Malavida : « On se bat pour des cinéastes qui ont été injustement oubliés »

L’éditeur de DVD Malavida, lancé il y a une quinzaine d’années, présente l’un des catalogues les plus cinéphiles, engagés et précieux du secteur. On peut y trouver les films de cinéastes rares tels Miklós Jancsó, Dušan Hanák, Jiri Menzel ou encore Věra Chytilová. C’est que Malavida a un véritable tropisme pour les films de l’Est, plus particulièrement ceux des années 1960-70. Rencontre avec leurs deux fondateurs et dirigeants : Anne-Laure Brénéol et Lionel Ithurrald, deux passionnés.

Cet article fait l’objet d’une co-publication avec le site anglophone Kafkadesk.

Le logo s’écrit à la dynamite et le nom, Malavida, n’en est pas moins explosif. Il vient d’une chanson de la Mano Negra, l’un des groupes fétiches d’Anne-Laure Brénéol et Lionel Ithurralde, les fondateurs et dirigeants passionnés de cette société d’édition de DVD et de distribution. Tous les deux ont, entre autres, faits leurs armes aux Films du Paradoxe, Anne-Laure en tant que réalisatrice, Lionel dans des tâches plus administratives. « Nos envies étaient identiques et nos trajectoires, complémentaires », résume-t-il. C’est en 2004 qu’ils lancent leur propre structure, Malavida donc, poussés notamment par le metteur en scène Philippe Caubère avec qui ils nouent un compagnonnage fructueux. Ils y défendent un cinéma à leur image, à la fois engagé et cinéphile, s’axant en premier lieu sur les nouvelles vagues d’Europe de l’Est dont les films ont, à l’époque, disparu de la circulation. C’est le début du DVD et Malavida réussit à creuser son sillon, devenant vite une référence pour beaucoup de cinéphiles.

Leurs premiers pas dans la distribution sont en revanche plus timides mais ils se démarquent encore une fois par des choix forts et avant-gardistes. Il y a d’abord l’étrange Peau de cochon en 2005, le premier et pour l’instant seul film de Philippe Katerine, alors loin d’être aussi connu qu’aujourd’hui. Et puis il y a surtout la découverte, au festival nordique de Rouen, de Nouvelle donne en 2008, le tout premier film de Joachim Trier dont le succès, par la suite, montre bien le flair de Malavida. Depuis quelques années, la société reprend le chemin des salles, y distribuant des films rares de patrimoine avant de les sortir en DVD. Tout comme Potemkine, autre éditeur français d’importance, on peut retrouver, depuis 2012, leur magnifique collection DVD, mais pas que, dans leur Boutika à Pigalle. Pour la petite anecdote, Manu Chao a débarqué un jour à l’improviste et a chanté Malavida accompagné de son ukulélé avant de repartir avec une pile de DVD dont Alice Comedies, un coffret regroupant les premiers courts-métrages de Walt Disney. Pour chaque court, Malavida a fait appel à l’Orchestre de chambre d’Hôte afin de créer une bande originale. Dans le deuxième coffret des Alice Comedies, on retrouve sur un court-métrage une bande-son composée cette fois par Manu Chao, preuve que Malavida fonctionne toujours aux coups de cœur, artistiques et humains, les deux allant de pair.

Anne-Laure Brénéol et Lionel Ithurrald, fondateurs de Malavida.

Antoine du Jeu (Kafkadesk) : Pourquoi avoir décidé de vous spécialiser dans les films d’Europe de l’Est et centrale ?

Lionel Ithurralde : Il nous importait de pouvoir revoir des films qui nous avaient marqué étant jeunes. On ressentait le besoin, la nécessité de les partager autour de nous parce que la plupart de ces films n’étaient plus disponibles. C’était impossible de les voir. Quand on a lancé Malavida, on s’est aussi aperçu que le panthéon des auteurs reconnus se fait au détriment de ceux qui ont été oubliés pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la qualité de leur cinéma. On se bat pour des cinéastes qui ont été injustement oubliés.

Anne-Laure Brénéol : Au sein de notre cinéphilie commune, il y avait pas mal de films de l’Est, mais aussi des films scandinaves… Quand j’ai découvert les films de Bo Widerberg au festival nordiste de Rouen, c’était un véritable choc. Je ne rêvais que d’une chose, c’était de les revoir, de les partager mais c’était impossible parce que les films avaient complètement disparu. Il fallait mettre d’accord des ayants droits, des héritiers… Maintenant Bo Widerberg est l’un des cinéastes majeurs de Malavida. On vient d’acquérir les droits de son dernier long-métrage, La Beauté des choses qui sera présenté au prochain festival Lumière à Lyon. C’est vraiment un travail au long cours : on a déjà sorti dix de ses films en DVD et on en a accompagné huit en salles. À Malavida, on se concentre essentiellement sur les nouvelles vagues européennes, elles sont moins connues que la Nouvelle Vague française mais elles ont existé partout. Au départ, on a ainsi beaucoup travaillé sur les films polonais. Les premiers films de Wojciech Has, d’Andrzej Wajda, d’Andrzej Zulawski, d’Andrzej Munk… Ils étaient tous très difficiles à voir à l’époque !

