Femmes de l’Est et hommes de l’Ouest sur le marché matrimonial globalisé. Entretien avec Laure Sizaire

Avec l’ouverture des frontières à l’Est et l’avènement d’internet, des hommes français et des femmes russes, ukrainiennes et biélorusses se sont rencontrés et ont fondé une vie de famille via un véritable marché matrimonial organisé. Ce phénomène, encore perçu de manière caricaturale, a été étudié par la sociologue Laure Sizaire.

Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.

Laure Sizaire est doctorante en sociologie et en anthropologie à l’Université Lumière Lyon 2, chercheuse au Centre Max Weber.

Le Courrier d’Europe centrale : Quel est l’origine de ce marché matrimonial centré sur l’Europe de l’Est ?

Laure Sizaire : Les agences matrimoniales internationales et l’entremise matrimoniale globalisée plus généralement émergent à partir des années 1990, dans un contexte de crise économique majeure. Les agences matrimoniales internationales avaient tendance à dire à cette époque que les femmes inscrites cherchaient avant tout à fuir leur pays. Dans les années 2010, quand je les rencontre, la situation a évolué et ces femmes parlent plutôt d’une recherche de la perle rare. Et cette recherche devient beaucoup plus simple avec le développement d’internet. Parmi les autres arguments majeurs qui continuent à être mobilisés aujourd’hui par les agences matrimoniales internationales et leurs clientes, il y a l’idée qu’il y aurait un déséquilibre démographique entre les sexes et donc pas suffisamment d’hommes disponibles. Mais dans les faits, ce déséquilibre existe seulement à partir de 50 ans dans les sociétés post-soviétiques. Ce serait donc plutôt un déséquilibre social, avec des femmes qui sont insatisfaites du choix des partenaires proposés.

Comment se passent ces rencontres ?

Il n’y a pas vraiment de règle, ça peut passer par un site ou par des rencontres physiques à l’agence en France si elles ont une branche, ou sur place. Souvent, les hommes correspondent par courrier ou par messages avec les femmes avant de les rencontrer. Les agences ont des traductrices et même parfois des femmes qui écrivent des messages à la place des clientes. Généralement, les hommes payent beaucoup plus cher les abonnements – comme sur les sites de rencontres français d’ailleurs – et vont parfois envoyer des cadeaux payants. Dans la majorité des cas, le service est gratuit pour les femmes. Dans les villes plus touristiques comme Kiev ou Saint-Pétersbourg, il y a les “romance tours”, où des hommes européens ou nord-américains vont rencontrer de nombreuses femmes en une semaine, soit en rendez-vous, soit dans des évènements. C’est assez fréquent que les hommes et les femmes parlent anglais, même si ce n’est pas toujours ce qu’on montre à l’écran et dans les médias. Par ailleurs, toutes les clientes ne vont pas au bout de la démarche, mais quand ces rencontres aboutissent, c’est souvent assez rapide, avec un mariage qui intervient en moyenne au bout d’un an. 

Capture d’écran du site d’une agence matrimoniale en ligne.

Qui sont les femmes et hommes qui postulent ?

Il n’y a pas de statistique sur les profils, mais en tout cas, de par mon observation et celle de mes collègues, c’est tout le contraire des clichés que l’on peut avoir. Ce ne sont pas  pas des femmes jeunes et peu éduquées, et des hommes issus de la ruralité, comme dans le reportage de l’émission StripTease “Berger recherche bergère désespérément” qui montrait le mariage d’un agriculteur français avec une jeune femme roumaine, ndlr). Les femmes sont généralement très diplômées et ont en moyenne entre 30 et 40 ans, en emploi, parfois avec des enfants. En Russie, au Bélarus et en Ukraine, le mariage reste une norme culturelle assez forte et avoir des enfants encore plus. Et celles qui ne sont pas mariées subissent rapidement une forme de stigmatisation. Parfois les mères s’inscrivent même avec leurs filles, soit en même temps, soit après, parce que leurs filles sont en France et qu’elles veulent aussi venir en France. De leur côté, les hommes que j’ai rencontrés étaient soit très diplômés, soit autodidactes et donc avec des statuts sociaux professionnels élevés.

