« Sans cette aide, il y aurait davantage de cadavres ». À Białowieża, la solidarité envers les migrants en action

Le long de la frontière avec le Bélarus, côté polonais, ils sont nombreux à faire preuve d’humanité à l’égard des migrants qui errent dans les forêts glaciales. Mais, face à l’intransigeance du gouvernement polonais, l’impuissance domine.

Patrice Senécal et Hélène Bienvenu (en Podlachie, Pologne) – « Ici, beaucoup d’habitants voient en cet endroit un havre de paix où il fait bon vivre. Et voilà que, du jour au lendemain, certains vont maintenant en forêt avec la peur au ventre, redoutant de trouver des gens en très mauvaise condition. » Une certaine morosité s’est installée dans le village de Białowieża, et Rafał Kowalczyk est bien placé pour en parler. Située à un kilomètre de la frontière avec le Bélarus, sa bourgade de 3 000 habitants est aux premières loges de la crise humanitaire qui se joue aux frontières de l’Union européenne. Ils seraient encore des centaines de migrants à errer, non loin, dans la forêt primaire de Białowieża, qui s’étend des deux côtés de la frontière entre la Pologne et le Bélarus. Certes, ils sont nombreux à s’être décidés à un rapatriement organisé depuis Minsk pour la Syrie ou l’Irak, mais rien qu’entre le 1er et le 17 décembre, 1 200 personnes avaient tenté leur chance à la frontière polono-bélarusse, selon Straż Graniczna (Gardes-frontières de Pologne). Et avec des températures souvent en dessous de zéro, l’aide humanitaire est plus essentielle que jamais.

Originaires pour la plupart du Moyen-Orient et d’Afrique, ces migrants se sont laissés tenter par la nouvelle filière migratoire orchestrée, au début de l’été, par le régime d’Alexandre Loukachenko. L’objectif du dictateur bélarusse, plus brutal que jamais pour écraser la dissidence au sein de son pays, ne fait aucun doute : provoquer une crise migratoire aux frontières orientales de l’Union européenne en représailles aux sanctions infligées par Bruxelles, en juin dernier. Le tout, en faisant miroiter à ces candidats à l’exil, par l’octroi à tout va de visas touristiques, un passage facile vers l’Allemagne via le Bélarus. Mais ce stratagème cynique est en voie de transformer la majestueuse forêt de Białowieża en cimetière : des deux côtés de la frontière, on a déjà fait état de plus d’une douzaine de morts : des noyades, mais aussi des décès dus à l’hypothermie, l’épuisement ou la faim. Un bilan qui reste largement sous-estimé, estiment les organisations humanitaires.

« Très souvent ces gens sont désespérés et passent des semaines dans la forêt, ils sont pris au piège entre la Pologne et le Bélarus ».

Rafał Kowalczyk.

« Combien de victimes va-t-il y avoir au total ? Je ne sais pas, mais peut-être qu’on trouvera d’autres corps et des restes de cadavres dans la forêt durant l’année qui vient, certains ont pu mourir de froid en restant cachés », redoute Rafał Kowalczyk. « C’est une situation qu’on ne risque pas d’oublier pour le restant de nos vies. »  Biologiste de profession, il connaît la forêt de Białowieża comme sa poche. « Certains errent dans la forêt pendant des jours, et il faut savoir que Bialowieza est constituée à 50 % d’habitats humides et de marécages, il y a beaucoup d’arbres morts par terre, ce qui gêne la mobilité. Nous avons rencontré il y a quelques semaines deux familles qui avaient été expulsées déjà treize fois. Très souvent ces gens sont désespérés et passent des semaines dans la forêt, ils sont pris au piège entre la Pologne et le Bélarus. Les soldats bélarusses violentent des migrants. Mais ils ne peuvent pas retourner en arrière, et sont refoulés par la Pologne au Bélarus. »

