« Nous sommes encerclés depuis plus de 50 jours ». Un commandant appelle à l’aide depuis l’usine Azovstal à Marioupol

Le Courrier d’Europe centrale s’est entretenu à distance avec Serhiy Volyna, retranché avec ses hommes et des centaines de civils dans les souterrains de l’usine sidérurgique Azovstal. Depuis la ville de Marioupol assiégée, le commandant de la 36e brigade de la marine nationale ukrainienne y décrit des « conditions terribles ».

Propos rapportés par Patrice Senécal par visioconférence le 20 avril.

Le Courrier d’Europe centrale : Quelle est la situation, à l’heure où nous nous parlons ?

Serhiy Volyna : Nous avons affaire ici à une catastrophe humanitaire. La ville est détruite, calcinée, bombardée. Il y a en ce moment des centaines de civils avec nous [sous terre], dont des femmes, des enfants et des personnes âgées. Beaucoup sont malades ou ont des blessures diverses. Il n’y a pas de médicaments et aucun moyen d’obtenir de l’assistance médicale. Les gens restent dans les sous-sols, ils pourrissent dans l’humidité. Vu l’état de ces personnes et des combattants qui sont ici, dans les caves, on peut parler véritablement de catastrophe humanitaire. Les conditions sont terribles. Nous sommes encerclés depuis plus de 50 jours, et ici il y a des actions militaires continues. Nous manquons d’eau potable, de nourriture… Toutes les fournitures médicales dont nous disposons ici s’imprègnent de l’humidité des caves. Elles sont inutilisables, les plaies ne cicatrisent pas et au lieu de guérir, les blessures s’aggravent.

Combien de personnes se trouvent actuellement réfugiées dans l’aciérie ?

Pour ce qui est du nombre total de militaires, je ne peux pas divulguer de chiffres. Mais ce que je peux dire, c’est qu’il y a plus de 500 combattants blessés et une centaine de civils blessés, dont des femmes et des enfants. La situation ne va qu’en s’aggravant, avec des bombardements incessants, des tirs d’artillerie, des attaques de roquettes… L’ennemi devient plus agressif, cela implique des dizaines de chars et de la machinerie lourde. La 36e brigade a rejoint les rangs du régiment Azov il y a dix jours. Nous avons été placés à l’usine métallurgique Illitch. Dans le cadre de l’opération, nous collaborons avec le régiment Azov, nous entrons dans son groupement car notre brigade a cessé d’exister.

À quoi ressemble cette vie sous terre ?

C’est une cave comme une autre. Nous dormons sur des lits de fortune, composés de matériaux que l’on trouve sur place, comme des cartons. L’essentiel étant de ne pas dormir à même le sol et de ne pas contracter la tuberculose. Tout le monde est malade parce que nous vivons sous terre, nous sommes réfugiés dans des pièces humides où poussent des champignons, où il fait froid. Le tout en disposant d’une quantité minimale de nourriture.

« Des immeubles, toute une ville en ruine, les ravages de la guerre. Des civils désemparés, des soldats blessés ou tués ».

Combien de temps pensez-vous pouvoir survivre dans ces conditions ?

Les circonstances changent très rapidement, et ce, en notre défaveur. C’est pour cette raison que je n’oserais pas parler de jours. C’est peut-être une question d’heures. La situation est critique et nous demandons de l’aide aux dirigeants de la communauté internationale. L’évolution de cette situation est tout sauf positive, nous subissons constamment des pertes, nous avons des militaires tués et blessés, et c’est pourquoi nous ne pouvons pas parler d’avancées positives. Nous sommes tous affaiblis.

Et vous, comment allez-vous ?

Je subis la pression. Je me sens responsable pour les civils et les militaires coincés ici, ces gars qui sont sous ma garde. Que puis-je vous dire d’autre ? J’ai l’espoir que le monde nous entendra et nous aidera à sortir de ce bourbier, et que cela sauvera des vies.

Cela fait plusieurs jours que vous combattez l’envahisseur à Marioupol. Qu’avez-vous vu ?

Des immeubles, toute une ville en ruine, les ravages de la guerre. Des civils désemparés, des soldats blessés ou tués. Je vois la catastrophe. Nos hommes perdent la vie partout et tout le temps. Nous n’avons pas de matériel antiaérien, nous n’avons pas d’équipements, nous en sommes restés aux armes légères, avec nos modestes unités des lance-grenades. L’ennemi domine à tous les niveaux ; dans les airs, dans la machinerie lourde, dans les effectifs, dans l’artillerie, dans les roquettes, sur toutes les routes.

Qu’est-ce qui peut être fait dans l’urgence, à l’heure actuelle ?

Nous demandons au monde, aux diplomates, aux dirigeants internationaux de mettre en place une procédure d’extraction afin de nous évacuer en sécurité sur le territoire d’un État tiers. Nous considérons que c’est la seule issue possible pour nous.

A quel pays pensez-vous pour cette procédure d’extraction ?

Peu importe le pays. Il faudra juste qu’il puisse pouvoir trouver un accord entre les parties prenantes au conflit et assurer la sécurité. Ce que je souhaite en tant que commandant, c’est la sécurité pour les hommes qui servent sous mes ordres. Et j’insiste sur cette procédure d’extraction. C’est un appel aux dirigeants du monde, à la société diplomatique, aux leaders religieux pour qu’ils nous aident. Il faut le dire haut et fort : ici, des personnes civiles sont privées de leur droit fondamental à la protection. Des civils sont tués par les Russes. Notre peuple a besoin de l’aide du monde.

« Il ne nous reste plus qu’à espérer que l’aide arrive, qu’on ne nous oublie pas ».

Qu’en est-il d’éventuels corridors humanitaires ?

Vous savez, aujourd’hui [mercredi 20 avril, ndlr], un couloir pour les civils était supposé être établi, mais en réalité, cela a échoué, car les forces russes ont continué de bombarder par les airs et l’artillerie navale, les roquettes ont continué de tomber. Les civils ne croient plus les Russes depuis la destruction de la maternité où se trouvaient des bébés, des familles et des femmes donnant naissance. Il y a eu aussi le bombardement du théâtre de Marioupol, dans lequel était localisé un centre de bénévoles, où les enfants étaient regroupés dans le couloir. C’est pourquoi les civils s’adressent à nous et nous implorent d’appeler à l’aide de la communauté internationale, laquelle pourrait leur assurer la sécurité. Ils ont perdu toute confiance en la fédération de Russie, et après ces atrocités commises envers les civils dans les différentes régions d’Ukraine, ils ont très peur. Si des organisations internationales – et non militaires – assuraient la gestion de ce processus de corridor humanitaire, dans ce cas, tout est possible. Des civils ont été rationnés en nourriture, en eau et en médicaments pendant une longue période, ils sont faibles et ont besoin d’aide, il faudrait de quoi les transporter.

Gardez-vous espoir que l’on vous vienne en aide ?

Oui, je reste optimiste. Cela fait déjà plus de cinquante jours. Nous sommes désormais complètement encerclés par les Russes. Et la seule chose qui nous permet de tenir, c’est l’espoir. Et nous y croyons. Il ne nous reste plus qu’à espérer que l’aide arrive, qu’on ne nous oublie pas. Et que l’on ne nous laissera pas ici, seuls, pour affronter cette situation.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Patrice Senécal

Journaliste indépendant, basé actuellement à Varsovie. Travaille avec Le Soir, Libération et Le Devoir.