« Comme la plupart des films qui nous intéressaient avaient été réalisés sous le communisme, c’était difficile de les exporter. Ça leur posait des problèmes idéologiques même s’ils savaient, comme nous, qu’il s’agissait souvent de la meilleure période en termes de qualité cinématographique ».

C’est à chaque fois en raison d’une censure d’État que ces films sont restés si longtemps invisibles ?

A.L : Il y a la raison de la censure, oui, mais aussi des problèmes de coût. Quand on a monté Malavida, en 2004, il y avait encore des VHS, c’était le début du DVD, les coûts de fabrication n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Ressortir un film signifiait devoir le restaurer en 35mm et le marché du patrimoine qu’on connaît maintenant n’existait pas. Il s’est développé grâce à la numérisation des copies.

L : Ce sont les États qui sont les ayants droits des films des pays de l’Est et ils avaient un problème avec le cinéma de cette période-là. Comme la plupart des films qui nous intéressaient avaient été réalisés sous le communisme, c’était difficile de les exporter. Ça leur posait des problèmes idéologiques même s’ils savaient, comme nous, qu’il s’agissait souvent de la meilleure période en termes de qualité cinématographique. Entre la fin des années 1960 et maintenant, il ne s’est quasiment rien passé à quelques exceptions près. Ça prenait souvent du temps de leur faire accepter l’idée qu’on voulait remontrer les films de cette époque et qu’on voulait les remontrer dans des conditions pas trop mauvaises.

AL : C’est une période extrêmement douloureuse pour eux et ça leur remettait la tête dans ce qu’ils n’avaient pas envie de voir ni de revivre. Comme tout était produit par les États, la situation est parfois complexe avec certains auteurs comme le cinéaste tchèque Jan Němec dont on avait édité La fête et les invités et Les diamants de la nuit, deux films extraordinaires. Je l’ai eu plusieurs fois par mail et il ne voulait pas du tout s’investir dans une édition DVD, faire des interviews ni même accompagner ses films en salles. Il considérait que l’État lui avait volé ses films…

L : Pour lui, cette prise de droit était illégale. Il ne nous en voulait pas personnellement, mais il considérait qu’il avait été spolié de ses droits.

AL : Encore aujourd’hui, l’État refuse de rétrocéder le moindre droit d’auteur. Il y a beaucoup de cinéastes tchèques qui sont vent debout. C’est ça qui est compliqué parce qu’ils n’ont pas envie de légitimer le travail autour de leurs films exploités par un Etat qui, selon eux, ne devrait pas en être détenteur.

« En 1989 avec la chute du mur, ces pays se sont ouverts mais leur système de production en a été complètement désorganisé. On s’est retrouvé avec des situations kafkaïennes avec des problèmes de droit sur des films déjà faits et des problèmes de financement sur les productions à venir ».

Le cinéma d’Europe centrale était particulièrement fécond et stimulant dans les années 60 et 70. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Même dans un festival comme Karlovy Vary, on découvre par exemple assez peu de jeunes cinéastes tchèques. Comment expliquez-vous cela ?

L : L’État finançait le cinéma dans ces pays-là au cours des années 1950-1960. Avec la normalisation en Tchécoslovaquie en 1969, il y a eu vraiment un coup d’arrêt et une censure beaucoup plus importante qui a empêché l’émergence de nouveaux auteurs dans tout le bloc de l’Est. Dans les années 1970, on croisait toujours les mêmes cinéastes : Wajda en Pologne, Jiri Menzel ou Věra Chytilova en Tchéquie… Chytilova, c’est la seule qui a continué à faire des films dans son pays en totale liberté mais à la marge. En 1989 avec la chute du mur, ces pays se sont ouverts mais leur système de production en a été complètement désorganisé. On s’est retrouvé avec des situations kafkaïennes avec des problèmes de droit sur des films déjà faits et des problèmes de financement sur les productions à venir. Les écoles formaient des cinéastes, mais ensuite il n’y avait pas d’argent pour faire des films…

Dans votre collection, vous faites également la part belle aux expériences surréalistes et dadaïstes de la première moitié du XXe siècle. On peut voir, à travers les films que vous éditez, comment celles-ci ont infusé le cinéma d’Europe centrale, les Tchèques en particulier. Quelqu’un comme Bertrand Mandico, dont vous avez rassemblé les courts métrages en un coffret, rend bien compte de ce mélange d’influences.

AL : Bertrand était client de notre boutique, les films qu’on éditait faisaient partis de ses films de chevet. Et de notre côté, quand on a découvert les siens, on y reconnaissait tout le cinéma qu’on avait aimé. C’est comme une famille, un puzzle où chacun trouve sa place. La rencontre avec Bertrand s’est transformée en amitié et en volonté de défendre son travail. On a travaillé sur un coffret DVD pour présenter ses courts, ses clips, ses publicités… Il y en a un deuxième qui va sortir bientôt. En 2014, on a été une fois de plus très précurseur car on a sorti en salles Boro in the box et Living Still Life. Ça a été le début d’une notoriété élargie pour lui puisque la presse a découvert son travail.

