
Les intérêts de Moscou sont beaucoup plus politiques. Le Kremlin veut s’assurer de la loyauté du Bélarus même en cas de changement du leadership. Il s’agit ici de lier ce pays de manière économique. Cet enjeu est d’autant plus d’actualité que d’anciens partenaires de la Russie (l’Ukraine, la Géorgie, etc.) ont opté pour une coopération avec l’Union Européenne. Ainsi, si l’intégration avec le Bélarus est un succès, ce serait donc un modèle à brandir dans l’ensemble de l’Eurasie post-soviétique.
Est-ce que Loukachenko a définitivement renoncé à tout rapprochement avec l’Union Européenne ou les états d’Europe de l’Ouest ?
Non, au contraire, le rapprochement est en cours. Pour remettre cela en perspective, il faut se souvenir qu’en 1996, deux ans après son arrivée au pouvoir, Loukachenko s’est arrogé des prérogatives au détriment des pouvoirs législatifs, judiciaires, etc. L’Union Européenne pris des sanctions contre le Bélarus dès 1997, n’a pas mis en vigueur des accords-cadres établis avec les Bélarusses, l’aide financière était limitée à des projets humanitaires, régionaux et ceux qui soutiennent la démocratisation. Et de 1997 à 2008, l’Union Européenne introduit souvent une interdiction de visas à l’égard de certains représentants du régime bélarusse suspectés de commettre des violations des droits de l’Homme.
« Les intérêts de Moscou sont beaucoup plus politiques. Le Kremlin veut s’assurer de la loyauté du Bélarus même en cas de changement du leadership. »
L’Union Européenne et le Bélarus connaissent ensuite une phases de rapprochement, notamment de 2008 à 2010 dans le sillage d’un conflit sur les hydrocarbures entre la Russie et le Bélarus (2007) et dans celui de la guerre russo-géorgienne (août 2008). En échange d’une mise à l’arrêt de sa politique de sanction à l’égard du Bélarus, ce dernier a libéré des prisonniers politiques et n’a pas reconnu l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, ce qui est finalement très peu.
Mais les relations sont très vite refroidies dès décembre 2010 lorsque les autorités bélarusses dispersent d’une façon extrêmement violente la manifestation de l’opposition tenue le soir des élections qui aboutit à l’arrestation de sept candidats à la présidence. Ainsi, de 2011 à 2013, Minsk disposait d’une marge de manœuvre très faible dans son dialogue avec Moscou, car ses relations avec l’Occident sont dans l’impasse.
Mais un contexte plus favorable se présente, sous la forme du conflit russo-ukrainien à partir de 2014. En brandissant une position neutre, le Bélarus parvient à se rapprocher de l’Union Européenne dès 2015, moment où les sanctions économiques et les entraves aux visas sont suspendus et presque abolis en 2016.
Les négociations, dans le cadre des dialogues bilatéraux sectoriels se poursuivent encore actuellement. Il semble que les deux parties vont bientôt signer des accords sur l’assouplissement du régime des visas et la réadmission. De plus, depuis 2016, les financements européens au Bélarus ont considérablement augmenté. Ainsi, malgré le fait que les élections législatives au Bélarus tenues en novembre 2019 étaient de nouveau non démocratiques, que le parlement est qualifié de « stérile » par les journalistes en raison de l’absence de réelle opposition, un rapprochement a bel et bien lieu.
On voit donc bien que Loukachenko essaye de jouer sur les deux tableaux, russe et européen, n’est-ce pas ?
Absolument. Et on peut dire que ce jeu remonte à 2004, moment du premier conflit énergétique entre la Russie et le Bélarus. Depuis lors, l’Union Européenne est constamment utilisée soit dans le discours, soit dans les ouvertures diplomatiques afin de forcer Moscou à des concessions.
Mais le Bélarus n’utilise pas uniquement l’Union européenne. Par exemple, à partir de 2007 on assiste à une intensification des partenariats avec la Chine et le Venezuela. Ce dernier partenaire était courtisé afin de diversifier les fournisseurs d’hydrocarbure. Mais cette coopération n’était évidemment pas rentable, pour des raisons géographiques et techniques et elle tenait en grande partie à la bonne entente entre Hugo Chavez et Loukachenko.
La coopération avec la Chine est plus durable. Loukachenko insiste dans ses discours sur le fait que ce partenaire n’exige pas de contrepartie démocratique ou qu’il ne pose pas comme condition la privatisation des entreprises ; ce reproche étant directement adressé à Moscou.
