Depuis le retrait des troupes russes au début du mois d’avril, une étrange normalité s’est emparée dans la capitale ukrainienne, où reviennent peu à peu les habitants. Depuis les premières bombes jusqu’à l’arrivée du printemps, chronique d’un Kiévien qui n’est jamais parti.
Je n’ai pas quitté Kiev depuis le début de l’invasion en février. Le premier mois de la guerre a été le plus stressant, les troupes russes occupant les banlieues de Kiev comme Boutcha ou Irpin, allant jusqu’à faire de brèves incursions dans la capitale, y compris dans le quartier d’Obolon où j’habite.
Après le retrait complet des troupes russes de la région de Kiev au début du mois d’avril, la situation a radicalement changé. Aujourd’hui, Kiev a l’air beaucoup plus sûre, même si tout est loin d’être normal avec toutes ces sirènes aériennes permanentes, les tirs de roquettes et le couvre-feu. Malgré tout, de nombreuses personnes sont revenues depuis les villes de l’ouest de l’Ukraine ou des villages voisins.
J’essaie de sortir pour me promener, courir ou faire des courses. J’ai l’impression que ça m’aide à maintenir mon bien-être physique et mental. J’ai l’habitude d’aller à l’épicerie du coin, puis de m’arrêter pour prendre un allongé au petit café d’à côté. L’endroit a des airs festifs. Avec l’expérience commune de la guerre, j’ai même l’impression que les gens sont plus proches et accueillants.
Lors d’une de mes balades, j’ai rencontré Oleh Sentsov, le célèbre réalisateur ukrainien qui a depuis rejoint l’armée. L’un des derniers soirs avant l’invasion, j’étais justement allé voir son nouveau film au cinéma, et maintenant je le vois en uniforme marchant tranquillement dans la rue. J’aurais difficilement pu imaginer une chose pareille dans ma vie antérieure. Certains cinémas ont d’ailleurs déjà rouvert à Kiev, même si beaucoup sont restés fermés. Mon voisin travaille dans un cinéma et ils prévoient de rouvrir bientôt.
Bien sûr, on a toujours le sentiment amer que les habitants d’autres régions, plus dangereuses, sont privés de tous ces petits moments agréables, comme siroter un café en terrasse ou profiter de la naturel. Mais je me dis que ça me permet de rester sain d’esprit tout en faisant tourner l’économie. Et puis, n’est-ce pas un peu un crachat au visage des dirigeants militaires et politiques russes ? « Regardez, vous vouliez que je tremble d’horreur, que je me cache dans les sous-sols, que je meure de faim, mais je ne le fais pas, je suis ici, je profite du soleil et de la civilisation ».
Printemps kiévien
En ce moment, c’est la plus belle période de l’année à Kiev. Les arbres fruitiers, les châtaigniers – le symbole de Kiev – et les lilas vont fleurir très bientôt. Les magnolias, qui ne sont pas typiques du climat ukrainien mais poussent dans le Jardin botanique local, sont également en fleurs et attirent de nombreux visiteurs. Il y a eu toujours des raisons pour lesquelles je ne pouvais pas profiter pleinement de cette période : longtemps les examens, puis le covid, et maintenant la guerre. Cette fois je compte bien visiter un jardin botanique ou quelques parcs dans les prochains jours pour profiter du printemps, au moins un peu petit.
Il y a quelques jours, j’ai fait la visite de la colline de Saint-Volodymyr, un parc historique situé sur une colline au centre de Kiev. La visite était organisée par une professeure de l’université où j’étudiais. Le but était de recueillir des dons de la communauté universitaire pour aider l’armée ukrainienne, tout en apprenant quelque chose de nouveau sur Kiev. Il y avait pas mal de monde dans le parc : des personnes âgées, des jeunes, mais aussi beaucoup de soldats en uniforme en train de se promener avec leurs familles et leurs enfants. Je ne suis pas sûr, mais peut-être qu’ils ont des week-ends pour rendre visite à leurs familles et se reposer.
Hier, je suis allé voir l’un des immeubles de mon quartier (à 2 km au nord de ma maison) qui a été bombardé il y a environ un mois. Le paysage est toujours sinistre, certaines parties du bâtiment sont en ruines, brûlées et loin d’être habitables. Le reste de l’immeuble et les bâtiments voisins sont plus ou moins endommagés, beaucoup n’ont plus de fenêtres ni de balcons. Mais le quartier reste vivant, les enfants jouent encore dans les rues. Un habitant s’est même plaint au représentant local qu’en ce moment il vit chez ses proches mais qu’il ne sait pas quoi faire quand ils reviendront, car son appartement a été détruit.
Le retour des habitants
Beaucoup de gens reviennent à Kiev. C’est d’ailleurs assez intéressant de voir la différence de perception entre ceux qui sont restés et ceux qui sont revenus. Les personnes qui sont restées se demandent généralement pourquoi il y a tant de gens dans les rues et si peu de postes de contrôle militaires. Les personnes qui sont rentrées sont choquées par le petit nombre de personnes et l’omniprésence des checkpoints et des barricades. Surtout, les personnes qui sont restées à Kiev ont tendance à être plus négligentes lorsque les sirènes retentissent, et ne vont se mettre que rarement à l’abri.
Les rues de la capitale sont assez vivantes, et de nombreuses personnes profitent des parcs et de la nature, sans qu’il y ait toutefois de vie nocturne. Les cafés ferment généralement à 20 heures. La vente d’alcool est désormais autorisée, mais seulement à certaines heures à la mi-journée. Je ressens une certaine allégresse à Kiev, à la fois en raison du temps, et surtout du fait que la ville a résisté à une attaque. Mais cet enthousiasme a des limites, car ailleurs, la guerre continue. Et l’on sait que la vie dans les territoires occupés est terrible.
Kyrylo Shturbabin a écrit ce texte en anglais. Thomas Laffitte l’a traduit en français.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.