La légende d’August Browne, jazzman noir et insurgé à Varsovie en 1944

August Browne pose ses valises à Varsovie au début des années 20, à une époque où la scène jazz est florissante dans la capitale polonaise. Arrive la guerre. Lui dit avoir été interné à Treblinka pendant l’occupation nazie, d’autres disent l’avoir vu aux côtés des insurgés à Varsovie en 1944. Le personnage reste un mystère et sa légende se raconte aujourd’hui encore, sur fond de batterie jazz.

Cet article de Matthieu Jouan a été publié le 21 février 2021 sur l’excellent site Citizen Jazz. Merci à eux !

Ce personnage héroïque fait l’objet d’une nouvelle attention aussi bien par les historien.ne.s polonais.es que par les spécialistes de la diaspora noire, artistique ou militaire. À la lecture des premiers articles en anglais et de sa page Wikipédia, j’ai été attiré par l’histoire de ce « musicien de jazz » qui a été le seul insurgé noir lors du soulèvement de Varsovie en 1944. Cette histoire de musicien de jazz noir combattant pendant la Seconde Guerre mondiale a immédiatement fait écho à celle de James Reese Europe en 1918, dont j’ai organisé le Centenaire du premier concert en France en février 2018. Deux ans plus tard, je trépignais de curiosité devant cette nouvelle histoire méconnue, improbable comme seule l’histoire de l’humanité sait en inventer.

Après avoir épluché quelques articles anglophones, j’ai fait appel à une journaliste polonaise Magdalena Grzebałkowska, autrice d’un tout récent livre sur l’immense musicien polonais Krzysztof Komeda : Komeda, A Private Life in Jazz. Magdalena a donc fait des recherches en polonais, sur des sites polonais, et m’a transmis une pile de documents sur le sujet. Avec DeepL et quelques copier-coller, j’ai pu en savoir plus sur ce personnage quasi légendaire.

Photo tirée du film Soldat de la liberté (1953) ; August Browne est au centre.

Il y a des choses que l’on sait et d’autres que l’on suppose au sujet de celui qui a pris comme nom de guerre « Ali » lors du soulèvement de Varsovie en 1944. Il semble bien qu’il ait été le seul Noir vivant et travaillant en Pologne en 1922 et vraisemblablement le seul Noir ayant participé aux opérations de résistance et de soulèvement armé contre l’occupant nazi.

Sur ce point pourtant, il reste encore des zones d’ombre mises en lumière par le professeur Nicholas Boston (City University of NY). Notamment un document certifié par August Browne lui-même et présenté lors du processus de dédommagement par l’Allemagne aux victimes de guerre, dans lequel il confirme avoir été arrêté et emprisonné par les Nazis et avoir passé la guerre entre 1940 et 1945 dans des camps de concentration, principalement celui de Treblinka. Cette partie du mystère est encore en cours d’investigation car cela contredirait toute l’histoire telle qu’elle est présentée depuis des années.

Pour autant, et pour Citizen Jazz, c’est l’aspect artistique de Browne qui suscite mon intérêt. Un intérêt aiguisé par des informations toutes aussi parcellaires que celles concernant les états de service du héros.

On sait que August Agbola Browne [1] est né à Lagos, au Nigeria (possession de l’Empire Britannique à cette époque) le 22 juillet 1895 de Wallace et Josefina. Il quitte ce pays en 1922, par bateau, et débarque à Londres. En tant que sujet de l’Empire, il bénéficie de la possibilité de s’installer sur l’île souveraine. Mais cette période londonienne ne dure que quelques mois, car dès 1922 il est repéré à Varsovie.

L’arrivée de Browne à Varsovie n’est sûrement pas accidentelle. Au début des années 20, la capitale polonaise était devenue l’un des centres culturels les plus en vue, avec une scène jazz assez dynamique. La ville avait même reçu le surnom de « Paris du Nord ». La jeune Deuxième République de Pologne était une période propice pour les arts ; la musique de divertissement, comme le jazz, se produit sur les scènes de cabarets et de restaurants.

