Le dernier post de Pierre Waline m’incite à évoquer également le phénomène de « pécule de reconnaissance ». Merci Pierre pour cette traduction percutante ! Je cherchais depuis longtemps une expression…expressive.
Je voudrais donc vous en parler comme témoin direct, de l’intérieur du système puisque j’ai exercé la médecine pendant plusieurs années, avant et après les changements politiques dans une spécialité, la gynécologie, particulièrement touchée par cette pratique. Cependant, ayant choisi une patientèle et un domaine d’activité particuliers, les adolescentes et leur vie sexuelle, je n’ai pas été exposée au problème.
La mentalité du corps médical hongrois est un héritage ambigu, lourd, extrêmement difficile à vivre au jour le jour et à faire partager. Elle lui vient partiellement des hypocrisies, des fautes du régime communiste, d’une hiérarchie sévère « à la prussienne » comme les médecins hongrois aiment le dire eux-mêmes et aussi de la pénurie actuelle, de la frilosité des politiques, quelle que soit leur orientation, à toucher à ce monde explosif. Peut-être comptent-ils d’ailleurs sur une implosion silencieuse !
Lors de l’instauration du communisme en Hongrie, le système de santé changea brutalement, les institutions privées furent nationalisées, le personnel médical et paramédical devint fonctionnaire. Toute initiative devint suspecte. Cette élite intellectuelle que représentait le monde médical se trouva réduite à un rôle d’exécutant au service de la dictature du prolétariat. Les aspects matériels suivirent : un médecin eut un salaire moindre que celui d’un ouvrier. C’est là que se mit en place ce fonctionnement extrêmement pervers, une médecine officielle, accessible à tous et gratuite pour tous mais ne rétribuant pas ses experts à leur juste valeur et faisant le lit du système des enveloppes glissées discrètement dans la poche de la blouse du médecin.
Dans les années 70-80, Zita a 25 ans, elle est enceinte de 2 mois et est dirigée vers la consultation « suivi de grossesse » de son quartier où elle rencontre Ildikó sa « femme protectrice » dont j’ai déjà parlé. Elle voit aussi le gynécologue, un homme d’une quarantaine d’année, en milieu de carrière, ennuyeux et ennuyé d’être obligé une fois par semaine de faire cette consultation sans grand défi professionnel. Après tout, Ildikó se débrouille très bien, toutes les constantes sont mesurées, il n’examine que deux ou trois patientes à problème et signe les carnets de grossesse de toutes. Zita devrait le voir tous les mois mais ne le trouve pas très sympathique. Au détour d’une conversation avec une amie elle se voit conseiller un autre médecin qui pourrait la suivre et prendre en charge l’accouchement. Comme il n’est pas son gynécologue de quartier et qu’il est susceptible de la recevoir en dehors de ses consultations d’un autre quartier ou de se déplacer si l’heureux événement se produit la nuit, il est sous-entendu qu’il lui est dû un « pécule de reconnaissance ».
Dans la pratique de l’obstétrique, ce pécule est remis dans une enveloppe fermée au moment de l’ablation des points de suture de l’épisiotomie et le médecin n’a, à priori, pas connaissance du montant. Zita se montrera plus ou moins généreuse selon sa satisfaction. Ce moment est psychologiquement très important, c’est le moment de la sortie de l’hôpital avec son enfant dans les bras. L’épisiotomie, le fait de la pratiquer – aucun accouchement ne se faisait sans épisiotomie dans ces années-là – est aussi un facteur important d’augmentation du montant de l’enveloppe. En effet l’un des aspects du régime communiste totalitaire était le matérialisme qui imprégnait toutes les formations universitaires. En médecine il fallait reconnaître le mal, le nommer, l’extraire du corps. Cette médecine interventionniste a érigé la chirurgie, tout acte chirurgical en science supérieure primant sur toute autre solution qui aurait pu être moins invasive et laisser un champ de choix plus vaste au médecin et à la patiente.
Il devint courant donc de remercier le médecin en fin de consultation, après un accouchement ou une intervention par des sommes plus ou moins importantes ou par des cadeaux, à tel point que ces compléments ont fini par faire partie des revenus des médecins. Ces revenus sont incontrôlables, interdits par la loi mais imposables selon une autre loi !? Quel paradoxe ! Et cette pratique fut implicitement reconnue et utilisée par l’État par le simple fait que les salaires des fonctionnaires de santé n’évoluèrent pas parallèlement aux changements politiques et sociaux et qu’ils restèrent disproportionnellement bas.
Ce phénomène baptisé d’un chaste nom latin, parasolvencia, est détesté par les médecins comme par les patients. Les médecins le trouvent humiliant, les patients injuste. Certaines règles non formulées existent mais ne sont pas toujours respectées, on n’accepte pas d’enveloppes de confrères, d’étudiants en médecine ou de patients condamnés, on ne donne pas de « tarifs » à l’avance pour prendre en charge un patient. Ce système oblige chaque médecin à se former une éthique personnelle et à s’y conformer, c’est aussi la porte ouverte à tous les abus et à toutes les interprétations. Certains ne s’en privent d’ailleurs pas. Le patient est-il seulement reconnaissant ? Le médecin est-il simplement corrompu ?
Au-delà des conditions structurelles et matérielles déplorables d’exercice en Hongrie, je suis persuadée que la grande majorité de mes consœurs et confrères hongrois exercent leur art dans d’énormes dilemmes moraux, cherchant à concilier leurs motivations premières comme l’altruisme, l’empathie, le secours du prochain et le serment d’Hippocrate avec une existence matérielle acceptable. Et je leur fais confiance.