« Je me rendais dans ma ville natale, Varsovie, sans trop d’espoir de retrouver le bonheur d’autrefois », écrit Agnieszka Grudzinska, professeure émérite à la Sorbonne et issue de la génération ’68. Et puis j’ai vu…
Il était une fois en Europe centrale, appelée parfois l’Europe de l’Est, une contrée dont la société a changé la face du monde. Cela s’est passé en 1980, le premier syndicat indépendant et autogéré Solidarność a vu le jour en Pologne, et malgré les aléas de l’Histoire, a changé un système politique qu’on croyait éternel. Le communisme avec son mépris profond de l’individu a disparu, et même si d’autres problèmes importants sont arrivés avec la transformation capitaliste, les Polonais, grisés par la liberté dont ils étaient depuis si longtemps privés, écrivaient partout son nom.
Comme il semble lointain, ce temps béni, ce festival exaltant de la joie et de l’allégresse… Depuis le gouvernement du PiS (Droit et Justice), les libertés politiques, juridiques et individuelles sont bafouées, le pays s’enfonce dans le marasme et la déprime générale. Bien sûr, les acolytes de Kaczyński et de l’Eglise jubilent, certains se contentent des avancées sociales indéniables orientées vers les familles pauvres, ces aides d’Etat qui encouragent les femmes à se satisfaire de « Kinder, Küche, Kirche ». Certes, le président Duda n’est passé que de justesse aux dernières élections. Mais l’avenir paraissait bien morne…
Je me rendais donc dans ma ville natale, Varsovie, sans trop d’espoir de retrouver le bonheur d’autrefois : paysages familiers, spectacles, films, chaleur des rencontres avec les amis. Eh bien, je me suis trompée. Surprise, surprise !
Les femmes polonaises (accompagnées, un peu, par les hommes…), déjà très actives jusqu’alors, n’ont pas pu avaler la dernière loi votée par le Tribunal (soi-disant) constitutionnel. Cette loi les privait de la quasi-dernière possibilité de recourir à une IVG autorisée jusqu’alors, dans le cas de « malformation grave du fœtus ». Elles doivent accoucher d’un enfant sans cerveau, par exemple, qui mourra aussitôt. L’important c’est de remplir le devoir patriotique de la Mère Polonaise, celui d’accoucher, de baptiser l’enfant et d’organiser des funérailles catholiques. Le corps des femmes, leur désespoir, leur souffrance ne comptent pas. La femme est faite pour procréer, comme des animaux, a dit un représentant du gouvernement Droit et Justice (appellation orwellienne par excellence).
J’ai vu dans les rues la foule dense qui ne s’arrêtait jamais, bigarrée, pacifique, dansante, avec des pancartes et des slogans ingénieux et si drôles.
La réaction a surpassé tous les espoirs. J’ai vu dans les rues la foule dense qui ne s’arrêtait jamais, bigarrée, pacifique, dansante, avec des pancartes et des slogans ingénieux et si drôles… La violence de ces inscriptions, voire leur vulgarité, phénomène social et linguistique étonnant, peut en gêner certains, mais il est évident qu’il s’agit là d’un signe fort de la rupture avec les moyens de communication traditionnels et « bien élevés ». « Nous avions été sages, à présent nous sommes nous-mêmes, et personne ne nous en empêchera ». Elles ne sont plus dociles, ces femmes.
Je suis de la génération ’68 (certes, ’68 n’était pas le même en Pologne qu’en France), et forcément j’ai eu ce type d’associations : flower power, liberté sexuelle, à bas le pouvoir… Mais ce déjà vu était enrichi par l’impact très fort du nouveau féminisme, par la furie et la haine envers les autorités. Ces jeunes femmes revendiquent le plus élémentaire respect pour leurs décisions individuelles, intimes, et les cinq années d’hypocrisie, d’impertinence et de mépris total montrés par le PiS, si analogues aux agissements du Parti communiste d’avant, semblent être balayées par ce vent libertaire comme le sont les feuilles mortes dans les beaux parcs varsoviens. Il faut désormais composer avec les opinions des femmes, ce sont elles qui dirigent, qui décident, qu’elles soient catholiques ou pas. D’ailleurs le « grand compromis » de l’État avec l’Église concernant le droit à l’avortement de 1993 est en train de voler en éclats. L’Église cessera-t-elle d’être une référence ? Il y a grandes chances pour que ce fait improbable il y a encore quelques semaines se réalise.
Il n’y a plus d’autre voie que la révolte.
Pour ces jeunes, le pape Jean-Paul II est une figure historique, Solidarność un vague mouvement symbolique d’antan. Les idées de Jacek Kuron semblent rester la seule référence sauvée de l’oubli. Quelque chose s’est cassé dans l’ancienne Pologne, et l’ordre ne règne plus à Varsovie. Au-delà des revendications concernant la sexualité (on s’étonne qu’il faille encore se battre pour elles), c’est un nouveau visage de ce pays qui apparait, et la question de l’avortement n’est plus qu’un prétexte. Ces femmes protestent contre l’asservissement de leurs corps, et partant, de l’assujettissement de toute la société. Elles parlent d’un nouveau patriotisme, le vrai, l’authentique, grâce auquel il fait bon vivre en Pologne, car cela signifie que les Polonais restent toujours en Europe.
Bien sûr, cette révolution n’en est qu’à ses débuts, elle ne se revendique d’aucun parti politique (même si elle est soutenue par les organisations de gauche), mais ça ne se passe pas nulle part, ça se passe en Pologne. Et il n’y a plus d’autre voie que la révolte. Les femmes avancent, elles sont très en colère, les foudres rouges (symbole graphique du mouvement) s’abattent sur le patriarcat. Puisse celui-ci le comprendre.
On peut donc de nouveau aimer la Pologne, et par les temps qui courent, ce n’est pas une mauvaise nouvelle.
Varsovie-Paris, novembre 2020
Agnieszka Grudzinska
Professeur émérite de Sorbonne Université
Présidente d’honneur de l’Association Défense de la démocratie en Pologne (ADDP)