Dans son discours prononcé à l’Académie suédoise samedi, Olga Tokarczuk, lauréate 2018 du prix Nobel de littérature, décrivait l’esprit de l’écrivain comme « un esprit synthétique, qui ramasse avec obstination tous les petits morceaux pour tenter de les recoller ensemble et créer un tout universel. » Pres de 25 ans auparavant, en écrivant Prawiek i inne czasy, c’était déjà à cette tâche qu’elle s’attelait, poussée par l’envie d’écrire « l’histoire d’un monde qui, comme toutes les choses vivantes, naît, se développe, puis meurt. »
Ce monde, c’est celui d’Antan, qui donne son cadre au roman Dieu, le temps, les hommes et les anges[1]titre en français du livre paru chez Robert Laffont en 1998 dans la traduction de Christophe Glogowski : un monde suffisamment petit pour que, comme une boule à neige, il puisse se lover dans le creux de la main et que, en approchant son œil de sa sphère transparente, le lecteur puisse avoir l’illusion de le voir dans sa totalité. Pourtant, le monde que représente Antan, que ce soit lorsque Tokarczuk y introduit ses personnages en 1914 ou lorsqu’elle referme la porte sur eux quelques décennies plus tard, est infiniment plus grand que celui d’un simple hameau « qui ne différait en rien des autres hameaux » polonais avec son église, son moulin, sa rivière, avec son curé, son meunier et son châtelain. Ou plutôt, le propos de Tokarczuk dépasse de beaucoup le simple récit familial sur fond de fragment d’histoire de Pologne, même si c’est bien sur des histoires transmises par sa grand-mère qu’elle s’est appuyée pour composer ce qui allait devenir son troisième roman.
Assez tôt dans le livre, l’enfant Misia voit arriver au moulin familial son père qu’elle n’avait pas connu, puisqu’elle était née peu après son enrôlement dans les armées du tsar. Avec le retour de son père, « Misia commença à voir le monde », dépassant sa perception isolée et instinctive des choses pour appréhender un monde unifié, plus ordonné, où chaque objet « eut dorénavant un sens, une forme. » Un peu auparavant, une jeune femme portant simplement le nom de la Glaneuse et vivant à l’écart des autres donne naissance dans une hutte. Epuisée par l’effort, elle entrevoit un monde différent de l’univers habituel « composé d’objets, de choses, de phénomènes qui coexistent » – « elle distinguait le contour d’autres mondes et d’autres temps, étendus au-dessus et au-dessous du nôtre. »
Misia et la Glaneuse sont quelques-uns des personnages qui nous rappellent que l’expérience de la relation au monde est au cœur de ce roman, une expérience humaine enrichie par des dimensions naturelles, bibliques et mythiques emplies de symbolisme.
Misia, ses parents Michel et Geneviève, plus tard son mari Paul et leurs enfants, sont les principaux personnages humains du livre, des personnages bien ancrés dans la réalité du XXe siècle, avec ses guerres, ses invasions, son Holocauste, son communisme. Mais d’autres personnages sont là aussi pour montrer à quel point la frontière entre ce monde-là et les autres mondes sont poreuses. Ainsi, dans ce roman aux allures de conte ou de songe, trouve-t-on d’abord la nature, patiemment décrite avec ses rivières, ses champignons (le mycélium, « cordon ombilical de l’univers »), et sa lune dont la face argentée, « sillonnée de rides et chassieuse » rend folle la pauvre Florentine. On y trouve aussi le Mordoré, ce serpent mi-sauvage mi-apprivoisé qui tombe amoureux de la Glaneuse et lui apporte des pommes (« espèce de tentateur, lui dit-elle affectueusement »), et d’autres personnages qui font le chemin inverse entre l’humain et la nature : le Mauvais Bougre, par exemple, cette créature quasi mythique, complètement intégrée dans le monde de la forêt, mais dont on raconte au village que c’était autrefois un personnage ordinaire.
Et puis il y a le Dieu et les anges du titre français, à la fois omniprésents et présentés avec beaucoup d’espièglerie. Ainsi Tokarczuk se moque-t-elle gentiment des efforts du curé du village pour empêcher l’inondation annuelle de ses prés : la relation directe qu’il tente d’établir avec Dieu ne l’aide pas beaucoup, et la Vierge de Jeszkotle « enfermée dans le cadre richement orné de l’icône » suspendue dans la nef latérale de la petite église ne prend pas toujours son parti non plus. Tokarczuk joue avec cette impression d’omniprésence de la religion catholique dans ce petit village polonais, mais elle n’en propose pas moins d’autres manières d’appréhender la place de la volonté humaine – et rappelle au passage que la Pologne d’antan était aussi une Pologne juive.
