Kiev, Kyïv, Biélorussie, Bélarus, pourquoi l’un plutôt que l’autre ?

Vous l’avez sans doute remarqué, depuis l’augmentation de la couverture médiatique des événements en Ukraine et au Bélarus ces deux dernières années : les noms des villes, des politiciennes et politiciens, et même des pays, s’écrivent différemment selon les médias. Pourquoi ? Et quels choix fait le Courrier d’Europe centrale ?

Fini, Kiev

« Fini ‘Kiev’, ‘Libération’ écrira ‘Kyiv’ », titrait le journal français le 1er mars 2022, souhaitant ainsi se départir de l’origine russe de la version française et exprimer sa solidarité avec le pays envahi. Les principaux quotidiens du Québec ont fait le même choix au même moment, tandis que la plupart des médias français ont plutôt décidé de garder l’orthographe conventionnelle.

Avec la mobilisation au Bélarus en 2020 et la nouvelle invasion russe de février 2022, la question des origines des toponymes et des patronymes ainsi que celle des translittérations du cyrillique se posent pour les rédactions francophones. Si le Courrier d’Europe centrale a longtemps laissé la main libre à ses auteurs et autrices, ceux-ci ont décidé de s’accorder sur une harmonisation des usages. Explications.

De la Rus’ de Kyïv à l’empire russe

Pour commencer, un retour sur l’histoire est essentiel. Au Xe siècle, la majorité du territoire situé entre la Russie et la Pologne contemporaines est sous le contrôle d’un État nommé Rus’ avec son centre à Kyïv. En 988, lorsque son prince Volodymyr 1er se convertit au christianisme, Moscou n’existe tout simplement pas. Après l’affaiblissement et la désintégration de la Rus’ kyïvienne au XIIe et XIIIe siècles, ce territoire se retrouve morcelé en principautés ou sous occupation mongole. 

Tandis que les territoires du Bélarus et de l’Ukraine contemporains se retrouvent plutôt sous l’influence de la Pologne et de la Lituanie (qui finiront par s’unir en 1569), la jeune principauté de Moscou émerge et fait progressivement main basse sur les territoires environnants jusqu’à devenir un puissant empire au XVIe siècle. 

Si l’émergence de ce qui deviendra l’État russe a effectivement été influencée par la Rus’ kyïvienne, notamment avec des descendants de la dynastie des Riourikides de Volodymyr 1er à la tête de Moscou, cela a été le cas pour l’ensemble de la région. Ainsi, la Rus’ est bien l’héritage commun des Slaves de l’Est et ne peut être accaparé par un projet nationaliste ou un autre.

Contrairement à l’histoire moderne qui réduit souvent l’Ukraine et le Bélarus à des provinces de l’Empire russe, puis soviétique, ces territoires ont une histoire qui précède même celle de la Moscovie. En fait, la fusion de leur destin avec celui de la Russie moscovite ne se fait qu’après de longs siècles. La ville de Kyïv ne tombe sous la domination totale de Moscou qu’à la fin du XVIIIe siècle, après plusieurs générations passées dans le giron de l’Union de Pologne-Lituanie et un siècle sous protectorat moscovite. Il en va de même pour le Bélarus contemporain, qui ne tombe sous le contrôle de Moscou qu’en conséquence du dépeçage de la Pologne-Lituanie en 1772-1795. 

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Rus’ n’est pas russe

En faisant remonter les origines de son État à la Rus’ kyïvienne, l’Empire russe a voulu se donner de la légitimité en plus de revendiquer son emprise sur tous les territoires des Slaves de l’Est, entreprise pratiquement réussie sous Catherine II, elle-même une princesse allemande. Si le monde francophone a surtout découvert ces territoires par l’entremise de l’État russe, il est impératif d’éviter les anachronismes qui font des rêves impériaux une réalité. 

Ainsi, il est inexact d’établir une équivalence entre la Rus’ et la Russie. En russe, Rus’ se dit d’ailleurs Rouss’ (Русь) et Russie – Rassiïa (Россия). Si les Russes ont bien adopté l’ethnonyme descendant de la Rus’, rousski (русский), qui s’appliquait auparavant à tous les peuples slaves de l’Est, le français devrait plutôt établir la distinction.

Dans les langues slaves autres que le russe, cette différence entre ce qui vient de la Rus’ et ce qui vient de Russie a toujours été clairement marquée. Les Ukrainiens et Bélarussiens font ainsi la distinction entre « руський / рускі », qui désigne l’ensemble les peuples, langues, les cultures et la religion des Slaves de l’Est au temps de la Rus’, et « російський / расейскі », qui désigne aujourd’hui le peuple, la langue, la culture et l’État russes. En polonais aussi, les adjectifs « ruski » et « rosyjski » sont employés. Historiquement ces peuples appelaient plutôt les Russes « Moscovites », ce qu’ils font encore aujourd’hui par dédain ou moquerie.