Dans les années 1920, les premiers magazines, l’industrie phonographique et la radio ont commencé à bien fonctionner. Notamment le label Syrena Records, fondé en 1908 à Varsovie par Juliusz Feigenbaum et qui a été totalement détruit, archives et masters compris, en 1939. Ce label était spécialisé dans les orchestres juifs de danse klezmer, tango et fox-trot. La capitale de plus d’un million d’habitants comptait de nombreux endroits où se rencontraient acteurs et musiciens. « Ziemiańska », « Oaza », mais aussi « Bristol » et « Adria »…

On dit de lui qu’il était musicien de jazz – batteur de profession. Il est populaire dans les cercles culturels et joue régulièrement dans les clubs de Varsovie.

L’arrivée d’August Browne en Pologne est assez documentée, par différents papiers officiels. On sait qu’il s’est installé à Varsovie dans la rue Złota et qu’il épouse Zofia Pykówna en 1927, avec qui il a deux fils, Ryszard et Aleksander, mais le mariage bat vite de l’aile et la séparation se fait quelques années plus tard.

On dit de lui qu’il était musicien de jazz – batteur de profession. Il est populaire dans les cercles culturels et joue régulièrement dans les clubs de Varsovie. On trouve des souvenirs de personnes l’ayant vu au café « Mała Ziemiańska ». Cet endroit est réputé être l’un des plus prestigieux de Varsovie de l’entre-deux-guerres, reconnu comme lieu de rencontre pour les artistes et l’intelligentsia et une bonne poignée de poètes comme Jan Lechoń, Antoni Słonimski, Kazimierz Wierzyński, Franciszek Fiszer et Julian Tuwim.

En 1928, selon des sources diverses et non vérifiées, August Agbola aurait enregistré un album de jazz pour le label « Syrena Record », mais hélas, tous les disques ayant brûlé, impossible de vérifier.

Batteur, danseur, chanteur, gigolo… rien ne vient infirmer ou confirmer les hypothèses.

Toujours est-il que le musicien vit et travaille à Varsovie. Polyglotte – il parle cinq langues – il gagne sa vie dans les bars et les cabarets, en jouant de la batterie et en dansant. On trouve des documents dans la presse d’époque, non pas pour ses talents de musiciens ou de danseur, mais pour des histoires de mœurs plutôt croustillantes. Ainsi, le magazine « Détective Secret » (Tajny Detektyw) publie une lettre de sa première femme en 1932. Ce magazine traite principalement d’histoires criminelles et d’anecdotes sensationnelles.

Dans le numéro 29 du 17 juillet 1932, dans la chronique « Qui l’a vu ? », on peut lire cet article – dont le vocabulaire raciste tient de l’époque : « Avec la musique de jazz band, une vague de danseurs noirs envahit l’Europe. Il y en a également beaucoup en Pologne. En général, il s’avère que leur peau noire cache des caractéristiques légèrement moins brillantes. En nous abstenant de tout commentaire, nous incluons ci-dessous un appel d’une femme blanche abandonnée par l’un d’entre eux, et nous approuvons chaleureusement sa requête.

« Je vous demande de relayer mon appel, chers lecteurs, pour me permettre de contacter mon mari August Browne (Nègre), un danseur qui m’a laissée complètement démunie avec deux jeunes enfants pendant plusieurs mois et qui ne donne plus aucune information ». (sic) C’est signé Zofja Browne, à Cracovie.

Coupure du magazine Détective Secret, photo de mariage d’August Browne

Une semaine plus tard, la réponse d’August Browne est publiée dans le même hebdomadaire, le numéro 30 du 24 juillet 1932 : « Dans le numéro précédent, nous avons inclus une lettre de la femme du nègre August Browne, qui était l’épilogue de la courte idylle de leur mariage mixte. Conformément au droit de réponse, nous présentons ci-dessous des extraits de la lettre détaillée de M. August Agbool-Browne, que nous avons reçue avec des explications. M. Browne écrit par exemple : « Quant à ma femme, j’avais de bonnes raisons pour la quitter. J’emmène les enfants chez moi. Je communique d’ailleurs, si ma femme ne sait pas où je suis, que je travaille dans l’un des élégants établissements de Varsovie, le Caveau Caucasien. Je ne me cache pas et je ne veux pas perdre mon emploi à cause de la honte. » (sic)

Passons sur le caractère conjugal de cet échange et concentrons-nous sur les aspects techniques. Le Caveau Caucasien était un lieu situé dans le sous-sol de la Philharmonie, rue Sienkiewicza, où l’on servait le petit déjeuner à partir de midi et qui fermait ses portes à 5 heures du matin. Il était connu comme le restaurant et bar à vin « Ziemiańska ».
Browne aurait donc travaillé dans ce restaurant, mais pas forcément comme musicien. D’ailleurs dans le courrier au journal, son ex-femme le qualifie de danseur, elle devait bien savoir.

