Jean-Marc Jancovici défend le nucléaire : les renouvelables sont une « diversion »

Le nucléaire est moins cher et moins dangereux que les renouvelables. Mais il est vu dans nombre de démocraties modernes comme risqué, déplore Jean-Marc Jancovici, membre du Haut Conseil pour le Climat.

Jean-Marc Jancovici est Président du think-tank français dédié à la décarbonisation The Shift Project. En même temps, il est partenaire dans la société de conseil et d’analyses dans le secteur de l’énergie Carbone 4, enseigne à Mines ParisTech et siège au Haut Conseil pour le Climat. Photo : Pavol Szalai.

Vous êtes un partisan du nucléaire. Pourquoi ?

Je suis un grand partisan du nucléaire. La raison est que c’est un parachute ventral.

Un parachute ventral ?

C’est le parachute sur le ventre qui s’ouvre si le parachute dorsal ne fonctionne pas. Il vous empêche de vous écraser au sol.

Qu’est-ce que représente le parachute dorsal ?

Les combustibles fossiles qui permettent au monde de tourner tel qu’on le connaît. Si nous n’en avons plus, le nucléaire fait partie de ce qui évite de s’écraser plus vite au sol.

Où qu’on soit en Europe, on est en civilisation industrielle. Sans industrie et machines, il n’y a pas de services. Les énergies qui permettent aujourd’hui à l’Europe de fonctionner sont à 75% fossiles : charbon, pétrole et gaz. L’Europe est attaquée sur ces trois énergies non pas à cause du climat, mais parce que nous subissons la déplétion géologique. C’est la première bonne raison de se débarrasser des combustibles fossiles.

Cela étant, du point de vue du climat, les énergies fossiles ne baissent pas assez vite. Si on veut respecter l’objectif de 2°C inscrit dans l’Accord de Paris, il faut dès maintenant réduire les émissions de 4% par an dans le monde. Or, baisser les émissions implique de baisser l’approvisionnement énergétique fossile, qui représente l’essentiel de ce qui fait fonctionner l’appareil productif. Cela veut dire baisser le nombre de machines en fonctionnement, et donc contracter l’économie. Contenir le changement climatique dans le monde ne fera pas avec une économie en croissance, et les énergies décarbonées dont le nucléaire permettent de garder « un peu plus d’économie » avec des émissions en baisse rapide.

On peut construire de nouvelles sources de l’énergie.

Oui. Il n’y a que deux sources décarbonées : les renouvelables et le nucléaire. Le second est beaucoup plus facile à mettre en œuvre que le premier. Le nucléaire demande moins de matériaux. Il faut 100 fois plus de cuivre ou 50 fois plus d’acier pour faire un kilowattheure solaire que pour faire un kilowattheure nucléaire. Il faut quasiment 1 000 fois plus d’espace. Un gigawatt de solaire demande 1 000 hectares hors stockage associé, alors qu’un réacteur seul tient sur 1 hectare, et avec les auxiliaires sur quelques hectares. Par ailleurs, le nucléaire est pilotable contrairement au solaire. Or tout notre société est bâtie sur le postulat d’une énergie disponible à la demande. Même les aéroports ont besoin d’électricité, et je ne crois pas que vous auriez accepté de ne pas venir en France parce qu’il n’y avait pas assez de vent ou de soleil.

La disponibilité des renouvelables peut-être augmentée.

Pour cela, il faut des dispositifs de stockage à large échelle de l’électricité. La solution historique est celle des barrages réversibles, mais en Europe nous n’avons plus beaucoup de possibilités résiduelles. Avec des batteries, le coût serait absolument monstrueux à cause du problème de ressources. Dans un « crash programme » où les énergies fossiles doivent baisser de 4% par an, le nucléaire est la solution du pauvre. Même si le nucléaire est cher, il demande beaucoup moins d’espace et donc de capitaux que les renouvelables pour faire un système complet et pilotable. Quand vous êtes dans la course contre la montre vous devez privilégier les moyens les plus efficaces. En ce moment, on est en train de privilégier les moyens les plus inefficaces – les renouvelables intermittentes et fatales, le solaire et l’éolien – ce qui est délibérément choisir la voie d’un drame climatique augmenté.

De n’importe quel point de vue, le nucléaire est le meilleur outil pour amortir le choc, le changement climatique et la contraction de l’économie.

