L’eurodéputé Boris Zala est l’un des plus fervents critiques du pouvoir en Slovaquie. Lui est resté de gauche et social-démocrate, contrairement à Robert Fico, le tout-puissant chef du Smer, dont il dénonce la dérive vers un national-populisme à la sauce Viktor Orbán. Notre correspondante à Bratislava est allée à sa rencontre.
Boris Zala est un observateur privilégié de la vie politique en Slovaquie. Eurodéputé depuis 2009, avec le Groupe de l’Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates, il est aussi l‘un des fondateurs du Smer, le parti social-démocrate à l’origine, qui est incrusté au pouvoir depuis presque treize ans. En désaccord avec le discours conservateur et anti-migrant de son puissant chef, Robert Fico, il a quitté le parti en 2016. Ancien idéologue du parti, Zala s’est opposé à son glissement de la social-démocratie vers le national-populisme. Qu’est-ce qui l’a décidé à lâcher Fico ? Est-il optimiste quant à la future présidence de Zuzana Čaputová ? Que pense-t-il de la situation politique en Hongrie et en Pologne ? La journaliste Veronika Cosculluela est allée l’interroger.
Quelles sont actuellement vos relations avec le Smer, qui reste toujours le seul parti de gauche qui compte en Slovaquie ?
Boris Zala : Je ne participe pas à la vie partisane. Au contraire, je critique publiquement la ligne que représente Robert Fico. Je suis persuadé que, dès 2016 [année de sa rupture avec le Smer – Ndlr.], le parti avait besoin de changement, de remplacer notamment les deux Robert à sa tête : Robert Fico et Robert Kaliňák. Malheureusement, ils sont restés en place et les résultats sont clairs. On a vu récemment encore un flop, encore les élections que Smer a perdues [l’élection présidentielle de mars 2019 lors desquelles le Smer a soutenu et financé la campagne de l’euro-commissaire Maroš Šefčovič défait par Zuzana Čaputová, Ndlr.]. La direction choisi par Smer n’a rien à voir avec la social-démocratie. Et est très éloignée des autres partis politiques sur la scène européenne qui osent s’appeler de gauche.
Certes le Smer est en net recul et enchaîne les défaites électorales. Mais est-ce vraiment dû à son changement d’orientation politique ou cela fait partie d’un phénomène plus général ? Après tout, on pourrait aussi dire que Smer a mieux résisté que les autres partis sociaux-démocrates ailleurs en Europe.
Non, je ne pense pas que cela relève d’un phénomène général. Deux tendances fortes ont été brisées à Smer : la rhétorique clérico-nationale de Robert Fico a aliéné le vote des électeurs jeunes, urbains et aussi de ceux vivants à la campagne mais avec une pensée progressiste, ainsi que des croyants non-catholiques, en particulier des luthériens. Et Smer a aussi découragé les « verts ». En outre, une série de scandales financiers chez les hauts responsables du parti – l’assassinat d’un journaliste et de sa fiancée, la mise au jour de relations entre le gouvernement et la mafia italienne, et enfin des manifestations de masse, les plus importantes depuis la Révolution du ’89 novembre. Il me semble que le déclin de Smer est la conséquence des affaires internes de la Slovaquie et non d’un phénomène européen.
« Robert Fico entraîne le parti dans des eaux conservatrices de droite, comme s’il cherchait à imiter Viktor Orbán ».
L’année dernière, le scandale des subventions agricoles décrit par le journaliste Ján Kuciak, qui a aussi découvert des liaisons entre des employés du gouvernement et quelques entrepreneurs italiens suspects, a sérieusement écorné l’image du parti. Regrettez-vous cette image de Smer ?