Au châtelain Popielski en pleine crise religieuse après la première Guerre Mondiale, c’est une solution tout à fait juive qu’elle propose, lui offrant par le biais du rabbin de Jeszkotle un étrange jeu en forme de « grand labyrinthe circulaire. » Cet Ignis fatuus ou Jeu instructif pour un seul joueur va ensuite, parallèlement à l’histoire de Misia et de sa famille, rythmer le déroulé du roman avec son évocation mystérieuse d’un monde composé de « huit cercles appelés ‘mondes’ », dans lequel l’existence de Dieu est autant remis en cause par le joueur solitaire que par les textes explicatifs du Jeu.
« Le Jeu est une sorte de chemin sur lequel se succèdent de multiples choix, annonçait le texte au début. Les choix s’effectuent automatiquement, mais parfois le joueur a l’impression de prendre des décisions raisonnées. Il se sent alors responsable de la destination prise et de ce qui l’attend au bout. Cette éventualité est susceptible de l’effrayer. »
Même s’il est bien placé « au milieu de l’univers, » le petit village d’Antan représente ainsi son propre univers, son propre microcosme gardé dans l’imaginaire de l’auteure par les quatre archanges Raphaël, Gabriel, Michel et Uriel, et dans celui des enfants du village par une frontière secrète après laquelle « il n’y a plus rien. » Ainsi Michel, le père de Misia, de retour au moulin après cinq années de guerre et trois mois de voyage de retour, oublie-t-il l’univers confus qu’il vient de quitter, car « tout ce qui existe hors des frontières d’Antan est aussi trouble et changeant qu’un rêve. » Pourtant, ce monde extérieur ne cesse de creuser des brèches dans la frontière d’Antan, pour y faire couler des occupants allemands, puis des troupes russes, puis plus tard des voitures et des motos, et des prospectus venus de l’étranger. Le temps des humains s’accélère tandis que celui de la nature et des animaux reste, immuable.
Le Nobel de littérature attribué à Olga Tokarczuk, une écrivaine polonaise engagée
Petit à petit, Antan perd sa gangue de symboles et il n’en reste plus qu’un revêtement d’asphalte et une grande maison de bois gardée par un vieillard solitaire et édenté. Plus qu’un lieu, Antan redevient un temps, celui d’autrefois, celui d’un antan tellement lointain qu’il en devient hors du temps.
Dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, intitulé « Le tendre narrateur », Olga Tokarczuk décrivait aussi la tendresse, « ce mécanisme psychologique de base du roman » et de la littérature, comme la capacité à « donner une individualité à tout ce qu’elle touche, rendant possible de leur donner une voix, de leur donner l’espace et le temps pour naître et être exprimé. » Cela se traduit dans ce roman par une écriture d’une très grande légèreté, capable d’évoquer dans chacun des chapitres-vignettes qui forment le roman un instant complet du monde.
Tokarczuk joue aussi avec les mots, un jeu tout simple qui consiste à donner aux personnages des noms communs en guise de noms de famille. Ainsi Misia, fille Céleste, épouse-t-elle Paul de la famille Divin, alors que d’autres familles du village voient la naissance d’enfants Séraphin ou la mort à la guerre d’un fils Chérubin. De même Stasia, la sœur de Paul, épouse-t-elle un dénommé Perroquet et devient alors Perroquette. Comme un papier calque, les noms renforcent alors l’existence d’une autre dimension, symbolique, du village d’Antan. Ce symbolisme est parfois perdu dans la traduction française, car si Michał est francisé en Michel et la vieille Florentynka en Florentine, d’autres personnages d’arrière-plan ont gardé, eux, leurs noms polonais : Pluszcz (cincle), par exemple, dont l’âme donne naissance au Noyeur, ou l’horrible Ukleja (ablette).
En attribuant en octobre à Olga Tokarczuk le prix Nobel de littérature pour l’année 2018, l’Académie suédoise célébrait « une imagination narrative qui, avec une passion encyclopédique, symbolise le dépassement des frontières comme forme de vie ». Depuis Dieu, le temps, les hommes et les anges, Olga Tokarczuk a écrit de nombreux autres romans, abordant des sujets toujours différents, mais c’est bien la même imagination, la même empathie pour le monde dans toutes ses dimensions qu’on y retrouve.
Sous-titres disponibles ici en anglais, suédois et polonais.
Notes
↑1 | titre en français du livre paru chez Robert Laffont en 1998 dans la traduction de Christophe Glogowski |
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