Trains de nuit : un retour prometteur mais laborieux vers l’Europe centrale

Et si vous pouviez vous rendre aisément à Prague, Varsovie ou Bratislava en train de nuit ? À l’heure de la crise du secteur aérien et de l’urgence climatique, c’est le pari que font plusieurs compagnies de transport, ainsi que des gouvernements et associations de voyageurs.

Le succès du train Bruxelles-Vienne

Depuis le début des années 2000, les lignes de trains de nuit en France et en Europe ont fermé les unes après les autres. Alors que l’offre de transport comprenait une quinzaine de trains de nuit en France, il n’en reste plus que six en 2020. Mises à mal par la libéralisation du transport ferroviaire en Europe, et férocement concurrencées par les vols low-cost, le déclin de ce mode de transport, symbole de toute une époque, semblait inéluctable. Les affiches publicitaires des années 1980, « La Yougoslavie en train couchettes » vantant les mérites du trajet de nuit Bruxelles-Salzbourg-Villach-Ljubljana avaient visiblement tout pour meubler les musées du révolu.

« Il faut croire qu’à la direction d’ÖBB, les gens aiment vraiment le train, » remarque avec humour Alexandre Gomme, membre de l’association Back on tracks Belgium. Employé à la Société Nationale des Chemins de fer Belges (SNCB) et militant pour le réinvestissement d’un mode de transport qu’il n’a jamais cessé d’employer, Alexandre est en contact régulier avec les acteurs de la revitalisation du train de nuit en Autriche, comme en France et en Belgique. Il a contribué à la rédaction d’un dossier disponible en ligne sur la relance des trains de nuit internationaux.

Jusqu’à une date récente, le train de nuit faisait partie du « monde d’avant » dans les milieux des transports, et peu de responsables des compagnies ferroviaires européennes se disaient prêtes à imiter ÖBB dans son pari. À tel point que la ligne Bruxelles-Vienne a vu le jour en grande partie grâce aux impulsions de la compagnie autrichienne, bien plus qu’à la coopération de son homologue belge, la SNCB. Les Autrichiens ont en effet pris les devants en la matière, mettant presque les Belges devant le fait accompli du lancement de cette nouvelle ligne.

Mais à la surprise générale, tous les trains ont vite affiché complet, et ont roulé tout l’hiver, avant de reprendre du service après l’interruption du trafic due à la pandémie. En France, en Belgique et en Europe, plusieurs collectifs d’usagers ont alors posé la question : si ÖBB le fait, pourquoi pas nous ? Dans plusieurs pays européens, notamment en Scandinavie, plusieurs acteurs publics et privés, se tournent désormais vers un rail réinvesti comme réponse à l’urgence climatique. La récente crise du secteur aérien due à la pandémie pourrait également accentuer l’intérêt que plusieurs États portent aux trains de nuits, et notamment en faveur de lignes vers l’Europe centrale.

Quelles lignes vers l’Europe centrale ?

D’après Alexandre Gomme, l’Europe centrale offre en effet un terrain très propice à un nouvel essor des lignes de nuit dans les années à venir. En premier lieu, la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie et la Hongrie ont conservé plus longtemps que la France ou la Belgique ces lignes et leur équipement. On y trouve donc un matériel roulant encore récent et performant. De plus, des trains de nuit réinvestis resteraient plus concurrentiels que le réseau autoroutier, au maillage encore faible en Europe centrale, et parfois moins bien entretenu qu’en France ou en Allemagne.

Si on relance le train de nuit demain, avec un départ de Belgique à 19h44, le voyageur se réveillerait en Pologne pour poser sa valise à Poznań vers 6h du matin ou à Varsovie à 8h40.

L’autre force des différents projets présentés aux pouvoirs publics est que les lignes que ces associations françaises, belges et polonaises proposent d’ouvrir ne repartiraient pas de zéro. Ces trains de nuit ont déjà roulé efficacement par le passé. L’association Back on tracks Belgium, ainsi que des usagers polonais, proposent ainsi la reprise de l’ancien horaire du train « Jan Kiepura ». Ce train, portant le nom d’un célèbre ténor polonais, circulait dans les années 1990 et proposait un trajet Varsovie – Cologne, pour ensuite relier Bruxelles, Francfort, Munich, Innsbruck, Amsterdam et Oberhausen.

D’après Alexandre Gomme et son équipe, si on relançait ce train de nuit demain, avec un départ de Belgique à 19h44, le voyageur se réveillerait en Pologne pour poser sa valise à Poznań vers 6h du matin ou sur le quai de la gare Centrale de Varsovie à 8h40. La réouverture de cette ligne suscite déjà de l’intérêt en Pologne, où une pétition a circulé pour demander le réexamen de ce projet.