Oui, bien sûr que je la regrette, mais je ne suis pas d’accord pour présenter Smer comme une organisation criminelle. Pendant les deux premiers mandats de Fico à la tête du gouvernement, Smer avait un bilan positif, notamment dans le domaine social et économique. Il a conduit la Slovaquie vers l’étape que nous appelons en Europe l’Etat social standard. Et ce qui est essentiel, Smer a su maintenir la croissance économique de la Slovaquie, à un niveau relativement élevé malgré la crise économique. Le gouvernement a réussi à minimiser les dégâts causés par la crise économique de 2008-2012. Cependant, il est vrai qu’aujourd’hui Robert Fico entraîne le parti dans des eaux conservatrices de droite, comme s’il cherchait à imiter Viktor Orbán. Je regrette que pas plus de membres du parti ne s’y opposent, mais j’ai également vu des attitudes alternatives ces dernières semaines, en particulier celle du Premier ministre Peter Pellegrini.
En Slovaquie, même ses détracteurs concèdent que Fico est bon orateur et bon stratège. Pensez-vous qu’aujourd’hui, ses expressions, ses attitudes, son discours, reflètent l’histoire tragique d’un homme politique en déclin ?
N’étant pas psychologue de Robert Fico, je me contenterai d’analyser les conséquences politiques de ses actions récentes. Je dois dire que ses opinions sont déséquilibrées, son discours ne ressemble pas à celui des sociaux-démocrates. Il y a deux ans et demi, j’ai déclaré que Fico s’orientait vers le conservatisme, proche de celui de la CSU bavaroise. Aujourd’hui, j’affirme qu’il est allé beaucoup plus loin et que sa rhétorique est plus proche de Marine Le Pen que du courant représenté par Manfred Weber. Pour moi, la position idéologique de Robert Fico est inacceptable et je la considère très préjudiciable pour Smer et pour la Slovaquie.
Il y a une époque où Fico était très bien vu dans la fraction des sociaux-démocrates européens : pendant la crise de 2011-2012 quand Smer a soutenu la création de mécanismes monétaires pour l’UE, contrairement au gouvernement de droite d’Iveta Radičová. Son partenaire politique au gouvernement, le pseudo-libéral et l’actuel eurodéputé Richard Sulik, n’avait pas compris l’importance de ces mécanismes financiers. Smer s’est aussi résolument engagé en faveur de l’aide à la Grèce, contrairement à d’autres qui voulaient abandonner ce pays.
A quel moment la cote de Fico a-t-elle baissée ?
Quand un afflux inattendu de réfugiés et de migrants a commencé. Ce qui dérange, ce ne sont pas les fameux quotas, mais la rhétorique déclenchée par Robert Fico contre les réfugiés : il a créé, à mon avis, une atmosphère très déshumanisante, humiliante, une atmosphère de peur des migrants. Je ne suis pas non plus quelqu’un qui accueille des migrants à bras ouverts, mais je peux imaginer une solution rationnelle à ce problème. Robert Fico est tombé dans le discours démagogique sur l’infiltration de terroristes, l’inondation de l’Europe par les musulmans. Il a répété que seuls les hommes viendraient et abuseraient du système social. Depuis, sa position européenne a commencé à se détériorer de manière significative.
Pourquoi cette position anti-migrants de Fico vous a-t-elle tant déplu ? Beaucoup de pays ont adopté la même attitude…
Parce que je suis convaincu qu’il faut déconstruire les préjugés au lieu de les renforcer. J’ai une expérience personnelle avec les migrants et comme migrant moi-même. Je vis à Bruxelles depuis dix ans dans le quartier Matongé. C’est un endroit agréable et plein de vie, un quartier d’immigrants, la majorité issue du Congo, l‘ancienne colonie belge. Je n’ai eu que des bonnes expériences. A mon arrivée à Bruxelles, j’ai cherché à louer un appartement dans ce quartier. J’ai obtenu un entretien avec une propriétaire, une Belge, qui avait peur et était inquiète parce que je n’étais pour elle qu’un Slave sauvage. Elle connaissait des Africains, mais pas des migrants de l’Europe de l’Est. Mon assistante a dû lui expliquer longuement que je n’étais pas violent, que je suis un eurodéputé et que la Slovaquie n’est pas un pays bizarre.
