« Quelque chose est en train de céder en Pologne »

Nous reproduisons ici un texte de Thibault Deleixhe, chercheur à l’INALCO, publié en réaction à la décision de la justice polonaise d’abolir presque complètement le droit à l’IVG.

Quelque chose est en train de céder en Pologne. Quelles qu’aient été les dissensions, quelle qu’ait été la colère, j’ai toujours vu mes proches hésiter devant les églises. Si les foules se rassemblaient à l’occasion sur leur parvis, il était extrêmement rare que quelqu’un s’aventure à manifester dans ce qui, dans l’imaginaire collectif, restait malgré tout le sanctuaire du sacré.

Naturellement, cette réserve était suspendue à une condition : que le sacré continue de l’être.

Or, depuis 2015, les églises ouvrent leurs portes à ce que la politique a de pire à y faire entrer. On a vu le prêtre Jacek Międlar prononcer en chaire de vérité des sermons dont l’antisémitisme aurait fait frémir Céline de jalousie. Les brigades de l’ONR, une organisation fasciste datant de l’entre-deux-guerres, ont été invitées à tenir leur grand-messe annuelle à Częstochowa, le Vatican polonais, formant à l’intérieur de la cathédrale une haie d’honneur avec des étendards arborant leurs insignes directement inspirés de la svastika nazie. L’archevêque métropolitain de Cracovie, Marek Jędraszewski, a affirmé que la communauté LGBTQ était une « peste arc-en-ciel » sans qu’aucun confrère ne juge utile de le recadrer. Des missives canoniques avec instructions de vote ont été lues dans toutes les paroisses du pays à la veille des élections.

Mais la dernière outrance est survenue ce vendredi avec l’interdiction quasi totale d’avortement. Et quelque chose a cédé.

L’Église, croyant accroître son contrôle sur les femmes, a surtout dilapidé son monopole sur le sacré. La sécularisation de la société polonaise – déjà en bonne voie – s’apprête à connaître un coup d’accélérateur inédit.

Le même commentaire revient dans toutes les bouches : puisque l’église n’est plus l’église mais tout au plus l’étal des marchands du temple, puisque la seule chose qu’on y sacralise encore c’est le dégoût d’autrui, puisque l’église s’invite dans la vie des Polonaises pour en réguler les corps, alors les Polonaises s’invitent à leur tour dans sa vie et dans son corps pour lui dire tout le mépris que leur inspire ce qu’elle est devenue.

En somme l’Église, croyant accroître son contrôle sur les femmes, a surtout dilapidé son monopole sur le sacré. La sécularisation de la société polonaise – déjà en bonne voie – s’apprête à connaître un coup d’accélérateur inédit.

Sur la photo ci-dessous une amie, dont je respecterai l’anonymat, qui s’avance au-devant des fidèles en pleine homélie avec une pancarte sur laquelle on peut lire « notre souffrance ne vous sanctifiera pas ». Elles étaient nombreuses à faire pareil aujourd’hui. C’est assez vertigineux comme geste parce qu’il n’ambitionne rien de moins que de faire basculer une époque.

Thibault Deleixhe

Chercheur à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).