Quelles sont les motivations de ces femmes quand elles s’inscrivent ?

Il faut toujours réinsérer ce phénomène dans une économie politique globale qui va nourrir les imaginaires du côté des femmes comme des hommes. Des partenaires marginalisés sur le marché matrimonial local se transforment en partenaires extrêmement attractifs sur la scène internationale. Par exemple, pour les femmes post-soviétiques, leurs motivations pour s’insérer sur ce marché matrimonial globalisé font écho à une critique des hommes locaux qui va s’opérer en comparaison avec les étrangers. En général, elles ont eu des expériences conjugales antérieures qui les ont poussées à rejeter des relations avec les hommes locaux. Elles les voient comme des machos, infidèles, irresponsables, souvent alcooliques. En comparaison, les hommes étrangers apparaissent comme des hommes plus égalitaires, plus respectueux, plus fiables. 

J’ai l’exemple en tête d’une femme qui s’était mariée avec un Français. Elle travaillait dans le tourisme donc elle avait voyagé et observé les relations de genre à l’étranger. Elle disait « à la plage en Europe, les hommes s’occupent des enfants et les femmes peuvent se prélasser, mais en Russie c’est pas du tout comme ça, les femmes font tout ». Il y a vraiment cette logique de comparaison dans l’entremise matrimoniale globalisée. Soit elles ont vu ces rapports différents en voyageant, soit elles ont des représentations qui s’appuient sur la circulation intense des informations à travers les médias qui permet d’imaginer comment est la vie à l’étranger. 

« Les hommes nord-américains ou d’Europe de l’ouest vont rechercher dans les sociétés post-soviétiques des rapports de genre ‘moins égalitaires’, ou plutôt dans lesquels ils pensent avoir plus de pouvoir. »

Et c’est la même chose du côté des hommes Nord-Américains ou Européens. Ces hommes-là vont rechercher dans les sociétés post-soviétiques des rapports de genre « moins égalitaires », ou plutôt dans lesquels ils pensent avoir plus de pouvoir ; même si l’imagination initiale attachée à la compagne va être renégociée au cours de la relation conjugale. Tout comme les femmes post-soviétiques critiquent les hommes locaux, ces hommes se plaignent des femmes locales (en Europe de l’ouest) qu’ils jugent trop individualistes et trop indépendantes. 

Comment sont vues ces agences spécialisées par le grand public ? 

Il y a de multiples activités professionnelles qui se développent autour de l’entremise matrimoniale globalisée. Dans toutes mes enquêtes, en Russie, au Bélarus et en Ukraine, ce sont toujours des femmes à la tête de ces entreprises, et les employées sont aussi des femmes. C’est un marché orchestré par des femmes, mais c’est rarement l’image qu’on s’en fait. 

Quand j’ai commencé mes recherches en 2010, on m’a déconseillé de partir sur ces terrains là parce qu’on pensait que j’allais tomber dans des réseaux de prostitution, ce qui n’était absolument pas le cas. Avant, les femmes étaient représentées comme des femmes victimes, perçue comme des marchandises, vendues via des « catalogues » (cf. sites internet des agences), et les agences matrimoniales internationales étaient vues comme des réseaux de prostitution. Les hommes apparaissaient quant à eux comme des personnages abusifs qui cherchaient des femmes objets, soumises.

Aujourd’hui, les représentations sont quasiment inversées, ces mariages sont associés à des arnaques et les femmes sont considérées comme coupables et manipulatrices. On reste dans des représentations dichotomiques, sexistes et orientalistes qui visent les femmes qui agissent au sein de ce phénomène. Pourtant, celles-ci ne sont ni réductibles à des victimes, ni réductibles à des manipulatrices.  Évidemment qu’il y a des arnaques, comme partout sur internet, mais ce n’est pas seulement ça. 

