Un an avant d’être assassiné pour ses enquêtes le 21 février 2018, le journaliste slovaque Ján Kuciak se confiait à un magazine étudiant sur sa passion pour le journalisme d’enquêtes, ses craintes non pour sa propre sécurité mais pour celle des sources et sur son espoir de pouvoir contribuer, à sa modeste mesure, à faire reculer la corruption dans son pays, la Slovaquie.
Cet entretien accordée journal étudiant « Občas nečas » au mois de mars 2017 a été intégré au livre intitulé Umlčaní (Réduits au silence, non traduit en français)[1]Ce « livre du silence » relate l’histoire de Ján et Martina. À travers les témoignages authentiques de membres de leurs familles, d’amis, de professeurs et de collègues, il compose la mosaïque saisissante de deux jeunes gens qui, à 27 ans, ont été réduits au silence des mains d’un tueur à gages. Sur la base d’entretiens avec des sources fiables, le livre revient sur cette nuit tragique de février 2018 et retrace également le cours de l’enquête. Quinze journalistes de la rédaction d’Aktuality.sk ont œuvré à dresser, sur 300 pages, ce portrait de Ján et Martina. et publié sur le site Aktuality.sk, pour lequel travaillait Ján Kuciak au moment de son assassinat. La traduction du slovaque au français a été réalisée par Guillaume Narguet. |
« Občas nečas » : Quand avez-vous décidé de devenir journaliste ?
Ján Kuciak : Pendant longtemps, je n’ai pas su ce que je voulais faire. Après le lycée, j’ai passé les concours en économie à l’université d’Ostrava, à la faculté de droit de Banská Bystrica et à l’Université technique slovaque (STU) de Bratislava. J’ai été reçu à Bratislava et à Ostrava, et j’ai choisi la STU. Mais j’ai arrêté parce que cela ne me plaisait pas du tout. Ce n’est qu’ensuite, après avoir travaillé trois mois en Allemagne, où j’ai eu le temps de lire, que j’ai décidé de devenir journaliste. Mais même pendant mes trois ou quatre premières années d’études de journalisme, je n’ai d’abord pas su ce que je voulais faire exactement. Par contre, j’aimais déjà analyser les erreurs des politiciens et les affaires m’intéressaient. C’est ainsi que j’en suis arrivé à la conclusion que ce que je voulais faire, c’était du journalisme d’investigation. Je n’en suis pas encore là, mais j’en prends petit à petit la direction.
Comment en êtes-vous arrivé précisément au journalisme d’investigation ?
Je voulais faire du journalisme en profondeur, qui permette de révéler les mensonges, les erreurs et toutes les choses de ce genre qui se produisent en politique. À la base, je ne savais pas qu’une grande partie de mon travail serait d’ordre économique : business, marchés, etc. En fait, je m’y suis mis dès la fin de ma licence. Comme je faisais une analyse du quotidien national « SME » dans le cadre de mon mémoire de licence, j’ai demandé à ma tutrice de me rédiger une recommandation pur pouvoir être pris en stage. Ils m’ont pris, mais ils n’avaient pas de temps à me consacrer. C’est à ce moment-là que l’affaire Gorilla a éclaté et la rédaction m’a alors chargé d’analyser le dossier et de voir si je pouvais y trouver quelque chose d’intéressant. Point par point, j’ai passé en revue toutes les privatisations tout en tenant un tableau qui me permettait de distinguer le vrai du faux. Au lieu de rédiger mon mémoire, j’ai travaillé là-dessus pendant trois mois. « SME » a finalement utilisé un certain nombre d’éléments, bien que je n’en sois pas le co-auteur. Cela a été ma première expérience de ce type, j’ai appris beaucoup de choses sur les registres et les bases de données. Cela m’a aidé parce que je commençais seulement à travailler avec Google. Puis, à la fin de la quatrième année, j’ai intégré la rédaction du quotidien économique « Hospodárske noviny » où, avec mon collègue Lukáš Kvašňák, nous avons mené les quasi premières enquêtes d’investigation. Cette expérience m’a aussi beaucoup appris, et j’avais aussi un peu peur, ce qui était amusant en fin de compte.
« J’avais aussi un peu peur, ce qui était amusant en fin de compte. »
De quoi s’agissait-il exactement ?