La Fondation Afrique Autrement, qui documente la diaspora africaine en Pologne a publié un dossier « L’Afrique à Varsovie » et à cette occasion a retrouvé un entretien pour « Kurier Warszawski », publiée le 25 juin 1939, avec un autre Varsovien noir, Józef Diak. Il parle des « Africains » installés en Pologne et cite Browne. « Il y a un Nègre des colonies anglaises, il est danseur et chanteur, il y a quelques années, il a également épousé une Polonaise, il a deux petits enfants, de très gentils mulâtres, sa femme habite maintenant à Cracovie et il voyage à travers le pays. » (sic)

En 1933, une affaire de meurtre se déroule dans ce restaurant où Browne est censé jouer de la batterie, le Ziemiańska. Un militaire, le major Jerzy Stawinski tue un homme lors d’une rixe en plein service. Browne est cité comme témoin lors du procès et les minutes nous renseignent sur son activité professionnelle : il est présenté sous l’appellation « Somali August Browne » – ce qui tend à penser que le terme Somalien était alors utilisé comme terme générique pour désigner les personnes venues d’Afrique Noire – avec comme profession : « Fordanser » ce qui se traduit par danseur professionnel, voire gigolo… Voilà de quoi ajouter de la confusion à la carrière du personnage.

Le journaliste Wojciech Karpieszuk fait également une enquête approfondie sur le sujet pour la Gazeta Wyborcza. Il a reçu un témoignage supplémentaire de la part du fils d’un chef d’orchestre de l’époque, Wiesław Wilkosz, qui dirigeait le Small Salon Orchestra. Il confirme que la batterie était tenue par August Agbola Browne, que tout le monde appelait « Alik ».

Cet orchestre de salon dirigé par Wieslaw Wilkosz, un personnage du monde du jazz, avait bonne réputation. Il est difficile d’imaginer un de ses membres sans réel talent musical. On sait aussi qu’en 1939, c’est cet orchestre qui enregistrait pour la radio le fond musical au discours du président de Varsovie, Stefan Starzyński, appelant à la résistance des habitants contre l’invasion allemande. August Browne aurait participé à cet enregistrement.

Batteur, danseur, chanteur, gigolo… rien ne vient infirmer ou confirmer les hypothèses.

Si l’on laisse de côté sa déclaration stipulant qu’il a passé la guerre au camp de Treblinka, on trouve des témoignages qui font de lui ce héros varsovien.

Arrive la période terrible de 1939 à 1945. La Pologne est occupée. Le ghetto de Varsovie est « construit » à l’automne 1940. Des théâtres, des cabarets y existent encore et des concerts y sont organisés et tolérés par l’occupant jusqu’à ce que les conditions inhumaines de vie dans ce ghetto rendent impossible tout divertissement.

Mais en dehors du ghetto, la musique de jazz est présente dans de nombreuses salles. En 1942, près de 380 restaurants et plus de 230 cafés étaient ouverts à Varsovie. C’était plus que des lieux de rassemblement social, il y avait du marché noir, des transactions diverses et de la résistance sous toutes ses formes. C’est à cette période que les activités de Browne semblent appartenir à une forme de trafic et de résistance. Si l’on laisse de côté sa déclaration stipulant qu’il a passé la guerre au camp de Treblinka, on trouve des témoignages qui font de lui ce héros varsovien.

Andrzej Zborski est photographe, né en 1929 à Varsovie, et se rappelle avoir croisé Browne. Il se souvient avoir rencontré le danseur/musicien avant la guerre, alors que lui-même était adolescent : « Il disait à tout le monde qu’il était polyglotte et qu’il connaissait cinq langues. C’était un homme joyeux et drôle, mais pas un très bon musicien. Il ne s’est pas caché pendant l’occupation. Il faisait du commerce d’équipements électriques. C’était en 1942 ou 1943, je suis entré par hasard dans un magasin d’électrotechnique au coin de Marszałkowska et de l’ancienne rue Pius. J’ai commencé à sortir des vis d’une boîte lorsque M. Browne est entré dans le magasin avec une valise de belle facture et a demandé au vendeur si on avait besoin de lui.
– Bien sûr, M. Bronzé ! ,répondit le marchand.
L’homme a déplié la valise avec les marchandises… ».

