Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán est régulièrement qualifié de « dirigeant illibéral » par les médias occidentaux, ce quelle que soit leur orientation éditoriale. Si l’emploi du terme semble pratique et aller de soi, il n’est pas sans poser quelques problèmes.
Depuis le retour au pouvoir de Viktor Orbán en 2010, on sent bien une réelle difficulté des rédactions de presse pour qualifier le changement progressif de nature du régime politique hongrois. Si les termes « nationaliste », « autoritaire », « autocratique » semblent avoir fait leur temps, le chef du gouvernement hongrois a lui-même soulagé les journalistes de cette vacuité lexicale en suggérant en juillet 2014 l’emploi du qualificatif « illibéral » pour désigner cette orientation politique soi-disant singulière.
Comme le « dégagisme » forgé par Jean-Luc Mélenchon, on ne sait pourtant pas toujours très bien ce qui se cache derrière cet « illibéralisme », et surtout en quoi il constitue un objet politique original. Si l’on peut trouver normal de réemployer sans précaution la façon dont les gens se désignent eux-mêmes, celle-ci mériterait quand même une déconstruction a minima, d’autant plus que l’on se situe ici dans un champ particulièrement labouré par les chercheurs en sciences sociales : celui de la sociologie des médias dans laquelle la question du « pouvoir de nommer » fait encore l’objet de nombreuses publications.
Dans la mesure où la rhétorique journalistique participe de la construction de l’actualité, le choix des mots pour désigner telle ou telle réalité, tel ou tel phénomène, installe un référentiel lexical qui modèle en partie notre vision du monde, ce d’autant plus lorsque les termes choisis circulent sans distance critique (c’est le cas de « l’illibéralisme ») et que les objets qu’ils désignent sont lointains voire exotiques (c’est largement le cas de la Hongrie et de l’Europe centrale dans le monde francophone).
Le flou sémantique autour de « l’illibéralisme » tend à la fois à nourrir les fantasmes ancrés dans nos représentations respectives de ces contrées lointaines sans pour autant fournir de clé de compréhension claire et convaincante de ce qu’il s’y passe réellement. On met derrière « illibéral » un peu ce que l’on veut, selon ce que l’on perçoit de la Hongrie ou de Viktor Orbán : « autoritaire », « antidémocratique », « d’extrême-droite », « fasciste », « national-conservateur », « mini Poutine », « mini Erdoğan », « mini Trump » pour les plus critiques ; « anti-impéraliste », « dissident », « anti-européiste », « anti-mondialiste », « antilibéral » pour les plus enthousiastes. Certains voient la Hongrie comme un camp fermé, proie d’un simili dictateur vorace, pendant que d’autres parmi les fachos les plus fanatiques croient y déceler un îlot de résistance de cette « Europe civilisationnelle » contre le « péril musulman ».
Dans son célèbre No Logo paru en janvier 2000, l’essayiste altermondialiste Naomi Klein raconte la façon dont la stratégie publicitaire agressive de plusieurs grandes marques de chaussure avait réussi à faire oublier de nombreux abus et scandales relatifs aux « ateliers d’esclave » et au travail des enfants. Elle y décrit notamment l’émergence d’un branding – stratégie de marque – complètement détaché du produit vendu, fondé sur la promotion d’un état d’esprit particulier (l’état d’esprit « cool » concernant Nike par exemple), ainsi que l’invasion de l’espace public par ces multinationales. Selon Naomi Klein, ces stratégies de marque sont certes liées à un développement commercial de long terme, mais elles relèvent également d’une stratégie de débordement visant à dissocier durablement le produit de la réalité de ses conditions de fabrication.
De manière analogue à ce qui est décrit par Naomi Klein, l’illibéralisme sonne davantage comme un concept publicitaire que politologique, dans la mesure où il a été inventé de toutes pièces par les communicants de Viktor Orbán à un moment où celui-ci commençait à s’enliser dans une impopularité due à l’échec de sa politique économique et sociale et à l’éclatement de nombreuses affaires de corruption. L’illibéralisme s’est déployé avec la même force dans l’espace public que les campagnes de pub de Nike et Adidas, à l’aide d’une puissance de feu propagandiste rarement vue – y compris durant la période communiste. Il a permis de transformer le chef d’un gouvernement banalement de droite, d’un petit pays sans véritable rôle géopolitique, en un gourou new age façon Don Quichotte, luttant avec grand bruit – mais sans réelle conséquence en vérité – contre des menaces imaginaires.
« Réactionnaire » et « conservateur » suffisent largement à qualifier la réalité de l’horizon politique et idéologique du Fidesz au pouvoir en Hongrie, dans la mesure où l’opposition viscérale aux valeurs dites « progressistes » en reste l’un des principaux marqueurs. Les principales dérives institutionnelles constatées depuis 2010 relèvent davantage de l’hégémonie électorale du parti gouvernemental que d’un corpus doctrinal spécifique. L’emploi du terme « illibéral » suggérerait même pour un francophone un positionnement critique vis-à-vis de la mondialisation, alors que Viktor Orbán reste quand même l’un des plus farouches défenseurs du dumping social et de la dérégulation du marché du travail en Europe. Présenté comme le grand copain du russe Poutine et du turc Erdoğan, le Premier ministre hongrois est en réalité bien plus proche des intérêts et des valeurs des conservateurs anglo-saxons et des chrétiens-démocrates de Bavière.
Alors, faut-il continuer de qualifier Viktor Orbán de dirigeant « illibéral » ? Sans doute reste-il compliqué de complètement contourner un terme qui s’est imposé avec telle force dans la construction de l’actualité, surtout pour un site comme Hulala, dont le pouvoir de prescription reste encore limité. Mais notre responsabilité est d’appeler tout le monde à un peu plus de mesure et de distance critique face à un responsable politique particulièrement habile pour allumer des contre-feux et modeler l’espace politico-médiatique avec ses référentiels de carton.