Le nucléaire et la démocratie

Un expert critique du nucléaire Mycle Schneider, qui cartographie l’industrie nucléaire depuis 27 ans, dit que dans cette course contre la montre, le nucléaire est justement moins efficace que les renouvelables. Selon lui, les délais de la construction des réacteurs sont trop longs, 10 ans au moyen. A le croire, 29 sur 46 chantiers nucléaires sont en retard.

L’Allemagne, qui a choisi une autre voie, est aussi en retard sur son plan de baisse des énergies fossiles ! Pour remplacer 8 GW de nucléaire, ce pays a dépensé environ 300 milliards d’euros dans les énergies renouvelables, et donc par réacteur remplacé (ce qui n’a pas d’impact sur les émissions), elle est à plus de 30 milliards…

Je ne dis pas que la politique allemande est exemplaire.

Elle fait exactement ce que M. Schneider souhaite : elle remplace les réacteurs nucléaires par des renouvelables. En plus nous serons tous morts avant d’y être arrivé. M. Schneider pense-t-il que les retards du nucléaire européen disqualifient le nucléaire tout court ? Comme l’Europe n’a pas construit de réacteurs depuis longtemps, on a partiellement perdu les compétences. Par ailleurs, comme les anti-nucléaires européens font tout pour ralentir le nucléaire partout, il ralentit. Et puis ils disent : regardez, le nucléaire ralentit.

Le ralentissement est la faute aux anti-nucléaires ?

Leurs actions contribuent inévitablement au ralentissement, c’est même le but !

En France, ce ne sont pas les avis de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), très indépendante, qui font ralentir le nucléaire ?

Un rapport assez fourni vient d’analyser les causes des retards du chantier de l’EPR (le rapport Folz). Les causes du retard sont multiples, et surtout dues à des manquements des industriels concernés, mais une petite partie vient des changements des règles de sûreté en cours de chantier.

Par ailleurs, la Chine a mis neuf ans « seulement » pour construire 2 EPR au lieu de cinq ans annoncés initialement, mais le rapport Folz souligne que cette annonce était irréaliste. Et ces deux réacteurs sont aujourd’hui en fonctionnement normal. Toujours selon le même rapport, elle a construit les deux à environ 6 milliards de dollars pièce. Si l’EPR est trop cher et trop compliqué, ce n’est pas juste un problème nucléaire, mais aussi un problème franco-allemand ; l’EPR est en effet issu d’une collaboration entre France et Allemagne.

Il y a aussi une question de stratégie à long terme qui soit stable et lisible. Si le pouvoir politique dénonce le nucléaire pendant 15 ans, tout en prenant en pratique des décisions qui lui sont plutôt favorables, il est normal que les gens qui en font, qui sont soumis à des injonctions contradictoires, finissent par « vivre cachés » et faire des bêtises. On est en train de payer en Europe la politique à courte vue de la part de certaines puissances européennes, que ce soit par démagogie électorale, ou par illusion sur les bénéfices de la libéralisation du marché de l’électricité qui a été promue partout. Dans un marché ouvert à la concurrence à l’aval, il est impossible que se déclenchent spontanément les meilleurs investissements pour la collectivité.

Est-ce que vous mettez en question l’indépendance de l’ASN ?

Non, je ne la mets pas en question, au sens où je ne crois pas du tout que ce soit l’État qui suggère le contenu détaillé des rapports. Mais personne n’échappe à « l’ambiance » dans le pays, et par ailleurs, quand vous dépendez de l’État pour votre budget, il y a nécessairement une limite à ce que vous pouvez dire ou faire dans un contexte politique donné. Cette conclusion s’applique à tout organisme public, du reste.

Que pensez-vous du Contract for Difference (CfD) avec un prix fixe de rachat de l’électricité du Hinkley Point C ?

Le CfD est une manière de sortir le nucléaire du marché et de le « nationaliser ». Par ailleurs, il n’a pas été conclu seulement pour le nucléaire, mais pour toutes les énergies décarbonées. Les Britanniques ont constaté que le marché libéral a mené au sous-investissement partout. Ils ont fait machine-arrière partout et ils ont « nationalisé » le transport et l’électricité. Le développement de l’éolien en Europe a aussi été « nationalisé » par des tarifs de rachat garanti.

A nouveau, les Chinois ont construit un EPR pour beaucoup moins cher que nous, et l’une des raisons est justement le retour d’expérience des chantiers européens. Les Coréens ont terminé en 7 ans environ un réacteur de 1,4 GW aux Émirats arabes unis, pour 6 milliards de dollars. Ce qui est sûr, c’est que le nucléaire, dans un système libéral et politiquement indécis sur ce sujet, ce qui est le cas de nombre de démocraties modernes, est vu comme risqué, ce qui contribue à faire monter le cout du capital, et donc le cout tout court.