Vous expliquez dans vos travaux qu’il y a en réalité une multitude de services et d’agences…

Oui, j’ai établi trois catégories d’agences selon leurs positionnements vis-à-vis des rapports de genre. Il y a d’abord les agences subversives, qui soutiennent leurs adhérentes avant leurs clients, même si elles ne vont évidemment pas le montrer. Elles soutiennent dans leurs discours, l’idée que cette démarche est une « réhabilitation » pour les femmes post-soviétiques. Selon elles, dans les relations intimes et conjugales avec les hommes locaux, les femmes russes, bélarusses, ukrainiennes sont comme des mères et doivent donc s’occuper des hommes comme des enfants. Dans ce cadre là, les relations intimes ne sont pas satisfaisantes. Et pour les agences subversives, les hommes étrangers permettent à leurs adhérentes d’être des femmes avant d’être des mères, et d’accéder à d’autres types de relations intimes et de rapports de genre. 

Deuxièmement, il y a des agences solidaires où les discours sont moins subversifs sur les hommes locaux et les rapports de genre. Les femmes échangent et se conseillent des stratégies pour trouver des hommes “de bonne qualité”.  Les agences solidaires ne cherchent pas à contrôler les femmes, et elles n’envisagent pas leurs structures comme des cadres qui offrent de nouvelles possibilités dans l’expérience des rapports de genre. 

« Pour les agences subversives, les hommes étrangers permettent à leurs adhérentes d’être des femmes avant d’être des mères, et d’accéder à d’autres types de relations intimes et de rapports de genre. »

Enfin, j’ai pu observer des agences dites conservatrices, souvent dirigées par une femme dirigeante qui entretient des rapports très hiérarchisés avec ses employées. Ces femmes-là vont faire passer les intérêts de leurs clients, des hommes, en premier. Elles ne vont pas forcément soutenir leurs adhérentes dans leur démarche qui revient, en premier lieu, à se détourner des hommes locaux pour se tourner vers d’autres opportunités conjugales. Par exemple, même si c’est un cas extrême, j’ai pu observer la manière dont une directrice contrôlait ses clientes dans une agence de ce type. Elle faisait passer des entretiens qualifiés de « psychologique » aux femmes candidates, dans lesquels elle établissait un rapport de pouvoir à l’aide d’une position d’autorité incarnée par son statut de directrice et de psychologue, où elle cherchait à discipliner et rendre dociles ses adhérentes au regard des attentes de ses clients. À titre d’exemple, une adhérente de cette agence m’avait raconté son expérience : alors qu’elle était partie rencontrer un client en France, cette directrice avait essayé de la convaincre une fois sur place non seulement de se marier avec cet homme qu’elle venait de rencontrer, mais aussi d’avoir des relations sexuelles avec celui-ci. 

Cela dit, ça n’empêche pas du tout les femmes qui s’inscrivent dans des agences de se saisir de cette opportunité pour poursuivre leurs propres objectifs. Elles ne sont absolument pas aliénées, et en se tournant vers une agence matrimoniale internationale, elles se donnent plus de choix. D’ailleurs, la femme qui m’a raconté cette histoire au sujet de cette directrice n’a jamais cédé aux pressions, et de retour en Russie, où je l’ai rencontrée, elle poursuivait activement ses recherches matrimoniales à l’aide des agences mais également des sites de rencontre internationaux. 

D’ailleurs toutes les femmes que j’ai rencontrées étaient inscrites dans plusieurs agences, et sur différents sites et même parfois sur des plateformes d’échanges linguistiques. Elles multiplient les options et les opportunités pour rencontrer des hommes étrangers. Quand elles vivent dans des grandes villes où le tourisme est développé, elles participent également à des événements mondains qui permettent des rencontres avec des hommes expatriés ou de passage comme ceux qui font du couchsurfing.

Comment les autorités françaises voient-elles ce phénomène ? 

