Théâtre : rencontre avec Ievhen Lavrentchouk, metteur en scène et ancien directeur artistique de l’Opéra et du ballet national d’Odessa

Ievhen Lavrentchouk, metteur en scène et ancien directeur artistique de l’Opéra et du ballet national d’Odessa, était convié par le théâtre de l’Odéon dans le cadre de la sixième édition du festival “Un weekend à l’Est”. Nous l’avons rencontré afin de mieux comprendre la place de la scène ouverte pour un pays en guerre.

Le Courrier d’Europe centrale : Lorsque les Russes ont quitté Kherson, on a pu voir qu’ils avaient emporté avec eux un grand nombre d’œuvres : la guerre menace inévitablement la culture ukrainienne, qui est relativement peu connue par rapport à la culture russe, déjà largement répandue. Selon vous, quel rôle la communauté artistique occidentale doit-elle jouer dans ce conflit ? 

Ievhen Lavrentchouk : Il n’y a pas de recette idéale. On ne peut pas décréter qu’à partir d’un moment donné, on va s’intéresser à la culture ukrainienne. Les Russes ont beaucoup investi et œuvré pour la promotion de leur culture, pour faire connaître leur art : ils avaient davantage de moyens financiers pour cela. Sur une cinquantaine de ballets ou d’opéras ukrainiens écrits, il y aura une chance sur cinquante que l’un d’eux ne devienne mondialement connu. En réalité, cela ne date pas seulement du conflit mais a commencé dans les années 40 : la guerre n’a pas débuté le 24 février 2022 en Ukraine, ni en 2014 avec l’annexion de la Crimée, cela remonte à bien plus longtemps. Elle a été amorcée quand on a entrepris de saper la culture ukrainienne pour la seule raison qu’elle émanait des Ukrainiens. À mon sens, cela est comparable à un génocide : l’Ukrainien était voué à disparaître.

Dans les années 1930, en une seule journée, toute l’intelligentsia de Kharkiv a été massacrée à la maison Slovo, résidence de plusieurs écrivains à l’époque (ndlr : un des événements qui marque le début de la “Renaissance Fusillée”). Il s’agissait d’intellectuels, accusés d’être bourgeois et anti-communistes, qui ont été intégralement éliminés. Il est difficile de s’imaginer l’impact retentissant que ce genre de massacres a eu sur la culture ukrainienne : des centaines d’artistes et d’intellectuels ont été fusillés, emportant tout ce qu’ils avaient à offrir avec eux. C’était une décision réellement réfléchie et programmée de supprimer toute une culture : il y avait un désir de créer et façonner l’homme soviétique, sans culture ni nationalité spécifique. Seules les personnes qui ont collaboré avec l’URSS ont pu survivre et il ne s’agissait pas forcément des meilleurs artistes qui puissent exister à ce moment-là. 

C’est notamment pour cette raison qu’on a la sensation de recommencer quasiment à zéro car tout a été foncièrement détruit par le passé. L’héritage culturel n’a pas intégralement disparu car la mémoire de ce qui a été écrit, composé et fait reste ancré dans nos esprits, mais maintenant nous pouvons créer ce que nous voulons et surtout de la façon dont nous voulons. Encore aujourd’hui, nous continuons à perdre notre élite intellectuelle et artistique : ce sont des chanteurs, des acteurs, des écrivains etc. que l’on envoie au front. Se battre dans cette guerre revient à se battre pour faire émerger notre identité propre sans que cela n’engendre de la censure ou des procès. Il faut donc collaborer dans le bon sens du terme : par exemple, pour ma part, je cherche fortement à coproduire avec des théâtres ici en France pour développer un travail et une création communs. Maintenant nous avons le feu vert : nous ne sommes plus obligés de nous confronter à la Russie et à l’ancien régime donc nous sommes très ouverts.

« Personne ne m’a demandé de porter la parole officielle de l’Ukraine ».

Désormais, nous allons véhiculer l’image plus juste d’un artiste ukrainien authentique, a contrario de ce qui a été propagé pendant des années par les soviétiques, à savoir un peuple de seconde zone et à qui on avait imposé un folklore et des costumes qui ne correspondaient pas du tout à la réalité de ce qu’il était. On se doit d’exhumer la véritable identité des créateurs ukrainiens : progressiste, avant-gardiste, et ayant des choses à montrer à l’Occident. 

Vous avez effectué vos études supérieures en Pologne et en Russie, et avez également exercé longtemps à Moscou. Comment vivez-vous cette dualité depuis le début du conflit en termes de création mais aussi sur le plan personnel ?