Ce sont pourtant les pays démocratiques qui ont lancé le nucléaire civil.

Ce n’est pas exact : le nucléaire civil a aussi démarré en URSS ! Mais, que ce soit dans les pays communistes, ou du côté démocraties, le nucléaire a démarré dans des systèmes beaucoup plus planifiés et dirigistes qu’aujourd’hui, avec des responsables en poste qui étaient tous issus de la seconde guerre mondiale : de Gaulle en France, Eisenhower aux USA… Enfin une large partie de l’essor est une réponse au choc pétrolier de 1974, qui a aussi conduit à des programmes très planifiés dans des pays qui étaient beaucoup moins « libéraux » qu’aujourd’hui.

Je reviens au sujet des délais. Seulement 4 sur les 29 réacteurs actuellement en retard se trouvent dans l’Union européenne. La plupart se trouve ailleurs. Et la durée moyenne de construction est de 10 ans.

Je n’ai pas regardé en détail, mais je suis à peu près sûr que pour la Chine, où se trouve la moitié des chantiers, le durée moyenne de construction est inférieure à 10 ans. Elle a été de 5 ans pour de très nombreux réacteurs actuellement en fonctionnement en Chine.

Les renouvelables sont une diversion

Les renouvelables peuvent être utilisées de manière plus efficace grâce à une meilleure gestion de réseau et aux interconnections.

Ici vous ne parlez pas « des renouvelables », mais juste du solaire et de l’éolien. Pour ces deux modes de production, il existe des corrélations fortes entre les productions de pays adjacents. Pour l’éolien, les dépressions et anticyclones couvrent simultanément une large partie de l’Europe, de telle sorte que la production dans un pays n’est pas nécessairement excédentaire quand le pays voisin a besoin du surplus ; c’est plutôt le contraire. Sur l’ensemble de l’année la puissance garantie pour l’ensemble du parc éolien européen n’est que de 5% de la puissance installée. Pour le soleil, c’est pire : la puissance garantie est nulle toutes les nuits pour l’ensemble de l’Europe ! Et il est midi en été à peu près partout en Europe au même moment. J’ai calculé qu’un système composé uniquement d’éoliennes, de panneaux et de dispositifs de stockage demanderait de 10 à 40 fois plus d’investissements qu’un système basé sur le nucléaire sur la même période.

Un exemple en Europe : le transporteur d’électricité irlandais EirGrid veut passer à 70% de renouvelables en 2030. Le reste sera fourni par le gaz naturel. Le coût estimé est de 2 milliards d’euros.

Je n’ai pas d’avis là-dessus, je n’ai pas regardé. Je note juste qu’avec 30% de gaz cela ferait quand même une électricité plus carbonée que le mix français.

La loi sur la transition énergétique a pour objectif d’atteindre à l’horizon 2035 un mix énergétique composé à 50% du nucléaire et à 50% des renouvelables. C’est un bon projet ?

Si un vote à l’Assemblée nationale pouvait changer les lois de la physique, on le saurait ! Dans la course contre la montre où nous sommes en ce qui concerne les combustibles fossiles, cet objectif est une diversion qui n’a aucun intérêt. La fission de l’uranium n’émet pas de CO2. Il y a certes un peu de CO2 dans la chaîne nucléaire, à cause de l’industrie minière et de l’enrichissement de l’uranium, de la construction de la centrale, et des déchets, mais c’est très peu (moins de 10 g de CO2 par kWh électrique), et même 4 à 5 fois moins que pour le solaire.

Selon le dernier rapport du GIEC sur le changement climatique et terres, à partir de 3°C de réchauffement global, il y aura de l’insécurité alimentaire généralisée sur la planète. Ça veut dire des conflits partout. Le changement climatique a le potentiel de tuer non pas des millions, mais des milliards de gens. A Tchernobyl il y a eu une cinquantaine de morts instantanés et quelques centaines de morts différés dus au cancer de la thyroïde ; 6 000 enfants au moment de l’accident ont contracté ce cancer. L’accident a mené à l’évacuation de 150 000 personnes, c’est à dire 6 fois moins que le nombre de personnes évacuées à cause de la construction du barrage des Trois-Gorges en Chine, qui relève d’une énergie parfaitement renouvelable.

Il faut donc comparer les risques du nucléaire – car toute énergie comporte des risques – à ceux qu’il permet d’éviter quand il remplace du charbon ou du gaz.