Mais la collaboration avec la Chine reste asymétrique. Ce pays accorde peu d’investissements directs. Les deux états ont signé beaucoup d’accords de coopération et dans la plupart ils sont liés à des projets concrets avec exigences d’acheter des équipements en Chine, d’engager des spécialistes chinois, etc. C’est donc finalement une coopération qui favorise clairement Pékin. La balance commerciale est nettement en défaveur de Minsk avec 7 fois plus d’exportations chinoises que bélarusses vers la Chine.
« La collaboration avec la Chine reste asymétrique. Ce pays accorde peu d’investissements directs. »
Il y a néanmoins une nouveauté dans cette relations bilatérale survenue au mois de décembre 2019. La Chine a offert un crédit de 500 millions de dollars, crédit non-lié à un projet spécifique, ce qui est inédit.
Les images des manifestants à Minsk ont surpris beaucoup d’observateurs, tant on n’attend pas de telles manifestations dans ce qu’on a coutume de présenter comme la “dernière dictature d’Europe”. Même si elle ne rassemble qu’un millier de personne, quel niveau d’hostilité au projet révèlent ces manifestations ?
Il faut d’abord signaler qu’on a vu cette manifestation parce qu’elle était tolérée par les autorités car elle jouait en leur faveur dans les négociations avec Moscou. De plus, comme l’été prochain Loukachenko va se représenter aux élections présidentielles, il va dire aux autorités russes que si ce n’est pas lui le Président, cela pourrait être un nationaliste russophobe tout à fait opposé à l’intégration économique du pays.
L’opposition prévoit d’organiser d’autres manifestations, mais on ne sait pas encore comment le régime va réagir. Il peut le faire très durement, justement pour montrer sa loyauté envers Moscou.
Pourriez-vous dresser un rapide portrait de la société bélarusse ? On la dépeint souvent comme largement consentante au régime et à la stabilité offerte par Loukachenko. Est-ce vrai ?
La question de l’opinion au Bélarus est très délicate, car on ne peut pas se utiliser de la même manière les sondages comme instrument de mesure comme on le ferait en Europe de l’Ouest, même si quelques sondages existent. Quand on travaille sur le Bélarus, on peut néanmoins y prêter attention sur des questions moins sensibles que celle d’une contestation directe de la politique de Loukachenko, comme par exemple ce que les gens pensent des relations avec l’Union Européenne. De plus, en 2016 l’Institut indépendant des analyses socio-économiques NISEPI a fermé ses portes ayant subi des harcèlements du pouvoir en place. Le nombre de sondages sur lesquels on peut se baser est assez limité. Mais si l’on étudie les sondages de NISEPI effectués pendant toutes les années 2000 jusqu’à la fermeture de l’institut on voyait tout de même une tendance à la désapprobation de Loukachenko en hausse. On peut assez justement supposer que ce sentiment n’est pas allé décroissant alors que le Président se présente pour un sixième mandat…
Ce qui est aussi intéressant c’est que si les candidats à l’opposition sont mentionnés dans les sondages, les Bélarusses restent méfiants et aucun d’entre eux ne sort du lot ou ne recueille d’approbation massive. Malgré tout, la majorité des sondés se prononçaient positivement en faveur de plus d’alternatives. Ils aspirent au changement mais ne voient pas de candidat crédible dans l’espace politique bélarusse.
« Les autorités vont tout faire pour dépolitiser les élections et démobiliser les Bélarusses en pariant sur le fait qu’à ce moment de l’année, une grande part de la population sera…à la datcha. »
Mais il faut rappeler, pour reprendre l’expression d’Alexandra Goujon, que l’opposition bélarusse est un « mouvement de résistance » car les opposants sont écartés des institutions, n’ont que très peu de moyens tout en impliquant des couches de populations assez larges, comme tous les participants aux médias d’opposition, certains politologues et les organisations de la société civile.
Ces opposants pourront-ils s’exprimer d’une manière ou d’une autre lors du prochain scrutin ?
C’est entre les mains du pouvoir… Mais il est tout de même révélateur de constater que les élections présidentielles ont été fixées au 30 août. Les autorités vont tout faire pour dépolitiser les élections et démobiliser les Bélarusses en pariant sur le fait qu’à ce moment de l’année, une grande part de la population sera…à la datcha, dans leurs quartiers d’été. De plus, une grande partie des fonctionnaires sera en congés. Cette période n’est évidemment pas anodine et on peut être sûrs que Loukachenko ne va pas se présenter sur un slogan d’indépendance du pays, mais plutôt sur des idées assez neutres.
Visite dans la Biélorussie de Loukachenko, un pays qui veut devenir un aimant à touristes