Stanytsa Louhanska : le pont de la division ukrainienne

Unique point de passage menant, depuis le territoire contrôlé par le gouvernement ukrainien, vers le territoire séparatiste de Louhansk (LNR) à l’est de l’Ukraine, bombardé en 2015, le pont de Stanytsa Louhanska est le symbole de la division géographique dans le pays. Sa récente reconstruction par les autorités ukrainiennes contribue à relancer les débats sur les liens entretenus avec la LNR.

En coopération avec Regard sur l’Est.

À l’est de l’Ukraine se situent des zones grises autour de la ligne de démarcation entre le territoire contrôlé par le gouvernement ukrainien et les territoires séparatistes de Louhansk et de Donetsk. Ces zones grises marquent une rupture, mais aussi les points d’entrée vers ces deux Républiques autoproclamées.

Les points de passage vers les territoires séparatistes sur la ligne de stabilisation concentrent un tissu social, politique, économique entre les individus qui y vivent. Dans le cas de Stanytsa Louhanska, seule ouverture depuis 2014 vers le territoire séparatiste de Louhansk, le rôle politique et géographique du pont prend un double aspect : celui d’être tout d’abord représentatif d’une rupture non choisie par l’Ukraine à l’égard de ses territoires à l’Est, mais aussi de représenter la continuité des liens entre les deux territoires, dans un contexte de crise humanitaire régionale.

 

Stanytsa Louhanska, l’unique point d’entrée vers la LNR

À la suite de plusieurs mois de profonde déstabilisation politique en Ukraine, marqués notamment par la révolution de la dignité (Maïdan), le président ukrainien Viktor Ianoukovytch a fui en Russie en février 2014, laissant un pouvoir vacant. Parallèlement, des mouvements anti-Maïdan se sont consolidés à l’est du territoire, organisés par les élites locales et avec le soutien de la Russie. Après plusieurs semaines de tensions et le début, en avril 2014, d’un conflit armé dans le Donbass entre l’armée régulière ukrainienne et les forces séparatistes soutenues par les Russes, le 11 mai 2014, les séparatistes ont déclaré l’indépendance de la République autoproclamée de Louhansk (LNR) du pouvoir central ukrainien, après un référendum non reconnu par la communauté internationale. Si, au cours du printemps et de l’été 2014, l’armée régulière ukrainienne via l’opération anti-terroriste (ATO) a repris le contrôle d’une partie des régions sous domination séparatiste, 40 % de la superficie de la région de Louhansk restent encore aujourd’hui sous le contrôle de la LNR, financée et soutenue par la Russie.

Pour pénétrer dans la République autoproclamée de Louhansk depuis le territoire contrôlé par le gouvernement ukrainien, il n’existe qu’un seul point de passage officiel et contrôlé : le pont de Stanytsa Louhanska, qui symbolise la rupture existante avec une partie de la région de Louhansk. Alors que, pour entrer dans la République autoproclamée de Donetsk, il existe actuellement quatre points de passage routier (KPVV – kontrolnyï pounkt vezva-vyezda – point de contrôle d’entrée et de sortie), la LNR se distingue donc par la non-porosité sur la ligne de démarcation. Pour des raisons stratégiques et de sécurité, aucun accord n’a été trouvé entre les autorités ukrainiennes et la LNR sur l’ouverture d’un autre point de passage.

Ainsi, la bourgade de Stanytsa Louhanska, située à quelques kilomètres de Louhansk et qui comptait en 2014 environ 14 000 habitants, a fait partie des villes passées sous le contrôle de la LNR pendant plusieurs semaines au printemps 2014. Depuis sa reprise par les forces régulières ukrainiennes dans le cadre de l’opération anti-terroriste menée à l’Est le 21 août 2014, la ville a été réintégrée sous contrôle ukrainien, tout en se situant sur la ligne de stabilisation du conflit. De fait, elle a été régulièrement soumise à des échanges de tirs et des explosions de mines. Depuis 2014, le pont de Stanytsa Louhanska enjambant la rivière Siverski Donets, accueille le point de passage piéton menant vers la LNR.

Une zone d’échange sur fond de crise humanitaire

Les contacts et échanges entre la République autoproclamée de Louhansk et le reste du territoire ukrainien ne se sont pas arrêtés avec le début du conflit armé en Ukraine. En effet, pour les résidents du territoire séparatiste, le pont reste un lieu essentiel d’échange et de partage aussi bien d’un point de vue économique qu’humain, témoignant d’une crise humanitaire profonde dans la région.

Ce conflit armé a entraîné depuis cinq ans le déplacement interne d’au moins 1,5 million de personnes au sein même du pays, et a fait 13 000 victimes, selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme. Le conflit armé a provoqué la destruction de nombreux bâtiments et infrastructures. De fait, les ponts traversant la rivière Siverski Donets ont été soumis à des destructions dues à leur position stratégique.

Le pont de Stanytsa Louhanska, lui, a été en partie détruit par une explosion en janvier 2015. Le passage automobile n’a dès lors plus été possible, rendant le pont uniquement piéton. Puis, le 19 mars 2015, il a été de nouveau soumis à des explosions de mines, intervenues sur la partie située côté ukrainien. Les origines et les auteurs de la destruction ne sont toujours pas connus, chacune des parties au conflit accusant l’autre. À la suite de ces explosions, le pont a été équipé d’une infrastructure de fortune composée d’une structure en bois et en métal, obligeant les habitants à se hisser, parfois à l’aide de harnais, pour le traverser.