En plus de faire de l’héritage de la Rus’ une propriété russe, la Russie impériale a entrepris une longue campagne de russification des territoires des Slaves de l’Est parlant les différentes formes de slave oriental comme l’ukrainien et le bélarussien. Cette russification s’est aussi appliquée aux patronymes et toponymes, et ces formes russifiées ont souvent fait leur chemin jusque dans la langue française.

Ainsi, parler de Biélorussie est involontairement une façon de reproduire la russification de l’héritage de la Rus’, puisqu’il se base sur la forme russe impériale – dite “Grande Russe” ou “Grand Russienne” – du mot (Белоруссия, Bieloroussia), plutôt que sur l’appellation historique Белая Русь (Bielaïa Rouss, Rus’ blanche) qui a donné le nom contemporain du pays : Беларусь (Bielarous’). Par souci d’authenticité, d’harmonie avec la dénomination francophone de la Rus’ et de lisibilité, le Courrier parle donc du Bélarus. L’adjectif ‘bélarussien’ est retenu pour éviter tout malentendu avec l’adjectif ‘russe’.

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Kyïv, Kharkiv, Lviv…

Pour les toponymes, le Courrier a décidé de s’en tenir à l’usage local dans la langue nationale, écartant ainsi les versions russophones qui ont souvent dicté l’usage courant en français moderne. Ainsi, Kiev se dit Kyïv, Kharkov – Kharkiv et Lvov – Lviv. Cependant, pour éviter les erreurs de prononciation, la ville d’Odessa et la région du Donbass gardent leurs deux « s », pour éviter de devenir « Odeza » ou « Donba ». Certains personnages historiques ukrainiens comme Nikolaï Gogol gardent leur patronyme russifié pour éviter un Mykola Hohol qui risque de porter à confusion.

Quant aux patronymes contemporains, nous avons aussi fait le choix de nous baser sur les versions ukrainiennes et bélarussiennes des noms et prénoms pour la translittération en français, tout en respectant le choix de nos interlocuteurs, le cas échéant. La présidente bélarussienne en exil Svetlana Tikhanovskaïa se dit bien Sviatlana  Tsikhanoŭskaïa. Le « ŭ » remplace cette lettre unique aux Bélarussiens qui est le « ў » et se prononce comme le « w » de « wallon » ou « watt ». Au milieu d’un patronyme slave, le « w » risquerait d’être confondu au « v » polonais et nous lui avons préféré le « ŭ ». Le « yï » à la fin des patronymes est simplifié en « y », comme dans le nom du président Zelensky. Par commodité, et par souci d’harmonie avec l’ensemble de la presse francophone, nous conservons l’orthographe Alexandre Loukachenko pour le nom du dictateur bélarussien. 

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Dans le contexte actuel où les arguments historiques et les usages linguistiques sont devenus un casus belli pour Vladimir Poutine, il va sans dire que nous préférons rendre hommage aux cultures et langues des peuples d’Europe centrale, dans toute leur diversité, plutôt que de perpétrer cet héritage impérial russe dans la langue française. Nous espérons que ce texte vous aidera à comprendre les usages futurs des toponymes et patronymes dans les pages du Courrier.

Translittération de l’ukrainien au français, adaptée depuis Wikipédia

 

Ukrainien

Français

А а

a

Б б

b

В в

v

Г г

h

Ґ ґ

g, gu (devant i, e)

Д д

d

Е е

e

Є є

ie

Ж ж

j

З з

z

И и

y

І і

i

Ї ї

ï

Й й

ï, y

К к

k

Л л

l

М м

m

Н н

n, ne (en fin de mot devant un ‘i’ ou un ‘y’)

О о

o

П п

p

Р р

r

С с

s, ss (entre deux voyelles)

Т т

t

У у

ou

Ф ф

f

Х х

kh

Ц ц

ts

Ч ч

tch

Ш ш

ch

Щ щ

chtch

Ю ю

iou

Я я

ia, ïa

ая

aïa

Ь ь

 

Translittération du bélarussien au français, adaptée depuis la version ukrainienne

Bélarussien

Français

А а

a

Б б

b

В в

v

Г г

h

Ґ ґ

g, gu (devant i, e)

Д д

d

Е е

e, ie

Ё ё

io

Ж ж

j

З з

z

Ы ы

y

І і

i

Й й

ï, y

К к

k

Л л

l

М м

m

Н н

n, ne (en fin de mot devant un ‘i’ ou un ‘y’)

О о

o

П п

p

Р р

r

С с

s, ss (entre deux voyelles)

Т т

t

У у

ou

Ў ў

ŭ

Ф ф

f

Х х

kh

Ц ц

ts

Ч ч

tch

Ш ш

ch

Щ щ

chtch

Ю ю

iou

Я я

ia, ïa

ая

aïa

Ь ь

 