C’est que, face à ce qu’elle qualifie de « guerre hybride » menée par Minsk, la Pologne aux ordres du parti Droit et Justice (PiS), le parti national-conservateur au pouvoir, se montre intraitable : se basant sur de nouveaux textes de loi adoptés depuis la crise, ses gardes-frontières pratiquent une politique de refoulement quasi systématique, en dépit des conventions internationales sur le droit d’asile. Sauf que là où commence le périple migratoire, du côté bélarusse, les hommes de main de Loukachenko, prompts à user de la violence, empêchent souvent tout retour en arrière. « Personnellement je vais voir la forêt différemment après toute cette crise. Dans le village, des gens ont besoin d’aide psychologique. Les sujets de conversation tournent constamment autour de cela, et parfois on se dit : ‘‘arrêtons d’en parler un moment’’, mais après dix minutes, le sujet revient inévitablement. Les villageois sont en contact avec les migrants, certains les voient dans leur jardin, dans la rue », poursuit Rafał Kowalczyk.

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Un centre de collecte d’aide à Szymki, à la frontière. Photo : Patrice Senécal / CdEC.
Un sentiment d’impuissance

À Białowieża, depuis trois mois, domine le sentiment d’être livré à soi-même. A cela s’ajoute la perception de vivre dans une zone devenue hautement militarisée, ceinturée de barrages policiers. Connue pour son agrotourisme, la commune est coupée du reste du monde, tout comme les 182 autres localités longeant la frontière polono-biélorusse de 400 kilomètres, où un état d’urgence a été décrété début septembre par les autorités polonaises. Interdisant l’accès aux ONG comme aux journalistes, ce régime d’exception a certes pris fin le 1er décembre à minuit, en conformité avec la constitution. Sauf que les autorités polonaises ont usé d’une parade législative pour y maintenir un secteur d’exclusion, au grand dam des ONG humanitaires : sous l’impulsion du PiS, un projet de loi « sur la protection des frontières » a été voté puis adopté à la hâte, le 30 novembre, quelques heures avant l’expiration de l’état d’urgence.

Résultat : à l’exception des forces de l’ordre et de ceux et celles qui résident dans la zone interdite, large d’environ trois kilomètres, personne ou presque n’est autorisé à y pénétrer. Si l’accès à la presse s’est légèrement assoupli depuis — l’entrée de journalistes se fait au compte-gouttes sous forme de « safari » —, les ONG, elles, sont toujours proscrites, à commencer par la Croix-Rouge polonaise. « Il y a des militaires partout, les blindés circulent dans les rues du village, les soldats se rendent dans les supérettes avec leurs armes… Le tourisme faisait la force du village, mais tout est évidemment tombé à l’eau », regrette Rafał.

« Nous sommes seuls en tant que citoyens pour faire face à ces drames. On a beau avoir toute l’armée polonaise déployée, d’énormes ressources pour assurer un contrôle : rien n’est fait pour aider ces gens véritablement, et cela me met en colère », témoigne au bout du fil Sławek (prénom modifié), un habitant de Białowieża qui préfère garder l’anonymat. « Certains réfugiés sont dans des états terribles : sans bottes, ils ne peuvent pas marcher, sont sévèrement blessés aux jambes… C’est la première fois de ma vie que je suis confronté à une telle crise humanitaire. C’est une réaction humaine et naturelle de les aider. Mais la vérité, c’est qu’on ne peut pas faire grand-chose. Nous pouvons leur donner de la nourriture, des vêtements, de l’eau, mais nous ne pouvons pas les guider vers la forêt, les prendre en charge et les héberger. Une proportion substantielle de ces personnes a besoin d’une aide médicale, or si nous appelons une ambulance, le refoulement peut s’en suivre. Et ils ne peuvent pas retourner à Minsk, ils ne peuvent pas retourner dans leur pays… Et leur état de santé empire. Je ne comprends pas comment nous pouvons les refouler dans de pareilles circonstances. Ils sont tellement désespérés qu’ils sont prêts à tout, ils se battent pour la vie. Je ne dis pas qu’il faut ouvrir nos frontières à tout le monde en permanence, mais pratiquer une telle politique est inhumain. »

Marcelina a elle-même été confrontée à des situations déchirantes. Comme la fois où, en cette matinée d’octobre, elle a rencontré Amin, au détour d’une balade en forêt avec son mari.