Il y avait deux choses. La première était une très ancienne créance vis-à-vis de Košice, qui remontait à l’époque où le maire de la ville était l’ancien président Rudolf Schuster. La créance a été réactivée après plusieurs années et le tribunal a décidé qu’il devait la régler. Il s’agissait de quelques millions, je ne m’en souviens plus très bien. Nous avons consacré plus de temps encore à l’autre affaire, qui concernait la station thermale de Piešťany. Celle-ci avait fait l’objet d’une privatisation particulière. Un des responsables de la privatisation, qui s’appelait Karol Martinka, avait fait l’acquisition d’actions à l’époque où Vladimír Mečiar était encore Premier ministre. C’était un long et étrange différend avec quantité de faux documents et preuves. Je pense que l’affaire n’est pas encore réglée. Martinka a disparu en Autriche pendant un long moment et quand nous avons commencé à nous y intéresser, il est réapparu et nous a remis tout un tas de documents. C’était très intéressant de les examiner.
Quel était le travail à « Hospodárské noviny » ?
Là-bas, j’ai commencé dans un département d’analyse en sous-effectif, puis je suis passé au service des actualité où je me suis occupé pendant un certain temps des sujets liés aux faillites d’entreprises. J’ai ainsi publié une centaine d’articles sur les faillites de diverses entreprises Tout ce que j’ai appris sur les procédures de faillites m’a aidé à comprendre par exemple l’affaire Váhostav. Mais une mauvaise ambiance régnait à « Hospodárské noviny » à cause… d’Andrej Babiš [l’actuel Premier ministre tchèque, qui est d’origine slovaque – Ndlr.]. Je n’ai pas vu qu’il interférait dans le contenu des articles ou quelque chose de ce genre, mais il n’a absolument rien fait pour le développement de l’entreprise. La direction était davantage préoccupée par d’autres problèmes que la qualité du journalisme.
Il était possible de faire tout cela en plus des cours ?
Je ne pense pas que cette école soit difficile au point de ne pas pouvoir mener parallèlement une autre activité. Cela dépend de ta motivation. Je ne prétends pas que je n’allais pas boire une bière ou deux le soir parce que j’étais plongé dans les livres. Ce n’est pas vrai. Mais il y a toujours moyen de faire plus, même pendant les études.
Et qu’en est-il maintenant que vous êtes doctorant et que vous travaillez au sein de l’équipe d’investigation d’Actuality.sk ?
Les doctorants en Slovaquie ont un emploi du temps relativement flexible. Tant que je remplis toutes mes obligations – enseigner, former, publier et, durant les premières années, assister à certains cours obligatoires -, ça va. Par exemple, la première année, quand je travaillais pour l’hebdomadaire « Týždeň », j’étais payé à la pige. Mes obligations d’étudiant avaient la priorité et je ne faisais donc que ce dont j’avais le temps. Maintenant, je dirais que mon temps est davantage partagé entre ces deux activités. Je travaille souvent le week-end, mais ça va.
Votre carrière de journaliste était déjà bien lancée lorsque vous étiez en master. Qu’est-ce qui vous donné envie de continuer avec un doctorat ?
Le journalisme tel qu’il était pratiqué à « Hospodárské noviny » était pour moi davantage une source de frustration qu’autre chose. Il m’arrivait souvent de me rendre au travail à cinq heures et demie le matin et de rentrer chez moi le soir à minuit car il fallait finir les articles. L’actualité quotidienne comme nous la traitions ne m’intéressait pas. Je lisais plusieurs pages quelque part, je rédigeais un article, je choisissais les photos, etc. Tout cela me semblait superficiel, rapide et inutile. Le doctorat, au contraire, m’a laissé plus de temps. Je dispose de trois ans pour écrire de bons articles et rendre un travail final de qualité, ma thèse. J’ai donc fait un compromis. J’apprécie les deux activités, mais je ne consacre l’intégralité de mon temps à aucune d’entre elles. Je peux varier.
« L’actualité quotidienne comme nous la traitions ne m’intéressait pas. […] Tout cela me semblait superficiel, rapide et inutile. »
A quoi ressemble le travail d’un journaliste d’investigation ?
Nous avons vraiment beaucoup de sujets forts. Nous essayons de choisir ceux qui sont les plus importants et dont les faits peuvent être vérifiés. Par exemple, n’importe qui peut m’affirmer avec certitude que Robert Kaliňák a volé quelque chose, mais si l’information ne peut pas être vérifiée, nous n’allons pas y passer une éternité. Nous devons avoir des indices forts. Nous nous efforçons toujours d’avoir le plus d’éléments possibles. Il existe une grande différence entre la façon de travailler des journalistes aujourd’hui et celle des journalistes d’autrefois.
Nous savons obtenir beaucoup de données grâce à l’administration, aux bases de données et à tout un tas d’autres sources. La base du travail consiste à rassembler tous les documents et à chercher les liens qui existent entre eux. Mais je suis jeune et je manque encore d’expérience. Une grande partie de mon travail consiste donc à étudier les anciens backgrounds, c’est-à-dire à faire des recherches. Je connais les plus grands oligarques, mais jusqu’au moment où nous avons commencé à parler par exemple de Martinka et de la station thermale de Piešťany, je n’avais encore jamais entendu parler de lui. Il m’a donc fallu mener pas mal de recherches à son sujet et sur ses activités antérieures.