Translittération du russe au français, tirée de Wikipedia

Lettre russe

Lettre ou
combinaison
française

Cas

Exemple(s)

Variante(s)5

А, а

a

tous les cas

Владимир → Vladimir

 

Б, б

b

tous les cas

Борис → Boris

 

В, в

v

tous les cas

Смирнов → Smirnov

w, ff

Г, г

gu

avant un e, un и ou un ы

Сергей → Sergueï
Георгий → Gueorgui

gh

g

tous les autres cas

Новгород → Novgorod

 

Д, д

d

tous les cas

Менделеев → Mendeleïev

 

Е, е

e

après une consonne

Чехов → Tchekhov

é

après un и ou un й

Киев → Kiev

au début du mot,
s’il s’agit d’une convention admise

Ельцин → Eltsine 
(par convention admise)

ïe

après une voyelle autre que и ou й

Дудаев → Doudaïev

ïé

ie

au début du mot

Екатеринбург → Iekaterinbourg

ié, é, e

après ь ou ъ

Васильев → Vassiliev

s’il s’agit d’une convention admise

Тургенев → Tourguenie
(par convention admise)

Ё, ё

io

tous les cas

Пётр → Piotr
Королёв → Koroliov

ë

e

s’il s’agit d’une convention admise

Горбачёв → Gorbatchev
(par convention admise)

 

Ж, ж

j

tous les cas

Нижний → Nijni

g

З, з

z

tous les cas

Казимир → Kazimir

s

И, и

ï

après une voyelle autre que и

Михаил → Mikhaïl

 

i

tous les autres cas

Мир → Mir

 

Й, й

non transcrit

mots finissant par ий

Достоевский → Dostoïevski

 

mots finissant par ый

Грозный → Grozny

 

ï

tous les autres cas

Алексей → Alekseï
Андрей → Andreï

 

К, к

k

tous les cas

Александр → Aleksandr
Калининград → Kaliningrad

 

Л, л

l

tous les cas

Малевич → Malevitch

 

М, м

m

tous les cas

Дума → Douma

 

Н, н

ne

en fin de mot après un и ou un ы

Гагарин → Gagarine
Солженицын → Soljenitsyne

 

n

tous les autres cas

Магадан → Magadan
Байконур → Baïkonour

 

О, о

o

tous les cas

Волга → Volga

 

П, п

p

tous les cas

Спутник → Spoutnik

 

Р, р

r

tous les cas

Самара → Samara

 

С, с

ss

entre deux voyelles

Новосибирск → Novossibirsk

ç, c

s

tous les autres cas

Курск → Koursk

 

Т, т

t

tous les cas

Владивосток → Vladivostok

 

У, у

ou

tous les cas

Ульянов → Oulianov

après а, о

u

s’il s’agit d’une convention admise

Туполев → Tupolev 
(par convention admise)

 

Ф, ф

f

tous les cas

Прокофьев → Prokofiev

 

Х, х

kh

tous les cas

Михаил → Mikhaïl
Хабаровск → Khabarovsk

h

Ц, ц

ts

tous les cas

Цветаева → Tsvetaïeva

tz

Ч, ч

tch

tous les cas

Черненко → Tchernenko

 

Ш, ш

ch

tous les cas

Пушкин → Pouchkine

 

Щ, щ

chtch

tous les cas

Щедрин → Chtchedrine

 

Ъ, ъ

non transcrit

Il est possible de trouver ce caractère
transcrit sous la forme d’une apostrophe

   

Ы, ы

y

tous les cas

Черномырдин → Tchernomyrdine

ui

Ь, ь

non transcrit

Il est possible de trouver ce caractère 
transcrit sous la forme d’une apostrophe

Область → Oblast’

 

Э, э

e

tous les cas

Элиста → Elista

é

Ю, ю

ou

après un и ou un й

Биюлин → Biouline

 

ïou

après une voyelle autre que и ou й

Нефтеюганск → Nefteïougansk

u

iou

tous les autres cas

Юрий → Iouri

 

you

s’il s’agit d’une convention admise

Союз → Soyou
(par convention admise)

 

Я, я

a

après un и ou un й

Мария → Maria
Майя → Maïa

 

ïa

après une voyelle autre que и ou й

Маяковский → Maïakovski

 

ia

tous les autres cas

Ярославль → Iaroslavl

 

ya

s’il s’agit d’une convention admise

Ялта → Yalta 
(par convention admise)

 
Adrien Beauduin

Correspondant basé à Prague

Journaliste indépendant et doctorant en politique tchèque et polonaise à l'Université d'Europe centrale (Budapest/Vienne) et au Centre français de recherche en sciences sociales (Prague). Par le passé, il a étudié les sciences politiques et les affaires européennes à la School of Slavonic and East European Studies (Londres), à l'Université Charles (Prague) et au Collège d'Europe (Varsovie).