Sviatlana Tsikhanoŭskaïa : « Un Bélarus docile reste essentiel à la stratégie régionale meurtrière de Poutine »

Pour Sviatlana Tsikhanoŭskaïa, cheffe de l’opposition démocratique au Bélarus, en exil, la remise du prix Nobel de la paix au militant des droits de l’homme Ales Bialiatski, ce 10 décembre, renforce la lutte contre la dictature de Loukachenko et la guerre de Poutine en Ukraine.

La première fois qu’ils ont tenté de faire taire Ales Bialiatski, les lâches seigneurs du Bélarus l’ont emprisonné sur de fausses accusations, dans la désormais tristement célèbre colonie pénitentiaire numéro deux de Babrouïsk.

Ce militant gentil et modeste, érudit et ancien instituteur, a été déclaré « malveillant ». On lui a refusé les colis alimentaires et les visites familiales, parce qu’il a osé défier le régime despotique d’Aleksander Loukachenko, reconnu par la majorité de son peuple comme le tyran du Bélarus et la marionnette de Vladimir Poutine.

Ales, pilier du mouvement des droits de l’homme en Europe de l’Est depuis les années 1980, était toujours en prison en 2012 lorsque l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe lui a décerné son prix des droits de l’homme Václav Havel pour sa défense de la démocratie bélarussienne. Sa femme, Natallia Pintchouk, a accepté le prix en l’absence de son mari.

Une décennie plus tard, Natallia se prépare à recevoir un prix encore plus grand au nom de son mari. Ales a été libéré en 2014, puis de nouveau emprisonné l’année dernière, sur des accusations encore une fois forgées de toutes pièces, concernant son travail pour le Viasna Human Rights Centre, un pilier de l’opposition au régime méprisable de Loukachenko.

Ales a travaillé sans relâche pour la défense de l’indépendance, de la démocratie et des droits de l’homme, ainsi que pour la promotion de la culture et de la société civile au Bélarus. Ce travail lui a depuis valu le prix Nobel de la paix, en collaboration avec deux autres organisations de défense des droits humains de Russie et d’Ukraine. Le prix sera remis, une fois de plus, en l’absence forcée d’Ales – lors d’une cérémonie à Oslo samedi [10 décembre – ndlr.].

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Tous les démocrates du Bélarus seront éternellement reconnaissants au comité Nobel norvégien d’avoir reconnu, non seulement l’activisme inflexible d’Ales, mais aussi la bataille plus large pour ce que le comité a décrit comme « les valeurs humanistes, l’antimilitarisme et les principes du droit ».

Il aurait été facile, au milieu du tumulte sanglant que Poutine et ses laquais ont déclenché dans notre région, de négliger la lutte plus calme mais non moins vitale pour la liberté du Bélarus. Poutine s’appuie sur la servilité infâme de Loukachenko pour étendre son empire bien au-delà des frontières de la Russie. Autant dire qu’un Bélarus démocratique n’aurait apporté aucun soutien à la guerre d’agression illégale de Poutine.

La reconnaissance par Nobel du travail d’Ales inspirera des dizaines de milliers de citoyens bélarussiens, dont les votes auraient dû m’élire présidente lors des élections de 2020. Je ne m’étais jamais imaginée candidate contre Loukachenko. C’était le projet de mon mari Siarheï, jusqu’à ce qu’il soit lui aussi enfermé par la police secrète du président, rejoignant les 1 300 prisonniers politiques détenus dans les prisons bélarussiennes.

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Siarheï avait transformé son blog YouTube en un puissant outil pro-démocratie – et un anathème pour Loukachenko, qui n’avait aucune intention de céder ses fonctions après 26 ans de pouvoir absolu. Lorsque Siarheï a été arrêté – d’abord pour avoir participé à une « action de protestation non autorisée » – j’ai décidé de me présenter à sa place, notamment pour pouvoir le libérer de prison en cas de victoire. L’opposition de Siarheï à Loukachenko lui a valu une peine de 18 ans de prison.

Jusqu’à ce jour, j’avais été une femme au foyer ordinaire, une mère de deux enfants, à Minsk, à la recherche d’un emploi d’institutrice. Loukachenko m’a rabaissé comme « cette petite fille » et m’a suggéré de rester dans ma cuisine. Le peuple biélorusse pensait autrement. Ils se sont rendus par dizaines de milliers pour soutenir notre mouvement pro-démocratie lors de rassemblements à travers le pays.

Lorsque Loukachenko – à la grande surprise de quiconque – s’est déclaré vainqueur des élections avec le score modeste de 80 % des voix, l’ampleur de son mépris pour la démocratie s’étalait au grand jour. Après les élections, j’ai été contrainte de fuir le pays car ma sécurité et celle de mes enfants étaient menacée.

Depuis, nous avons parfois eu du mal à attirer l’attention du monde sur les injustices du régime biélorusse. L’invasion de l’Ukraine par Poutine en février dernier a repoussé les limites, avec un coût déchirant pour la vie des Ukrainiens. Malgré le précieux soutien de la communauté internationale, les sanctions limitées contre Loukachenko et son clan pour leur rôle dans le soutien à l’invasion n’ont que peu d’effet à ce jour.

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Pourtant, un Bélarus docile reste essentielle à la stratégie régionale meurtrière de Poutine. Plus tôt la démocratie sera instaurée dans mon pays, plus faible sera le boucher du Kremlin. Je suis peut-être en exil pour le moment, mais les démocrates du Bélarus se sont unis autour de moi et je suis prête à diriger un gouvernement de transition uni. Une fois que nous serons libérés du tyran détesté et de ses exécutants brutaux, nous organiserons de nouvelles élections présidentielles, libres et justes.

C’est pourquoi le prix Nobel de la paix est si important pour nous. Elle renouvelle notre détermination à nous faire entendre et notre refus d’accepter les injustices de la dictature. Nous sommes reconnaissants à Alfred Nobel, qui a chargé ses héritiers d’attribuer un prix « à la personne qui aura fait le plus ou le meilleur travail pour la fraternité entre les nations et l’abolition ou la réduction des armées permanentes et la formation et la diffusion des comités de paix ».

Dans le passé, le prix de la paix a été décerné à Albert Schweitzer, Andrei Sakharov, Martin Luther King Jr, Nelson Mandela et le Dalaï Lama. A cette liste de titans s’ajoute désormais le nom d’Ales Bialiatski. Il n’a pas renoncé, malgré les années de cruauté et de harcèlement.

Le Bélarus n’a pas non plus abandonné son combat pour la liberté – liberté pour Ales, liberté pour mon Siarheï, liberté pour chaque prisonnier politique. Et bien sûr, la liberté pour le pays que nous aimons. Vive le Bélarus.

Par Sviatlana Tsikhanoŭskaïa, cheffe des forces d’opposition du Bélarus.