L : C’était super de constater à quel point ce cinéma qu’on défendait depuis longtemps pouvait être réactualisé par des auteurs contemporains aussi talentueux que Bertrand. C’était comme une récompense de voir ce cinéma ressurgir avec un tel élan de modernité.

AL : Bertrand a digéré toutes ces influences, c’est une espèce de roue qui ne cesse de tourner, c’est un artiste extraordinaire. Entre lui, Joachim Trier et Philippe Katerine, on ne peut pas dire que l’on se soit beaucoup trompé dans nos choix de cinéastes contemporains. On est toujours à la recherche d’un nouveau coup de cœur !

La Boutika Malavida, à Pigalle, 6 rue Houdon.

Outre ces quelques exemples de sorties récentes, vous distribuez aussi de nombreux films de patrimoine, en plus de vos éditions DVD. Vous avez fait récemment une rétrospective Jerzy Skolimowski qui coïncidait avec celle de la Cinémathèque au début du printemps. Essayez-vous de faire coïncider chacune de vos sorties avec le calendrier des cinémathèques ou des festivals ?

AL : Oui, l’idée est toujours d’accompagner nos sorties avec des gros festivals, ça donne de la visibilité. Pour Skoliwmoski, on est à l’origine de la rétro : tout est parti de la sélection du Départ à Cannes Classics il y a deux ans. On a compagnonnage très fort et très régulier avec Cannes qui reste une vitrine internationale inégalée. Le Festival Lumière se montre aussi très attentif à ce que l’on fait et nous soutient beaucoup. C’est de plus en plus dur car de plus en plus de films de patrimoine sortent et la plupart sont restaurés dans de très bonnes conditions. Le niveau d’exigence est donc monté petit à petit. C’est super, ça permet de remontrer des tas de films formidables mais ça fait un peu un embouteillage en salles ensuite. C’est donc essentiel de profiter de tous les événements qui peuvent faire caisse de résonance. On s’inscrit dans la même veine que Carlotta. Ils ont été les premiers à travailler les films de patrimoine comme des sorties récentes. Nous aussi : à chaque fois on recréer une affiche, une bande-annonce, un livret pour recontextualiser, on fait de chacune de nos sorties un événement.

Vous organisez également de nombreux programmes Jeune Public. Le cinéma d’animation est-il là depuis de le début de l’aventure Malavida ?

L : Oui et non. La ferme des animaux de John Halas et Joy Batchelor est l’un des premiers films qu’on a sorti en DVD et en salles. Comme pour le reste de la production d’Europe de l’Est, la période la plus heureuse du cinéma d’animation était celle qui s’étalait des années 1950 jusqu’aux années 1970. Ce cinéma a ensuite quasiment disparu, éradiqué par l’animation des anglo-saxons. On voulait le redécouvrir. Les gamins sont tout de suite réceptifs à ces histoires, ce n’est pas du tout un cinéma daté. On en voit même des réminiscences dans les Pixar d’aujourd’hui. Les grands créateurs de l’animation contemporaine comme John Lasseter ou Michel Ocelot ont été bercés par le cinéma d’animation tchèque. Face à la standardisation des images, c’est une nécessité de diffuser ce cinéma-là pour que le regard des enfants qui seront les cinéastes de demain reste aiguisé.

AL : On fait toujours un gros travail d’éditorialisation. On choisit les films en piochant dans les courts métrages des auteurs, on les restaure en France sur fond propre. Comme ce ne sont pas des films produits en France, on n’a pas d’aides du CNC pour ce travail technique. On a systématisé des petites pastilles vocales qui réjouissent les enseignants. On essaie d’attirer l’attention sur des choses à voir un peu particulières, sur la beauté de l’animation. Ça permet d’appuyer et d’ancrer les choses pour que les enfants n’oublient pas la projection, que celle-ci ne se dissipe pas dans la masse d’images qu’ils voient toute la journée. Malavida est une société engagée, les films qu’on défend ont des propos politiques forts et font même parfois écho à l’actualité. Il s’agit de nourrir les enfants qui vont devenir les cinéastes de demain.

La fin de l’année 2019 s’annonce chargée pour Malavida avec deux restaurations en salle : L’incinérateur de cadavres de Juraj Herz (le 20 novembre) et Kanal d’Andrzej Wajda (le 4 décembre). À noter plusieurs éditions DVD : le deuxième volume des Alice Comedies (avec la musique de Manu Chao), le programme Drôles de cigognes (un coffret réunissant 5 films de Hermina Tyrlova), La Clepsydre de Wojciech Has et le chef-d’œuvre d’Andrzej Wajda, Cendres et diamants.

Entretien réalisé par Antoine du Jeu, à Paris, pour Kafkadesk.

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