La philosophe hongroise Ágnes Heller est décédée

Ágnes Heller est décédée hier à l’âge de 90 ans. La philosophe hongroise a participé au rayonnement intellectuel de la Hongrie comme disciple de György Lukács, et s’est illustrée ces dernières années comme une des plus farouches opposantes au premier ministre national-conservateur Viktor Orbán.

Une des grandes figures de la vie politique et intellectuelle hongroise s’en est allée. Ágnes Heller est décédée hier en début de soirée à Balatonalmádi, une station balnéaire au bord du lac Balaton, à l’âge de 90 ans. La nouvelle a été rapportée par un communiqué de l’Académie hongroise des sciences, propriétaire du centre de vacances où la philosophe a passé ces derniers jours. Selon le site d’information 444.hu, Mme Heller est morte au cours d’une baignade dans le lac en fin d’après-midi.

« La ville de Budapest considère comme une de ses morts la philosophe Ágnes Heller, disparue ce vendredi », a déclaré auprès de MTI le maire de la capitale István Tarlós. « Mme Heller a été élevée en 2008 comme citoyenne d’honneur de notre ville, en reconnaissance de son rôle actif dans la vie scientifique hongroise et internationale », a-t-il également rappelé.

Ágnes Heller est née le 12 mai 1929 dans une famille de la bourgeoisie budapestoise, d’un père avocat viennois et d’une mère juive hongroise. Alors que son père et plusieurs membres de sa famille meurent à Auschwitz, elle et sa mère sont raflées au sein du ghetto de Budapest et conduites au bord du Danube où les y attend un peloton d’exécution. L’intervention in extremis du vice-consul suisse Carl Lutz leur permet d’échapper à la mort.

Après la Seconde guerre mondiale, Ágnes Heller rejoint le mouvement sioniste en 1946 et songe un temps à émigrer en Israël. Elle rejoint finalement le Parti communiste hongrois deux ans plus tard, aux côtés de son conjoint de l’époque István Hermann, au moment où les soviétiques s’emparent du pouvoir.

Entre 1947 et 1951, Mme Heller fréquente la faculté de philosophie de l’université de Budapest, où elle devient une des élèves de György (Georg) Lukács, l’un des philosophes hongrois les plus influents de sa génération, à l’époque proche du pouvoir communiste. Après la mort de Staline en 1953, Ágnes Heller se dit marquée par les révélations concernant les crimes perpétrées par le dictateur soviétique. « C’était un moment si dramatique, que les chemins ont commencé à se séparer », se souvenait-elle à ce propos.

En 1956, Ágnes Heller rallie le camp des insurgés de Budapest, en soutien au chef du gouvernement hongrois Imre Nagy, un communiste réformateur décidé à engager son pays dans une « Nouvelle voie », quelques années avant le « socialisme à visage humain » prôné par le Tchécoslovaque Alexander Dubček. « Pour moi, 1956 était un moment de grâce comme jamais. La plus grande expérience politique de ma vie, c’était la révolution de 1956 », racontait-elle. Pourtant en 1959, elle rédige « L’autocritique d’une camarade », un document confidentiel adressé aux autorités communistes, dans lequel elle revient sur sa participation à l’insurrection de Budapest en expliquant « avoir sous-estimé le danger d’une « contre-révolution » ». Lorsque l’affaire sort en 2011, elle explique avoir voulu aider celui qui est resté son mari jusqu’à sa mort en 1994, Ferenc Fehér.

Écartée de l’université en 1958 pour son engagement insurrectionnel, elle enseigne cinq ans en lycée avant d’être réintégrée au monde académique au début des années 1960. A partir de 1963, Mme Heller est engagée au sein de l’institut de sociologie de l’Académie hongroise des sciences et contribue activement au corpus d’ouvrages qui façonnent alors « l’école de Budapest », un courant philosophique marxiste humaniste, baptisé ainsi par Georg Lukács en 1971.

Ágnes Heller est de nouveau en délicatesse avec le régime communiste à partir de 1968, date à laquelle elle condamne la répression du printemps de Prague par les troupes soviétiques. « L’intervention n’est pas le seul fait de l’URSS, mais aussi de la Hongrie », avait-elle alors déclaré à un journaliste de l’Agence France-Presse depuis l’île yougoslave de Korčula, où elle passait ses vacances. Longtemps protégée des foudres du parti communiste par Georg Lukács, la mort de ce dernier en 1971 entraine sa mise à l’écart définitive par le régime.

1977 est l’année où Ágnes Heller décide de quitter la Hongrie. Elle entame alors une carrière universitaire internationale, enseignant dans de nombreux établissements prestigieux à Berlin, Melbourne, São Paulo ou encore Turin. Elle occupe à partir de 1986 la chaire Hannah Arendt en philosophie à la New School for Social Research à New York, ville à laquelle elle restera attachée jusqu’à son retour définitif à Budapest en 2009.

Les dernières années de sa vie sont marquées par son engagement contre le régime national-conservateur mis en place par le premier ministre hongrois Viktor Orbán à partir du printemps 2010. En première ligne sur de nombreux combats en faveur de la liberté de la presse et du monde académique, elle déboussole ses soutiens en se prononçant à l’automne 2017 en faveur d’une alliance de l’opposition progressiste et du Jobbik, parti connu pour ses prises de position antisémites à la fin des années 2000.

« Dès lors qu’il est devenu premier ministre, Orbán n’a eu de cesse de concentrer tout le pouvoir entre ses mains. Je le décrirais comme un tyran. Un tyran parce que rien qu’il ne veuille ne peut se faire en Hongrie, et que tout ce qu’il veut se fait. C’est un régime très tyrannique », déclarait-elle encore au sujet de l’homme fort de Budapest le 13 août dernier dans une entrevue à nos confrères de Political Critique.

Les ouvrages suivants ont été traduits en français : La Théorie des besoins chez Marx, traduit par Martine Morales, Paris, UGE, 1978, Pour une philosophie radicale, traduit par Suzanne Blanot, Paris, Le Sycomore, 1979, Marxisme et Démocratie, en collaboration avec Ferenc Fehér, traduit par Anna Libera, Paris, F. Maspero, 1981, Qui est libre ? : sept essais sur la problématique de la liberté, recueil collectif, Paris/Montréal, L’Harmattan, 2002.

Ágnes Heller : « Orbán est un tyran »