J’ai fait une enquête de terrain dans le consulat français d’un pays post-soviétique et j’ai ainsi pu assister à des entretiens administratifs avec des couples. Depuis une circulaire de 2006, ces auditions sont obligatoires et servent en fait à contrôler les flux migratoires en  imposant une norme à la conjugalité, qui devrait être tenue de justifier de l’amour qui unit les partenaires. Les autorités vérifient par ses auditions ce qu’elles nomment ‘l’intention matrimoniale’ du couple. On peut imaginer le caractère extrêmement subjectif de cette vérification. Au cours de ces auditions, on retrouve la figure dichotomique dont j’ai parlé précédemment. Soit les femmes sont considérées comme trop jeunes et les hommes trop âgées, et on va penser qu’elles sont victimes et dominées, que ce couple est mal assorti. Ou alors, elles sont vues comme des manipulatrices qui se marient « par intérêt », cherchant seulement à  migrer, ou à accéder à une meilleure situation économique. Ces pratiques s’apparentent à une intrusion étatique dans l’intimité des couples, dès lors que les unions transcendent les frontières nationales. Elles sont également pratiquées dans d’autres pays et peuvent y être encore plus intrusives. 

Après plusieurs années, comment cela se passe ? 

Ce n’est pas quelque chose de très étudié, mais j’ai pu avoir quelques réponses. Déjà toutes les personnes qui font appel aux services de l’entremise matrimoniale globalisée ne vont pas jusqu’au mariage. Mais pour celles qui le font, dans la majorité des cas, ça aboutit à une migration en France, même si c’est parfois pour revenir dans le pays d’origine plus tard. 

J’ai suivi sur un temps assez long l’exemple assez parlant de Valéria et Fabrice (prénoms anonymisés, ndlr), rencontrés dans une agence à Moscou. Valéria avait été mariée à un homme russe auparavant, mais n’était pas satisfaite des rapports de genre inégalitaires qui existaient, moins dans son mariage que dans la société qui l’entourait. Elle est sortie de ce mariage sans enfant et, en multipliant les stratégies (événements mondains, inscription sur des sites de rencontre internationaux et dans des agences matrimoniales internationales), elle a rencontré plusieurs hommes étrangers. Parallèlement, elle était aussi interprète dans une agence matrimoniale internationale, et par ce biais, elle a rencontré un homme français, Fabrice, avec qui elle s’est mariée très rapidement et a eu ensuite deux enfants. Après leur rencontre, Valéria a déménagé en France, mais elle parlait seulement anglais et au départ c’était assez difficile pour elle. Mais sa démarche initiale était claire : elle voulait fonder une famille et ne pas rester dans un pays où la femme est « considérée comme inférieure ». La migration est souvent à l’intersection de ces projets là. Six ans après son arrivée en France, Valéria reprend des études dans le tourisme. Et quand je les retrouve encore six ans plus tard, les rapports de genre sont inversés. Fabrice ne travaille plus et Valéria fait une carrière internationale dans le tourisme, en naviguant entre les deux pays.

« Au départ, les femmes nées russes vivant avec un conjoint français ont une insertion professionnelle limitée et sont au foyer dans 40% des cas. Mais sur le temps long elles s’insèrent sur le marché du travail et sont même plus souvent cadres que la moyenne en France. »

C’est un cas parlant et finalement assez commun. Au contact de leurs compagnes, les hommes mettent de côté au moins une partie de leur démarche initiale de recherche d’une femme « moins indépendante ». Les choses se reconfigurent une fois que la relation conjugale s’enclenche. Qui aurait pu prédire la situation de Valéria quand elle est arrivée en France ? À partir du recensement de l’Insee, j’ai pu identifier les femmes nées russes vivant avec un conjoint français et on observe qu’au départ ces femmes ont une insertion professionnelle limitée et sont au foyer dans 40% des cas. Mais sur le temps long elles s’insèrent sur le marché du travail et sont même plus souvent cadres que la moyenne en France.

Ce phénomène n’est-il pas un peu un tue-l’amour ? Voire sexiste ? 

L’amour n’est pas un concept sociologique donc je ne pourrais pas me positionner par rapport à cela (rires). Mais disons que c’est une entrée passionnante pour observer les rapports de genre à l’échelle internationale. Quant à la question, est-ce que c’est une institution patriarcale ? Au regard de tout ce que je viens de décrire, on voit en tout cas que les femmes qui s’en saisissent trouvent des marges de manœuvre assez importantes. 

Propos rapportés par Clara Marchaud.

 

Clara Marchaud

Journaliste indépendante multimédia basée à Kiev.