Comment expliquer que le Parti socialiste européen maintienne son soutien au Smer ? Est-ce que Fico est à l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen (S&D) ce qu’Orbán est au Parti populaire (PPE) ?
Je ne le pense pas, parce que Smer conserve toujours un courant social-démocrate et libéral de gauche très actif et qui, selon moi, se renforce. Il est principalement représenté par l’actuel Premier ministre Pellegrini et S&D l’interprète (ils sont bien informés) comme une lutte intra-partisane.
En 2006, le Smer avait été suspendu par le S&D pour avoir fait coalition avec une formation nationaliste, le Parti national slovaque (SNS). Cette coalition est de nouveau à l’œuvre en Slovaquie et cela ne gêne plus personne, de même qu’en Autriche avec le gouvernement ÖVP-FPÖ.
Oui, j’ai un souvenir très vif de cette période car j’étais l’un de ceux qui ont négocié avec Martin Schulz, le chef de la fraction à l’époque. On a su persuader S&D que le SNS n’était pas un parti anti-Europe et qu’il acceptait notre programme dans le domaine social. La différence c’est qu’à l’époque il n’y avait pas cette propagation des idées clérico-fascistes comme aujourd’hui.
Qu-est-ce que vous pensez de la liste de Smer pour les européennes ?
Je n’ai rien contre l’eurodéputé Monika Beňová en tête de liste, ni contre Miroslav Číž, le numéro deux. Mais je dis ouvertement que la façon dont la liste a été conçue, sans processus démocratique, est inacceptable. Par exemple, la députée européenne Monika Smolková qui était censée être en quatrième position a été rayée de la liste à la dernière minute par Robert Kaliňák, l’ancien ministre de l’Intérieur, qu’elle avait osé critiquer publiquement. Et aujourd’hui il se venge.
Est-ce que selon vous Robert Kaliňák reste toujours l’homme fort de Smer ? (Bras droit de Robert Fico, à la tête du ministère de l’Intérieur dans ses trois gouvernements, il a dû démissionner en mars 2018 après le meurtre du journaliste Ján Kuciak Kaliňák, puis a rendu son mandat parlementaire en décembre 2018, mais il est resté vice-président du parti.
Il est clair que la réponse est oui. Kaliňák est l’un des vice-présidents dominants. J’ajoute que Robert Hajšel, numéro trois sur la liste de Smer pour les élections européennes, qui occupait jusqu’alors les fonctions de chef du Bureau du parlement européen à Bratislava, n’avait jusqu’à présent aucun rapport avec Smer. Comment est-il arrivé là, comment est-il devenu numéro trois ? Je n’ai rien contre M. Hajšel, mais si nous disons que le parti est censé fonctionner selon certains principes démocratiques, ce qui s’est passé là ce n’est certainement pas l’expression d’un processus démocratique.
« Čaputová n’aura pas d’importants pouvoirs, mais sa voix va être entendue et les Slovaques ont besoin de l’entendre. »
L’élection de Zuzana Čaputová à la présidence slovaque est-elle une bonne nouvelle ? Êtes-vous aussi optimiste que la presse européenne ?
Oui, je le pense et oui, je suis optimiste. Je l’ai soutenu pendant sa campagne. Je ne pense pas qu’elle soit une libérale convaincue, elle n’est ni de gauche ni de droite. C‘est une personne ouverte qui sait capter l’attention et les gens l’écoutent. La manière avec laquelle elle remplira sa tâche dans les années à venir sera très importante pour la Slovaquie. Elle n’aura pas d’importants pouvoirs, mais sa voix va être entendue et les Slovaques ont besoin de l’entendre. Je pense qu’elle doit faire attention à ce que ses propos sur des sujets tels que l’éducation, la santé, mais surtout l’état de droit, soient progressistes, comme dans le programme de son parti d‘origine, Progresívne Slovensko.
Selon les sondages, une coalition de la gauche libérale Progresívne Slovensko (PS) avec le parti centriste Spolu obtiendrait 14 % de voix, en deuxième position derrière Smer (19 %). Cette liste commune vous est-elle sympathique ?