Ce sentiment d’impuissance, Marcelina Zimny, 45 ans, le partage. « Le simple fait de transporter de l’eau, des vêtements de rechange, des chaussures ou des couvertures de survie dans sa voiture attire la suspicion des autorités », déplore celle qui s’est installée à Białowieża il y a cinq ans. « C’est comme si nous, habitants de la zone interdite, n’étions pas concernés par le problème qui se posait à la frontière. En voulant simplement agir par humanité, nous courons le risque d’être accusés d’enfreindre la loi. » Du jour au lendemain, son paisible village s’est transformé en zone militarisée. Même l’école maternelle de son fils baigne dans cette ambiance guerrière : en face, un campement militaire a été improvisé. « On entend des appels par haut-parleurs en langues étrangères. À toute heure du jour ou de la nuit, des hélicoptères volent au-dessus de nos têtes », relate-t-elle. Au total, ce ne sont pas moins de 15 000 soldats qui ont été déployés dans la rurale Podlachie, en Pologne orientale.

Mais même en l’absence de toute assistance humanitaire venant de l’extérieur dans la « zone d’exception », l’aide aux exilés s’improvise au sein de la population locale. Marcelina a elle-même été confrontée à des situations déchirantes. Comme la fois où, en cette matinée d’octobre, elle a rencontré Amin, au détour d’une balade en forêt avec son mari. Une semaine plus tôt, le jeune Iranien de 27 ans avait pris un aller simple en direction de Minsk, dans l’espoir de rejoindre l’Europe de l’Ouest. Rien ne s’est passé comme prévu. Le voilà qui se retrouve aux confins de l’Europe, pris dans le no man’s land forestier. Leurré, Amin a donc vite réalisé l’impasse dans laquelle il s’était retrouvé. « Il avait déjà été volé et battu par les forces bélarusses, tout ce qu’il voulait, quand nous l’avons repéré, c’était rentrer chez lui », se souvient Marcelina. « Nous l’avons aidé ponctuellement en le nourrissant, en soignant ses blessures et en le réchauffant. Nous nous sommes sentis tellement impuissants en le laissant dans les bois… Mais nous avons réussi à contacter sa famille, laissée sans nouvelle, pour lui faire savoir qu’il était encore en vie. Entre-temps, nous avons prévenu le consulat [iranien] pour demander de l’aide. » Et c’est ainsi qu’Amin a pu être rapatrié chez lui, à Téhéran, évitant un huitième refoulement dans le no man’s land frontalier. « Mais j’ai honte de ce qu’il a dû subir dans mon pays », déplore Marcelina, qui dit avoir gardé contact avec Amin. « Pour l’inviter ici un jour et lui faire redécouvrir cette forêt. »

Un centre de collecte d’aide à Szymki, à la frontière. Photo : Patrice Senécal / CdEC.
Élans de solidarité

À rebours de l’intransigeance du PiS et de l’hostilité de certains habitants, Marcelina est pourtant loin d’être la seule à venir à la rescousse de ces naufragés de la forêt. Des élans de solidarité spontanés qui se manifestent par la mise en place, par exemple, d’un conteneur disposé devant la mairie de Białowieża renfermant victuailles, couvertures de survie et vêtements. Ou encore par l’installation, un peu plus loin dans la rue principale, de « tentes de l’espoir », tout près de la paroisse catholique du village, à l’initiative de villageois ainsi que de l’organisation Caritas Pologne.

