Le « magasház » de Pécs : le destin tragique d’un bâtiment hongrois hors norme

Fier symbole de la ville de Pécs pendant une dizaine d’années, le « magasház » a longtemps été le plus haut immeuble de Hongrie, jusqu’à sa destruction en octobre 2016. Récit des heurs et malheurs d’un édifice hors norme.

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Au mois d’octobre 2016, les pelleteuses finissaient de mettre à bas l’un des symboles de Pécs, une ville de près de 150 000 habitants situé dans le sud de la Hongrie : le « magasház », littéralement l’ « immeuble de grande hauteur », situé non loin de l’université de la ville.

Avec une hauteur de 84 mètres pour 25 étages, le « magasház » était l’immeuble le plus élevé du pays. Son gigantisme se mesurait au nombre des logements qu’il abritait : 248, dont 84 chambres et 164 appartements. Ce bâtiment, qui possédait aussi un bureau de poste et qui hébergeait les services départementaux de la statistique, pouvait de la sorte accueillir entre 800 et 1000 personnes.

Chantier de construction du « magasház » en janvier 1975. Fonds Fortepan.

Lancée en 1974 par la société de construction du département de Baranya, sa construction s’est achevée en 1976. Les premiers habitants ont emménagé au mois d’août 1977. « J’ai soutenu dès le début la création et le fonctionnement du célèbre Torony-klub [littéralement « club de la Tour », ndlr], j’ai même travaillé là-bas en tant que directeur du département culturel », se remémore Ferenc Orcsik dans un entretien paru en 2014 dans Made in Pécs. Cet ancien conseiller municipal a habité dans le « magasház » entre 1977 et 1983. Son club était devenu un lieu très populaire à Pécs, où les familles de la ville pouvaient se rencontrer et passer du temps. Lui avait même eu l’idée de construire une antenne sur le toit de la tour, pour que les foyers de la ville puissent capter les premiers programmes télévisés. « C’était très excitant, car en 1980 aucune maison n’était câblée à Pécs », raconte-t-il.

Ferenc Orcsik. Crédit : « Made in Pécs ».

Cet immeuble hors norme, aux dimensions démesurées, doté de tout le confort moderne de l’époque, équipé de quatre escaliers et de quatre cages d’ascenseur, devait être une vitrine pour la ville de Pécs mais aussi pour le régime en place. Il a pourtant, bien au contraire, très vite symbolisé tout ce qui ne fonctionnait pas dans la Hongrie communiste de János Kádár.

Construit grâce à une technologie de béton armé précontraint par post tension importée de Yougoslavie et baptisée « IMS », du nom de l’institution belgradoise à l’origine de son développement (Institut za ispitivanje materijala), le « magasház » a très vite vu son ossature se dégrader en raison de l’utilisation de joints en polyuréthane contenant des ions chlorures non inhibées. « En Yougoslavie, on avait ajouté un composé qui empêchait les ions chlorures de migrer. Il suffisait d’un seul seau de ce composé pour couvrir les besoins de la construction, mais il n’a jamais été utilisé », explique Péter Rabb, l’ingénieur à l’origine de la déclaration en état de péril. Or la présence d’ions chlorures dans le béton est une cause connue de corrosion des armatures en acier.

Péter Rabb. Crédit : « Made in Pécs ».

Résultat : dès 1983, les premiers signes de détériorations sont constatés. Des inspections complémentaires, en 1988, révèlent l’instabilité et la dangerosité du bâtiment. Ce constat pousse les autorités à ordonner, à la fin de l’année 1989, son évacuation totale qui se déroule dans un délai très court. Elle débute au mois de janvier 1990 pour s’achever au printemps, en mai.

Occupé pendant seulement douze ans et demi, l’immeuble est ensuite laissé à l’abandon pendant vingt-six ans, du fait de l’échec de tous les projets de réhabilitation successifs.

Cédé en 1993 par la ville à une entreprise autrichienne (IMMO Kft), le bâtiment reste en l’état pendant dix ans et doit subir des travaux de renforcement structurel en 2003. Ils sont engagés par les pouvoirs publics pour un montant de 360 millions de forints. Revenu dans le giron de la municipalité, il est vendu à une nouvelle entreprise autrichienne (Porr Hungária Kft) qui devait le convertir en logements pour le compte de l’université dans le cadre d’un partenariat public privé. Après que Porr Hungária Kft s’est retirée de l’accord en 2007, la ville a envisagé un temps sa transformation en bureaux avant de le céder l’année suivante à une entreprise hispano-hongroise (La Torre 2008 Kft), sans davantage de résultats en raison notamment des sérieuses difficultés financières rencontrées par cette société. La perspective d’une démolition est alors étudiée.

Le « magasház » en 2011. (Wikimedia Commons)

En avril 2013, enfin, le gouvernement s’engage auprès de la ville à financer le coût de la démolition pour un montant d’1,2 milliard de forints, ce qui permet de débloquer la situation et de débuter les travaux en février 2016.

« Les visiteurs restaient toujours bouche bée par la vue que l’on avait »

Bien connu de plusieurs générations de Pécsois, cet immeuble inclassable a en effet permis à nombre d’entre eux, et notamment aux lycéens et aux étudiants, de s’essayer dans les années 1990 et 2000 à l’urbex et de découvrir ainsi la vue imprenable qu’offraient ses toits… et cela malgré la surveillance vigilante exercée par les forces de police. « Il y avait une salle d’exposition au dernier étage, avec un très beau tapis bordeaux, de très belles tables basses en chêne et des fauteuils assortis », se souvient madame Edit, qui a travaillé jusqu’à la fin, en 1989,  dans ce lieu culturel. « Les visiteurs restaient toujours bouche bée par la vue que l’on avait (…)  je regrette que l’on ait démonté le « magasház » ».

Panorama sur la vieille ville de Pécs, pris à partir du « magasház » en 1975. Fonds Fortepan.

Point de repère visible de presque partout depuis les hauteurs de Tettye et du Mecsek, le « magasház » a indéniablement laissé une forte empreinte sur la ville et sur l’imaginaire de ses habitants qui sont aujourd’hui nombreux à regretter sa silhouette disgracieuse. « J’en aurais fait une résidence universitaire, mais les chiffres officiels ont décidé que ce n’était pas possible, alors ça n’a pas été possible », déplore madame Edit.

« Madame Edit ». Crédit : « Made in Pécs ».
La rédaction remercie chaleureusement l’équipe de « Made in Pécs » d’avoir autorisé la reprise gracieuse des extraits d’entretiens avec l’ingénieur et les habitants de la tour.
Matthieu Boisdron

Rédacteur-en-chef adjoint du Courrier d'Europe centrale

Docteur en histoire (Sorbonne Université)