Selon moi, la dualité n’existe pas dans l’art pour la bonne et simple raison qu’il s’inscrit dans le présent. Je ne me suis jamais défini comme un artiste russe ou ukrainien, mais comme un artiste. Cela n’a donc jamais vraiment posé problème. Le dualisme que vous évoquez s’exprime plutôt dans la vie quotidienne, en tant qu’individu. J’ai quitté la Russie pour toujours en 2014 (ndlr : en signe d’opposition à l’annexion de la Crimée) après y avoir vécu quinze ans. Dans mon travail, je n’obéis qu’à une seule règle et un seul principe : l’amour de mon prochain. La technique et le professionnalisme sont importants, bien entendu, mais l’altruisme doit prédominer. Il m’était impossible de faire mon travail sans aimer les gens en face de moi.

Quand j’ai quitté la Russie, j’ai quitté non seulement le pays où j’exerçais mais également les personnes que j’aimais, et cela a constitué une véritable tragédie dans ma vie personnelle. En effet, je n’ai pas cessé d’aimer ces gens-là mais j’ai été obligé de couper le contact avec eux car même les artistes ne sont pas conscients de la situation que nous vivons. Ils baignent dans la propagande et le conflit – ou plutôt « l’opération spéciale » comme elle est appelée là-bas – est présenté comme un acte de libération des ukrainiens. Ces personnes font toujours partie de ma vie et j’éprouverai toujours de l’amour pour elles, mais il m’était trop difficile de maintenir un quelconque contact dans ces conditions. Lorsque j’ai décidé de rompre avec la Russie, c’était d’une façon totale.

Nous avons vu beaucoup de films ukrainiens sortir en France récemment, le cinéma ukrainien semble être à l’honneur. La scène ouverte (danse, théâtre…) offre-t-elle des spécificités et une pertinence supplémentaires en termes de démocratisation de la culture ukrainienne ?  

Le théâtre est une structure plus ouverte et permet une œuvre à la fois plus complète et plus synthétique. La musique, le cinéma et les arts visuels sont limités soit par le temps, soit par l’espace tandis que le théâtre peut absorber toutes ces limites ou même s’en passer totalement :  il existe par exemple des spectacles qui durent des heures entières. Le théâtre constitue une réunion de tous les arts et se construit grâce à une infinité de procédés, il est donc toujours gagnant par rapport aux autres formes d’expression. Le théâtre permet également de s’affranchir de certaines limites (ndlr : politiques). Les modèles du théâtre ukrainien reprennent exactement tous les bons et les mauvais côtés que l’on trouve dans la société. Ce n’est sans doute pas très patriotique mais je fais là référence à la corruption ou d’autres choses qui se passent au sein de l’État. En vérité, même si l’on peut entendre parfois que je m’exprime au nom de l’Ukraine, personne ne m’a demandé de le faire, ni de porter la parole officielle de l’Ukraine.

Quand je travaillais au théâtre de Moscou, je tenais également un café. Il faut savoir que la situation de ces lieux est très différente en Russie et en France : il y a bien évidemment la censure mais il existe aussi des endroits où l’alcool est interdit. Quand des représentations avaient lieu dans mon théâtre, on venait par exemple me voir à neuf heures pour que je ferme l’établissement et moi je répondais que ce n’était pas possible car il ne s’agissait pas seulement du café, mais d’une pièce qui était en train de se jouer. De même avant le conflit, quand j’étais étudiant et que j’écrivais mes premières pièces, il arrivait que le Ministère m’interroge sur le contenu de celles-ci. Je leur expliquais alors qu’il ne s’agissait que de quelque chose de fictif et de joué, pas d’une réalité ou de ce que moi je pensais. Et il ne pouvait ainsi pas y avoir de réponse de leur part à cette déclaration. De cette façon, le théâtre incarne presque un antidote : on peut l’utiliser pour contourner la censure et élargir les possibilités. Pour cette raison, on peut et on doit y mentir.

On observe dans les peuples dont la diaspora se mobilise à distance, la mise en place d’initiatives artistiques. C’est le cas du théâtre du Bélarus en exil, qui joue d’ailleurs bientôt à Paris au théâtre de l’Odéon. Avez-vous déjà pensé à créer un théâtre ukrainien en dehors de l’Ukraine ?