« Dès le début du processus migratoire qui a touché Białowieża, petit à petit, la mobilisation s’est organisée au sein de la population locale, mais tout avait lieu de manière souterraine », explique pour sa part Rafał Lewandowski. De concert avec d’autres habitants, ce trentenaire est à l’origine de l’initiative citoyenne Białowieska Akcja Humanitarna (Action humanitaire de Białowieża), mise en place en novembre. Pour lui, s’impliquer de la sorte permet de « remédier à l’impuissance ». « Tout le monde à Białowieża n’a pas Internet. Le but de cette action, c’est de pouvoir se retrouver physiquement et mieux se coordonner. Cette initiative a vu le jour pour consolider la solidarité qui était déjà en place, d’officialiser quelque peu nos actions même si n’est pas un groupe formel. Il est déjà arrivé qu’une mamie aille acheter des biscuits pour des migrants arrêtés par les gardes-frontières », explique ce propriétaire d’une maison d’hôte, qui se félicite du soutien apporté par la mairie. « Notre objectif, c’est aussi d’attirer l’attention sur le fait qu’on a besoin de professionnels de l’humanitaire. C’est un signal pour ceux qui gouvernent : car en réalité, sur cette question, l’État a abdiqué. Se rendre dans la forêt, aujourd’hui, c’est se préparer mentalement à être prêt à toute situation. Je pense que, sans cette aide citoyenne, il y aurait eu bien plus de cadavres dans les bois. »

Dans le village de Michałowo, le maire Marek Nazarko a lui aussi rapidement rejoint le mouvement lancé par Kamil en octobre, son porche est illuminé d’une lampe verte.

Reste que le sentiment d’urgence s’étend au-delà de la zone interdite. Dans le hameau de Werstok, à cinq kilomètres de la frontière, une lueur verte scintille au-dessus de la porte d’entrée de Kamil Syller, le soir tombé. L’idée : signaler qu’en « toquant à la porte, il est possible de recharger son téléphone, de recevoir un repas chaud… », explique ce père de famille. Lancée avec sa femme Marysia, cette initiative, dite des lumières vertes — la « couleur de l’espoir » —, a été suivie par d’autres habitants de Podlachie. « Bien sûr, la proximité avec la frontière nous oblige à aider, mais pas seulement : même si on habitait loin, je ne verrais pas comment nous pourrions ne pas aider ». Dans une pièce adjacente de sa grande maison écologique — équipée d’une pompe à chaleur —, s’entassent bottes, barres céréalières, brosses à dent ou d’innombrables banques d’alimentation pour téléphones portables. « C’est une manière de leur redonner une dignité », précise Kamil.

Un peu plus au nord, dans le village de Michałowo, le maire Marek Nazarko a lui aussi rapidement rejoint le mouvement lancé par Kamil en octobre, son porche est illuminé d’une lampe verte. « Cette lumière verte, c’est aussi un signal pour inciter les autres à en faire de même. Les migrants ne font pas la différence entre pompier et garde-frontière, pour eux c’est un fonctionnaire en uniforme, ils en ont peur et ça, c’est terrible »,analyse l’édile dont la commune s’est engagée dès l’automne dans l’aide aux exilés. « Nous ne voulions pas que le nom de Michałowo soit associé au Jedwabne des temps modernes », faisant référence au pogrom de 1941 en Podlachie. « Moi, même j’ai travaillé dans la police mais y’a des limites à tout : personne ne devrait donner l’ordre de refouler vers le Bélarus. Et à la place du mur frontalier qui sera bientôt construit, ce sont des camps de réfugiés qu’il nous faut ».

A deux pas de la mairie, les pompiers de Michałowo ne manquent pas d’ouvrage non plus, dans leur caserne transformée en centre de collecte de denrées de première nécessité. À commencer par le commandant Krzysztof Oczko, qui effectue des rondes « tous les deux jours », dans les bois, à la recherche de réfugiés pour leur donner à manger et à boire. « En tant que pompiers, nous sommes habitués à toutes sortes de situations mais c’est choquant de voir des enfants trempés, affamés, exténués, ces situations ne sont pas normales. »

Patrice Senécal

Journaliste indépendant, basé actuellement à Varsovie. Travaille avec Le Soir, Libération et Le Devoir.