La phase de travail suivante se passe sur le terrain. Il faut rencontrer des gens, obtenir d’eux des informations, puis les assembler de telle façon à ce que je sois convaincu que ce que j’ai écrit est le plus proche possible de la vérité.
Avez-vous déjà eu besoin de prendre une autre identité ou de faire croire que vous disposiez des preuves alors que vous n’en aviez pas ?
Nous l’avons fait une fois, nous n’avions pas le papier entre nos mains, mais nous étions sûrs à 100 % que nous avions raison. Nous n’avons pas prétendu disposer de preuves, mais nous avons posé les questions de façon à bien faire comprendre que nous savions. C’est une manière de procéder qui peut servir occasionnellement. Une ou deux fois, pour des problèmes plus graves, nous n’avons pas agi en tant que journalistes, mais par exemple en tant qu’agents immobiliers. C’est un bon moyen d’obtenir des informations de personnes qui ont peur de parler. D’un autre côté, de telles informations ne peuvent pas être utilisées dans un article, elles sont plutôt opérationnelles.
Le journalisme d’investigation est-il un métier dangereux aujourd’hui ?
Il ne m’est encore jamais arrivé d’être agressé ou que quelqu’un mette le feu à ma voiture, ce qui était courant autrefois. C’est peut-être parce que je n’ai une voiture que depuis quelques mois (rire). Je ne pense pas que mon travail soit dangereux dans ce sens-là. Le pire c’est que quelqu’un menace de nous poursuivre en justice ou porte plainte. À mon avis, ce sont les sources d’information qui sont dans une position plus dangereuse. Quand il s’agit d’une affaire sensible, les gens sur qui vous écrivez savent bien que quelqu’un a dû parler aux journalistes, sinon ceux-ci n’auraient pas les informations. Si la source peut être identifiée, cela peut devenir dangereux pour elle. C’est pourquoi il est très important de couvrir les sources. Aujourd’hui, personne n’oserait plus s’en prendre publiquement à un journaliste, mais s’il arrive un malheur à un petit entrepreneur inconnu, cela se voit beaucoup moins…
« Aujourd’hui, personne n’oserait plus s’en prendre publiquement à un journaliste »
Vous ne craignez donc pas pour votre sécurité ?
Pas pour l’instant.
Y a-t-il des actions menées en justice contre vous ?
Une procédure est en cours.
Risquez-vous quelque chose ?
La plainte a été déposée contre l’éditeur, donc non. En tout cas, j’espère que nous gagnerons ce procès.
Ne ressentez-vous pas parfois de l’impuissance que vous traitez une affaire de corruption et que les coupables ne sont même pas inquiétés ?
J’ai eu une courte période d’optimisme où je me suis dit que j’allais écrire quelque chose et que tout le monde en ferait les frais. Mais cela n’a pas duré longtemps. Je me suis fait à l’idée que les choses se passaient différemment. Ce n’est pas parce que j’écris un article qu’il va se passer quelque chose d’important. Je crois que, par étapes successives, il est possible de cultiver la société de façon à ce que les gens acceptent de moins en moins toutes ces choses. Je sais que cela n’arrivera pas dans un ou deux ans. Cela prendra peut-être toute une vie. D’un côté, j’aimerais que nous ayons un système qui fonctionne parfaitement, d’un autre, je n’aurais alors plus de travail (rire). Non, je pense que j’arriverais à gagner ma vie autrement.
Vous pensez donc qu’il est possible de changer petit à petit la Slovaquie ?
Changer sans doute non, mais peut-être un peu contribuer à ce changement. Ne serait-ce qu’un petit peu.
Quelle est l’affaire la plus importante que vous ayez traitée ?
Les « Panama Papers » étaient bons, même s’ils n’ont pas eu le même écho en Slovaquie qu’à l’étranger. Mais ils ont été très utiles. Mais l’affaire la plus importante que nous avons traitée récemment concerne Kočner et l’acquisition de la société Technopol. C’est aussi un exemple de la frustration relative à l’impact des articles que vous évoquiez. [Marián Kočner est l’hommes d’affaires désigné comme le commanditaire du meurtre du journaliste par l’une des quatre personnes arrêtées au mois de septembre 2018 – Ndlr.] Ceux-ci n’ont eu pratiquement aucune conséquence, malgré que certains médias les aient repris et cités, mais c’est tout. Pourtant, il s’agit d’un cas flagrant de fraude, d’un vol évident. Vous l’écrivez noir sur blanc et vous fournissez les sources, nous avons même publié tous les documents nécessaires pour que les gens comprennent l’affaire et nous fassent confiance, et rien de visible ne se produit. La police mène une enquête, mais ce n’est pas devenu un sujet public.