C’est exactement le même problème qu’avec Mme Čaputová : c’est quelque chose qui est en cours de développement. Il a y du potentiel dans ce parti, mais nous ne savons pas encore ce qu’ils vont apporter. Ils ont un manifeste, une ébauche de programme intéressante, mais ce document reste assez académique et n’a pas encore de dimension politique pratique. En plus, après seulement une année d’existence, Ivan Štefunko a été remplacé à sa tête par Michal Truban. J’ai critiqué M. Truban (entrepreneur slovaque dans le secteur IT) à plusieurs reprises pour ses déclarations selon lesquelles il n’y a pas de différence entre la droite et la gauche. Ici au Parlement européen, je vois tous les jours des différences entre la gauche et la droite. Je ne suis pas d’accord pour dire que pour aller de l’avant ces différences doivent cesser d’exister.
Donc l’idéologie « macronienne » ne vous séduit pas plus que ça ?
Il y a une grande différence entre En Marche et Progresívne Slovensko. Macron est très raffiné et il s’y connaît. Il essaie de trouver un équilibre entre le besoin de réformes économiques en France et son orientation de gauche dans les domaines social, culturel et environnemental.
« En Hongrie, je vois comment un système oligarchique s’est emparé de l’État. »
Depuis votre siège de député européen slovaque, voyez-vous la Pologne et la Hongrie comme les moutons noirs de l’Union ?
Je ne vois pas les chose de cette façon, mais il est clair que la politique de Viktor Orbán en particulier est inacceptable. C’est de l’extrême droite. En Hongrie, je vois comment un système oligarchique s’est emparé de l’État, ce que je désigne par l’expression anglaise „state capture“. Il s’agit de collecter et de redistribuer les ressources du pays à certains groupes d’intérêts et à certaines familles proches du pouvoir politique. En Slovaquie, ce combat a lieu également. En Pologne, j’analyse la situation autrement. La Pologne est plutôt basée sur une certaine orthodoxie idéologique du courant fondamentaliste chrétien. La Pologne veut être exceptionnelle en ce sens, elle veut être le leader chrétien et catholique de l’Europe, d’où ses problèmes.
Et la Tchéquie dans tout ça ?
La République tchèque se trouve quelque part entre les liaisons dangereuses du pouvoir avec les oligarques. Viktor Orbán semble séduire M. Babiš, mais il me semble qu’il a un sentiment plus pro-européen et qu’il ne souhaite pas entrer dans un conflit radical avec l’UE. Peut-être parce que les droits civiques sont plus enracinés en Tchéquie. En Hongrie, vous pouvez toujours jouer avec le mythe de la Grande Hongrie, une glorieuse histoire piétinée par le traité de Trianon, selon les nationalistes. Vous n’avez pas de carte nationaliste ou de nostalgie historique pour désorienter les gens en République tchèque.
Qu’est-ce qu’a raté l’UE de votre point de vue ces cinq dernières années ?
Par exemple, on n’a pas réussi à achever le marché unique numérique. Nous avions besoin d’un régulateur européen. Il n’a pas été possible non plus d’appliquer une politique étrangère unique. Et personnellement je regrette de ne pas créer un service de renseignements européen commun sans lequel il n’est pas possible de garantir la sécurité des citoyens, en particulier dans l’espace Schengen.
Quel sera le plus grand défi de l’UE pour le prochain mandat ? L’environnement ?
Non, je pense que l’UE est déjà leader dans ce domaine. Le véritable défi est que l’UE devienne enfin une puissance mondiale. Cela nécessite trois choses : la création d’une défense commune pacifique (cela peut être au sein de l’OTAN) ; la création d’une agence de renseignement européenne ; et que l’euro devienne une monnaie de classe mondiale pour jouer un rôle aussi important que le dollar dans le système financier mondial. Formellement, l’UE devrait devenir membre du Conseil de sécurité des Nations unies et les États membres devraient discuter sérieusement de cette question avec la France, d’autant que leur président est un pro-européen.