Si ce témoignage est probant, il valide la théorie de sa présence pendant l’occupation. Il donne aussi un avis musical sur les performances de Browne, avis tout personnel certes, mais unique en son genre pour ce qui concerne l’activité musicale de notre héros. Si la présence d’un insurgé noir fait douter les historiens – un citoyen de l’Empire Britannique non-aryen avait toutes les chances de finir en prison ou en camp à cette époque – il y a des témoignages sérieux qui permettent de l’affirmer.

Après toutes ces années, il est toujours difficile de dresser un portrait crédible de lui.

L’un d’eux est apporté par Jan Radecki, ancien insurgé surnommé « Czarny », aujourd’hui président du cercle « Iwo-Ostoja » de l’Association des insurgés de Varsovie. Il dit avoir vu un homme noir dans le quartier général du bataillon « Iwo » au 74, rue Marszalkowska. Il pense qu’il travaillait dans les communications, au central téléphonique. Sa participation au soulèvement est attestée par le ZBoWiD [2] qui le reconnaît comme combattant, sous le nom de guerre Ali et lui délivre sa carte de membre en 1949.

Stèle mémorielle d’August Agbola Browne à Varsovie

Après la guerre, August Browne joue à droite à gauche, mais envisager une carrière de jazzman à cette période était hors de question. Les autorités communistes considéraient le jazz comme « une expression de soutien à une idéologie hostile au socialisme ». Il a été brièvement employé au Département de la Culture et des Arts de Varsovie. En 1958, il décide de quitter la Pologne avec sa femme et ensemble, ils partent s’installer à Londres où il meurt en 1976. Browne a laissé derrière lui trois photographies, quelques documents, mais surtout des enfants. Après toutes ces années, il est toujours difficile de dresser un portrait crédible de lui.

Le 2 septembre 2019, un monument commémoratif dédié à la mémoire d’August Agbola Browne est inauguré passage Wiecheckiego Wiecha à Varsovie. L’inscription dit : « En l’honneur d’August Agboola Browne. Nom de guerre Ali, musicien de jazz d’origine africaine et participant à l’insurrection de Varsovie. La Pologne est le pays qu’il a choisi pour vivre. »

Autant en faisant cette enquête il apparaît que ses états de service, tant comme musicien que comme insurgé sont à prendre avec précaution, autant c’est une toute autre facette du personnage que j’ai découverte, celle de l’acteur.

On peut voir August Browne dans plusieurs films, avant et après la guerre.
1933 – Dzieje grzechu (Une histoire du péché). Rôle muet comme joueur de casino.
1936 – Papa się żeni (Papa se marie). Rôle muet comme joueur de banjo et danseur.
1936 – Amerykańska awantura (L’Aventure américaine). Rôle non crédité
1953 – Żołnierz zwycięstwa (Soldat de la liberté). Rôle muet de soldat pendant la Guerre d’Espagne.

Ici, l’extrait de Papa się żeni où il apparaît sur scène en joueur de banjo.

D’ailleurs, il est plus que probable que la personnalité d’Agbola, combinée à celle de Diak, ait servi d’inspiration à Stefan Wiechecki pour inventer le personnage de Jumbo Johnson dans Café Pod Minogą

Voici comment, partant à la recherche d’un musicien de jazz, héros militaire, je me retrouve avec un personnage trouble, acteur de films, danseur mondain, modèle pour personnage de roman, féru d’électronique et employé municipal. Plutôt que de tirer un trait sur l’article, j’ai choisi de partager avec vous ces recherches insolites.

Et si vous souhaitez en savoir plus sur Abust Agbola Browne et vous tenir informé.e.s des dernières avancées de l’enquête, il y a ce site en anglais : Homage to August Agboola Browne – Black resistance fighter of the Warsaw Uprising.Acte de décès d’August Browne (1976)

Matthieu Jouan

Cofondateur et directeur de la publication du magazine Citizen Jazz.