La ministre française de l’environnement a demandé à EDF de programmer une construction de 6 nouveaux EPR. Et même si le rapport de Jean-Martin Folz critique la construction de l’EPR Flamanville, il préconise un programme à long terme d’élargissement de la flotte nucléaire française. Est-ce que les pouvoirs français actuels sont pronucléaires ?

Le rapport Folz n’exprime pas la position du gouvernement français, mais celle de son auteur, Jean-Martin Folz. Par ailleurs je n’ai pas les détails de la demande du gouvernement français à EDF ; je n’en sais que ce que j’ai vu passer dans la presse, mais c’est insuffisant pour avoir un avis ! Enfin si « pronucléaire » c’est « le gouvernement français souhaite garder du nucléaire », alors oui il l’est. Mais si « pronucléaire » c’est « il est inutile de chercher à faire baisser la part du nucléaire de 75% à 50% », alors le gouvernement français est antinucléaire. Tout dépend donc de ce que l’on met dans la définition des « pro » et « anti », qui sont plus utiles pour manier les slogans que pour discuter de façon un peu concrète de notre avenir…

Le coût de la trouille

L’explosion de la centrale de Tchernobyl a créé un nuage radioactif qui a beaucoup bougé et son impact sur la santé publique n’a pas été clarifié. Le régime communiste, par définition non transparent, n’a pas communiqué suffisamment sur le sujet.

Le passage du panache radioactif n’a jamais été « observé » avec des détecteurs ; il n’y en a pas partout dans l’atmosphère ! Il a été modélisé à partir de la quantité de matériaux radioactifs qui étaient présents dans le cœur, et de la circulation atmosphérique au moment de l’accident. Et, après la chute du mur, il a été possible d’effectuer des analyses au sol, pour corroborer avec la circulation modélisée du panache. Les chiffres que je mentionne ci-dessus sont ceux fournis par l’agence onusienne UNSCEAR (United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiation), qui fonctionne sur le même modèle que le GIEC, en synthétisant les publications scientifiques parues dans des revues à comité de lecture.

Aujourd’hui, le nucléaire est le plus souvent évalué sur la base de passions et de slogans, et malheureusement pas assez avec l’analyse rationnelle des faits. Une majorité de Français pensent ainsi que les déchets nucléaires portent plus de risques que l’obésité chez les jeunes, la circulation automobile, les accidents domestiques qui font 20 000 morts par an, les erreurs médicales, et presque autant que l’alcoolisme !

En 2012, le gouvernement français a estimé que le coût du centre du stockage du combustible usé provenant du parc nucléaire français serait de 25 milliards d’euros sur 150 ans. En plus, la solution technologique n’est pas encore à point.

Comme le nucléaire français produit aujourd’hui 400 TWh d’électricité par an, le coût rapporté sur les 150 ans est de 0,04 centime par kilowattheure, soit 1% de son cout. Les déchets nucléaires ne coûtent pas cher au regard de la production nucléaire.

Par ailleurs, le projet Cigéo (Centre industriel de stockage géologique) est un programme beaucoup trop compliqué, car on a voulu prendre une option (la réversibilité) qui en pratique est sans intérêt : une fois que les déchets sont dans l’argile, ils peuvent y rester sans problème jusqu’à ce qu’ils soient redevenus inoffensifs. Dans le nucléaire, on peut dire que 20% de ce que l’on investit correspond à des coûts techniques. C’est à dire ce qu’il faut faire pour que cela fonctionne avec une sûreté correcte. Les 80% restants sont le « coût de la trouille ». C’est à dire ce que l’on dépense pour supprimer des risques que nous acceptons sans discuter pour d’autres activités, ou parce que le loyer de l’argent est trop élevé à cause du risque perçu par le monde financier. Si nous voulons baisser le coût du stockage de déchets, il ne faut pas se préparer pour toutes les éventualités possibles, y compris la réversibilité du stockage parce que le mot rassure, mais prendre les gens pour les adultes et leur expliquer où sont les vrais et les faux dangers.

L’entretien a été publié en slovaque par EURACTIV Slovaquie.

Pavol Szalai

Journaliste

Pavol Szalai est journaliste spécialisé dans l'énergie, l'environnement et la politique française chez EURACTIV Slovaquie. Il a obtenu un Master Affaires européennes à Sciences Po en 2012 et dispose de plusieurs années d'expériences dans le journalisme, le secteur de l'énergie et l'administration slovaque.