C’est une bonne initiative de leur part, mais je ne m’imagine pas être moi-même à l’initiative d’une telle structure. Je ne me définis pas comme un activiste et me situe dans une lignée davantage académique que réellement militante – je suis un metteur en scène tout ce qu’il y a de plus traditionnel en somme. D’ailleurs en tant que jeune « cinéaste de l’opéra », il me serait compliqué de constituer une troupe, un corps de ballet ou un quelconque groupe qui se déplacerait en autonomie par rapport à sa structure.

« Je suis moins intéressé par la création de revendications politiques que par la genèse d’une identité culturelle inaltérable qui traverse les époques. »

Ce genre d’initiative existe cependant déjà en Europe, notamment en Pologne où se trouve un grand nombre d’exilés ukrainiens. Des personnes s’organisent pour former des petites troupes qui donnent des représentations à travers l’Europe. C’est très bénéfique, et tout particulièrement pour les femmes, car cela incarne pour nous une forme de thérapie par rapport aux horreurs de la guerre. Il en va de même pour les spectateurs, car tout le monde est confronté à des situations au caractère inédit, qu’on ne connaissait pas jusqu’à lors et auxquelles on ne s’attendait pas. Par exemple, en Pologne, la guerre est géographiquement très proche : des gens meurent tous les jours à proximité et d’autres débarquent dans le pays par dizaines de milliers. Il n’y a là rien d’habituel, bien au contraire. 

La scène musicale ukrainienne, espace de résistance et de lutte contre la Russie

Par ailleurs, il est complexe d’anticiper ce qui peut rester de ce genre d’initiative une fois la crise et le conflit passés étant donné qu’il s’agit de structures très « circonstancielles » et dont la création a fortement dépendu du contexte géopolitique en cours. Sur le moment, c’est extrêmement bénéfique pour beaucoup de gens : tant d’un point de vue des vertus curatives du processus que d’un point de vue du simple plaisir. Néanmoins, il n’est pas certain que cette création perdure ensuite et soit inscrite de façon pérenne dans la culture du pays. Je peux craindre que cela ne soit qu’une initiative passagère en somme. J’ai à cœur que la culture ne soit pas seulement éphémère mais qu’elle puisse s’inscrire dans l’Histoire de façon intemporelle, sans qu’elle naisse ou ne soit nécessairement associée à des évènements d’actualité ou à un contexte géopolitique donné. Je suis moins intéressé par la création de revendications politiques que par la genèse d’une identité culturelle inaltérable qui traverse les époques. 

Quels projets préparez-vous en ce moment, et à quel niveau la guerre vous influence-t-elle ? 

Je travaille en ce moment sur un projet d’opéra, que j’ai très envie de réaliser ici en France. Il existe un théâtre à Marioupol qui a été bombardé : je souhaiterais recréer le décor de ce théâtre bombardé et toute la pièce se déroulerait dans le sous-sol, où se seraient réfugiés des enfants : s’y joueraient ainsi Les Contes d’Hoffmann de Offenbach. Cette idée m’est venue lorsque je me trouvais à Tel-Aviv l’année dernière : il y a eu des bombardements et j’étais avec mon neveu, à qui je racontais des contes pour l’apaiser afin qu’il ne se focalise pas sur les bombardements. De la même façon, dans la pièce d’Offenbach, Hoffmann lit des contes aux enfants dans l’abri souterrain : l’ayant vécu à Tel-Aviv et voyant ensuite qu’il se produisait à la même chose à Mariupol, j’ai eu envie de retranscrire cette situation. C’est un projet assez « concept » mais qu’il me tient à cœur de réaliser. J’ai envie d’en faire un objet plutôt abstrait, car je ne désire pas faire un « art de colère ».

Je n’ai pas forcément non plus envie de naviguer sur la souffrance, la douleur de la guerre mais on ne peut pas non plus ne pas en parler. On communique suffisamment sur la guerre, on est assez informé, l’art a également pour rôle de faire transiter un message mais il faut garder à l’esprit que l’art se crée tout seul et naît partout. Il y a tout un tas d’exemples d’art qui s’est formé pendant la guerre sur des thématiques tout à fait abstraites : par exemple, on parvient à écrire des comédies pendant la guerre. C’est comme une personne qui serait arrivée au bout de son existence, qui saurait qu’elle va bientôt partir et elle parvient à créer une comédie pour parler de la vie. Toutes ces créations font partie du champ de la guerre.

Propos recueillis par Flora Cavero-Palacio et Paul Dza.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Paul Dza

Journaliste indépendant.