La capacité de passage de Stanytsa Louhanska a alors été prévue pour 1 500 personnes par jour. Néanmoins, jusqu’à 10 000 passages sont enregistrés quotidiennement. Ainsi, en octobre 2019, l’UNHCR a comptabilisé 330 000 traversées du point de contrôle. La traversée du check-point est possible uniquement par l’obtention d’un propousk, c’est-à-dire une autorisation accordée par le gouvernement ukrainien via ses services de sécurité (SBU) qui contrôlent le passage du côté ukrainien, selon des horaires précis.

La majorité des personnes traversant le pont sont âgées, constituant une population dite vulnérable dans le cadre d’un conflit. Il s’agit pour elles le plus souvent de se rendre du côté ukrainien du pont afin, après des heures d’attente, de récupérer leur pension de retraite versée par le gouvernement. Depuis 2015, Kiev a d’ailleurs mis en place une législation stricte sur ces pensions de retraite, impliquant l’enregistrement du bénéficiaire en tant que déplacé interne en Ukraine passant un maximum de 60 jours consécutifs hors du territoire ukrainien. Les contrôles auprès des organes locaux et des allocataires des pensions de retraite sont fréquents, multipliant d’autant les déplacements.

La traversée de ce pont permet aussi d’avoir accès aux banques ukrainiennes dans la ville de Stanytsa Louhanska, ou d’acheter des produits ukrainiens. Enfin, une autre raison de passer le pont réside dans le maintien des liens sociaux et familiaux de part et d’autre de la ligne de démarcation. Une fois le point de contrôle franchi, on trouve ainsi des bus pour rejoindre les villes les plus proches, à l’instar de Severodonetsk éloignée de 130 kilomètres.

Des services informels se sont créés autour de cette situation précaire pour atteindre le pont depuis le point de contrôle ukrainien. Ainsi, des « transporteurs », présents aux abords du pont, ont quelques temps proposé leurs services pour porter les bagages des personnes âgées moyennant environ cent hryvnias. Mais des scandales ont éclaté lorsque des travailleurs humanitaires locaux, appartenant à l’organisation non-gouvernementale ukrainienne Vostok-SOS, ont montré que certains de ces transporteurs avaient combattu du côté des séparatistes avant d’être démobilisés.

La reconstruction du pont

La politique mise en œuvre autour du pont appelle à une redéfinition des relations établies entre populations situées de part et d’autre de l’ouvrage. Conformément aux accords de Minsk, Kiev s’est engagé à reconstruire ce pont. Néanmoins, la permanence des menaces de destruction dans le cadre du conflit a contribué à retarder ce processus depuis 2015, malgré la demande constante de la société civile locale et des organisations internationales.

Aujourd’hui, la politique sur les points de passage vers les territoires séparatistes menée par le président Volodymyr Zelensky s’inscrit dans le cadre du retrait progressif des troupes ukrainiennes et séparatistes de chaque côté de la ligne de démarcation, afin de créer une zone démilitarisée.

La reconstruction du pont par l’Ukraine a finalement démarré au début du mois de septembre 2019, impulsée par Volodymyr Zelensky et après un retrait des troupes ukrainiennes autour du pont dès le mois de juillet. Par ailleurs, un décret daté du 7 octobre et promulgué par le Président ukrainien annonçait la réhabilitation du pont avant le 27 novembre 2019 : le pont reconstruit et qui reste piéton a été inauguré en présence du chef de l’État ukrainien et des ambassadeurs de France et d’Allemagne le 20 novembre 2019, avant la date prévue.

Tout n’est pas réglé pour autant : la reconstruction matérielle ne signifie pas la mise en place d’un dialogue et d’une réintégration politique et sociale des populations du Donbass. En outre, la politique de retrait des troupes de la ligne de démarcation inquiète les civils locaux quant à la menace d’une avancée des séparatistes. Enfin, la problématique autour du nombre de points officiels d’entrée vers la LNR subsiste.

Symbole de la rupture territoriale et de la fragmentation politique ukrainienne, le pont de Stanytsa Louhanska maintient en même temps un lien ténu entre les populations, accentué par la nouvelle politique voulue par V. Zelensky, portée vers une sécurisation de la zone.

Pauline Maufrais

Notes :

(1) Igor Burdyga, « Razrouchennyï most ou Stanitsy Louganskoï : jiteli jdout, kogda natchniotsia remont » (Pont détruit de Stanytsa Louhanska : les habitants attendent le début de la réparation), DW, 13 juillet 2019.

(2) « Poriadok vyzdy osib, peremychtchennia tovariv na timtchasovo okupovani teritoriï ou Donetskiï ta Louganskiï oblastiakh i biïzdy osib, peremichtchennia tovariv z takikh teritoriï » (« Ordre d’entrée des personnes, circulation des marchandises vers les territoires temporairement occupés dans les régions de Donetsk et Louhansk et du départ des personnes, circulation des marchandises en provenance de ces territoires »), Cabinet du ministre, votée le 14 avril 2017, mise à jour le 17 juillet 2019. « Zakona Oukrainy ‘Ob obespetchenii prav i svobod vnoutrenne peremechtchennykh lits’ » (« Loi ukrainienne “sur la garantie des lois et des libertés des personnes déplacées »), Parlement ukrainien, votée le 28 décembre 2014, dernière mise à jour le 8 février 2018.

(3) Ioulia Shukan, « Au poste-frontière de Stanytsa Louhanska, les misères d’un passage quotidien », Carnets de terrain, 27 août 2018.

(4) Michael Sheldon, « Disengagement holds in Stanytsia Luhanska », (« Le désengagement se maintient à Stanytsa Louhanska »), DFRLab, 3 octobre 2019.

Pauline Maufrais

Diplômée de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne en Relations internationales et affaires étrangères avec une spécialisation sur l’espace russophone. Volontaire en service civique en Ukraine dans deux ONG spécialisées dans les droits de l’Homme.