Partant de ce précédent, le collectif Back on track Belgium a ainsi composé l’horaire des trains de nuits viables vers l’Europe centrale. La relance de la ligne sur laquelle roulait le train « Jan Kiepura » permettrait également l’ouverture d’un tronçon qui, depuis Hanovre, repiquerait vers le Sud pour arriver à Prague sur les coups de 8h. En France, l’association Oui au train de nuit propose également à la SNCF et aux pouvoir public d’ouvrir une ligne Paris/Lyon – Prague/Bratislava ou encore un Strasbourg/Budapest.

Schéma du réseau de base (réalisé par © Back on Track Belgium)

À quand ces nouvelles lignes ? Une Europe des transports à (re)faire

Plusieurs voix, pleines d’entrain et de volontarisme, au sein des gouvernements belges, français et allemands, affirment vouloir « le train de nuit pour avoir une offre alternative aux vols low cost », comme a pu le déclarer par exemple Georges Gilkinet, le ministre belge de la mobilité. Mais la route (ou plutôt la voie ferrée) est encore longue. Les associations de revitalisation du rail européen pointent le fait que l’aérien bénéficie de subventions cachées : pas de taxe sur le kérosène, pas de TVA sur le billet d’avion, importantes subventions locales pour les plateformes low cost telle que Beauvais-Tillé en France, et les aéroports rivalisent en dumping du coût d’accueil des compagnies aériennes.

« C’est un paradoxe un peu fou, » s’amuse une nouvelle fois Alexandre Gomme. « On dit partout qu’il faut faire l’Europe, et notamment faire l’Europe des transports. Mais non, il s’agit de la reconstruire. L’Europe ferroviaire, l’Europe des transports a existé. Elle n’est pas à faire mais à refaire. » L’expert pointe le cadre contraignant des directives européennes des années 1990 qui ont orienté vers la libéralisation et vers une scission des chemins de fer en deux unités comptables distinctes : la première pour l’infrastructure et la seconde pour l’exploitation. Cela s’est traduit notamment par la création d’un système de redevances-sillons. Le sillon est un espace-temps-horaire qu’on réserve à la circulation d’un train en contrepartie d’une redevance payée au gestionnaire de l’infrastructure. L’adoption de ce système a dévitalisé les coopérations internationales en matières de transport ferroviaire, des coopérations qu’à l’heure de la crise de l’aérien on essaye péniblement de remettre en place.

« On dit partout qu’il faut faire l’Europe, et notamment faire l’Europe des transports. Mais non, il s’agit de la reconstruire. L’Europe ferroviaire, l’Europe des transports a existé. »

Alexandre Gomme ne se décourage pas pour autant. « Tout cela correspond à un marché qui existe », insiste-t-il. « En période normale, toutes les semaines, des dizaines d’avions s’envolent vers l’Europe centrale. Sur tous ces vols, nous sommes certains que plusieurs passagers préféreraient opter pour une option ferroviaire. C’est ce que l’exemple autrichien a démontré. » En effet, rien que pour les aéroports belges de Charleroi et Bruxelles, ce sont 143 vols par semaine qui atterrissaient dans les pays du « V4 » avant la pandémie. En 2019, plus de 550 000 passagers ont voyagé en avion de Paris à Varsovie, rien que pour les aéroports de Paris-Charles de Gaulle et Varsovie-Chopin. Des lignes à destination de Prague et Varsovie compléteraient très bien celle qui relie Vienne à Bruxelles, permettant ainsi à de nombreux voyageurs d’Europe de l’Ouest de poursuivre vers Bratislava, Cracovie, Brno ou Budapest et aux habitants d’Europe centrale de gagner Bruxelles, Paris ou Amsterdam sans avoir à prendre l’avion.

Côté français, plusieurs projets sont portés par des associations mais aussi par… les compagnies de transport allemandes. Ainsi, le ministre allemand des transports, Andreas Scheuer, a récemment déclaré qu’au-delà du simple train de nuit le gouvernement fédéral souhaitait « mieux interconnecter les liaisons ferroviaires à travers l’Europe. » Les Allemands envisagent ainsi de ressusciter le mythique Trans Europe Express, en activité de 1957 à 1990. Parmi les lignes évoquées pour cette relance, le train de jour Paris-Bruxelles-Cologne-Berlin-Varsovie est à l’étude. L’Europe des transports sera peut-être bientôt de nouveau sur les rails.

Gwendal Piégais

Docteur en histoire

Université de Bretagne occidentale, spécialisé en histoire militaire, Première Guerre mondiale, Europe Centrale, Russie impériale et soviétique