Vous en savez beaucoup plus sur la corruption en Slovaquie que l’immense majorité des Slovaques. Quel sentiment cela vous inspire-t-il ?
Parfois, voir tout ce qu’il est encore possible de faire en Slovaquie me semble absurde. Certaines choses me surprennent, même si je les soupçonnais et même si je sais que cela fonctionne comme ça. Parfois, je suis surpris de l’ampleur des choses et que cela soit tellement facile. Par exemple, j’ai rencontré un homme il y a quelque temps. Nous avons beaucoup d’affaires en lien avec la TVA dans notre pays, donc il suffit de dire que c’est un homme impliqué dans l’une de ces affaires. Il m’a raconté comment il allait retirer de l’argent personnellement à la banque. Par exemple 200 000 euros. Il les déposait en espèces dans un coffre-fort, où les liasses de billets de 500 dollars étaient empilées les unes sur les autres. Le lendemain matin, il revenait, le coffre-fort était vide – quelqu’un était venu chercher sa part. Des choses incroyables sont donc possibles ici.
« Parfois, voir tout ce qu’il est encore possible de faire en Slovaquie me semble absurde. »
Quand commencera-t-on à lutter contre la corruption en Slovaquie ?
Je pense que les structures mises en place dans les années 1990 sont toujours bien ancrées dans le droit public, l’appareil policier ou le milieu politique. Il n’y donc pas de volonté. Je ne crois pas ce que disent certains, qu’il pourrait suffire d’un seul cas pour que tout change. Il y a des postes importants où il faudrait simplement changer les gens, sans quoi rien ne changera. Mais nous avons aussi en Slovaquie quelques procureurs, juges et policiers dignes de confiance. Il suffit que les autres ne les atteignent pas pour qu’ils puissent remplir leur rôle jusqu’au bout. Le tableau n’est peut-être pas si sombre que ce qui se dit et il n’est pas nécessaire de remplacer tout le monde. Ce qu’il faut, c’est changer ceux qui ont un pouvoir absolu dans leur domaine et faire évoluer l’atmosphère. Mais pour répondre à votre question, je ne sais pas combien de temps cela prendra.
Comment une personne normale, par exemple un étudiant, peut-elle contribuer pour faire reculer la corruption en Slovaquie ?
J’apprécie par exemple ce militantisme rationnel. Je ne pense pas ici au militantisme qui consiste à se rendre sur la place pour renverser les statues ou des choses comme ça. Mais il y a beaucoup d’initiatives intéressantes. De nombreux politiciens sont issus de l’administration, où ils occupaient les fonctions de maire ou de président de région. Ce qu’ils pouvaient se permettre de faire à une échelle plus petite, ils continueront à le faire à une plus grande. Il suffit donc de vérifier les marchés publics et les actes des politiciens dans votre ville. Au moins dans la moitié des cas, vous trouverez des erreurs techniques, peut-être même des choses bien pires.
Il faut s’intéresser au monde qui nous entoure. Certains le font par le biais de l’écologie. Par exemple, l’affaire de la décharge de Pezinok était bien connue, mais des décharges problématiques, il y en avait plusieurs autres encore en Slovaquie. En fin de compte, il s’est presque toujours avéré que la lutte contre ces décharges était très difficile, car derrière se cachaient les intérêts d’une figure influente. De cette manière, il est possible de faire la lumière sur des structures relativement grandes et puissantes d’hommes d’affaires ou de politiciens. De nombreux maires ou députés possèdent encore des entreprises familiales qui leur permettent d’accéder à l’argent public. Je sais que le plus intéressant et le plus visible, c’est la grande corruption, mais celle-ci commence quelque part à des niveaux inférieurs. Le fait par exemple qu’il n’existe pas de presse régionale indépendante et de qualité est un gros problème. Il y a vraiment beaucoup de possibilités.
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Notes
↑1 | Ce « livre du silence » relate l’histoire de Ján et Martina. À travers les témoignages authentiques de membres de leurs familles, d’amis, de professeurs et de collègues, il compose la mosaïque saisissante de deux jeunes gens qui, à 27 ans, ont été réduits au silence des mains d’un tueur à gages. Sur la base d’entretiens avec des sources fiables, le livre revient sur cette nuit tragique de février 2018 et retrace également le cours de l’enquête. Quinze journalistes de la rédaction d’Aktuality.sk ont œuvré à dresser, sur 300 pages, ce portrait de Ján et Martina. |
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