Je vais faire une généralisation peut-être abusive, mais les auteurs tchèques nous laissent souvent un sentiment d’étrangeté. De quel droit puis-je émettre ce jugement alors que ma connaissance de la littérature tchèque reste assez superficielle ?
[zotpress items= »3SVRUGNX » style= »le-tapuscrit-author-date »]Avant d’ouvrir ce livre, bien sûr j’avais une série d’a priori en tête. De quoi s’agit-il ? D’un livre tchèque. Pourquoi cette étiquette ? C’est comme ça, on ne se refait pas. Je regarde la couverture. Le titre affiche en rouge : Nous étions cinq. Bon jusque là ce n’est qu’un titre sans grande signification. Ce qui attire plus mon regard, c’est le nom de l’auteur, Karel Poláček. Bon je me dis, cela ne va pas être facile d’écrire ce nom. Le č comment faire ? C’est le č mouillé comme dans tchèque. Je consulte mon clavier mais je ne trouve pas. Cela commence bien, d’autant que je suis très à cheval sur le respect de la typographie.
Au-delà de ces questions très formelles, me viennent à l’esprit quelques auteurs tchèques et pas des moindres. Le plus grand selon moi et sans doute l’un des plus grands de la littérature mondiale, se nomme Franz Kafka. Me vient ensuite à l’esprit le très grand Milan Kundera, puis Hašek, ah et j’allais oublier Bohumil Hrabal pour citer les auteurs tchèques dont j’ai lu quelques ouvrages. Ah mais tu oublies un autre Karel, me souffle-t-on dans l’oreille, avec un c mouillé, Karel Čapek, dont j’aperçois un roman dans ma bibliothèque et pour lequel, je le note au passage, l’éditeur ne s’est pas fatigué avec le c mouillé, il l’a carrément remplacé par un c sec. Autant dire que la littérature tchèque, ne serait-ce qu’avec ces quelques noms peut être classée, en tout cas dans mon esprit, dans le peloton de tête de la littérature mondiale.
Voilà dans quel état d’esprit j’ai entrepris la lecture de Nous étions cinq en espérant que Karel Poláček saurait tenir son rang auprès de ses illustres prédécesseurs dans mon panthéon tchèque. Ah mais j’oubliais encore un point important avant de m’engager dans la lecture. Il y a un traducteur, Martin Daneš ! En fait je ne vais pas lire Karel Poláček, mais Karel Poláček traduit, transcrit, trahit (?), interprété (?) par Martin Daneš. Est-ce un bon traducteur ? Cela me rappelle que Milan Kundera, mécontent des traductions françaises de ses œuvres a tout retraduit après son exil en France. Cela ne se produira pas avec Karel Poláček, mort en 1945 dans un camp de concentration pour délit de judaïté.
D’emblée on est étonné par la jeunesse du narrateur, un enfant de 10 ans tout au plus. On pense alors à d’autres romans où les rôles principaux sont tenus par des enfants comme dans Les gars de la rue Paul de Ferenc Molnár. Mais dans le roman de Poláček la narration passe par le regard d’un enfant sur le monde adulte comme dans la trilogie d’Agota Kristof (Le Grand Cahier, La Preuve et Le Troisième mensonge) ou La Miséricorde des cœurs de Szilárd Borbély ou encore dans Etre sans destin d’Imre Kertész. Tiens, toutes mes références proviennent de la littérature hongroise. Je dois avouer que je me suis un peu spécialisé dans ce genre de lecture là. Mais contrairement à ces romans hongrois qui contiennent tous peu ou prou une dimension tragique affichée, le roman de Poláček, lui, se situe davantage dans la légèreté, la naïveté enfantine, l’humour, la dérision même si en filigrane on subodore une dimension tragique. Voilà toute l’élégance ou peut-être une particularité de la littérature tchèque ?
Poláček parvient à rendre toute la fraîcheur et l’innocence de l’enfance, en totale opposition à ce qui se passe autour de lui.
Est-ce un exutoire, une manière de s’échapper de la réalité terrible qui l’accable et qui aura raison de son existence ? C’est une question qu’on se pose tout au long de la lecture. A quel moment de ce conte un peu féerique va-t-on basculer vers le réel c’est-à-dire vers le tragique ? Est-ce sa façon de lutter contre la barbarie ambiante ? Est-ce une stratégie de survie ? Cette fiction semble, en première approche, à l’exact opposé de ce qui se passe dehors, dans le monde réel, hors la tête de Poláček. Ne l’oublions pas, nous sommes en 1943, en pleine guerre, les déportations de juifs ont pris un tour industriel, quand Poláček, lui-même juif, écrit Nous étions cinq.
Le journaliste, écrivain, Martin Daneš traducteur de cet ouvrage nous révèle que « …ce roman a été écrit dans des conditions particulièrement difficiles […]. C’est son dernier manuscrit qui a été publié à titre posthume en 1946. Lui, il l’a écrit en 1943 lorsqu’il attendait sa convocation pour un camp. Il était un homme intelligent et je pense qu’il était conscient de ce qui l’attendait. Ce n’est pas un hasard qu’il écrive une ode à la vie. Un livre joyeux qui décrit sa propre enfance dans la ville de Rychnov, même si la ville n’est jamais nommée dans le livre. En fait, il retourne dans son enfance qui était aussi une période joyeuse pour lui. »
En 1943, il est déporté dans le camp de Terezin (Theresienstadt) et il meurt quatre mois avant la fin de la guerre.
Ce titre, Nous étions cinq, reprend un leitmotiv repris par Pierre Bajza, le jeune narrateur, qui nous rappelle régulièrement que lui et ses amis forment un groupe de cinq enfants.
Mais à qui s’adresse véritablement ce roman ? A des enfants ou à des adultes.
On peut avoir différents niveaux de lecture pour cette œuvre que je qualifierais d’inclassable.
Une lecture de premier degré est parfaitement adaptée à un jeune lecteur : une histoire d’enfants racontée avec grâce par un enfant avec des mots d’enfant.
Une lecture plus poétique me paraît évidente, tant il est vrai que Poláček nous entraîne dans un monde d’abord enfantin puis onirique, et cette dimension de l’oeuvre s’adresse à la fois à un jeune public mais aussi à un lectorat adulte.
Enfin, un niveau de lecture plus accessible à un adulte fera deviner le drame qui se joue autour de l’auteur au moment où il écrit ces lignes bien que l’horreur l’entourant ne soit jamais évoquée. Seul un terme vient signaler au lecteur qu’il se passe quelque chose de grave hors le monde de la littérature. Le mot « nazi » émis comme une insulte, survient à la page 289, soit sept pages avant la fin du roman. La légèreté de l’enfance et de ses petits soucis en opposition avec la gravité de la guerre et les exterminations ambiantes, voilà ce que le lecteur, averti par sa culture historique et informé des conditions dans lesquelles Poláček écrit son roman, pourra y percevoir.
Je retrouve ici une constante dans cette littérature tchèque qu’il m’a été donné de parcourir, celle d’un esprit de liberté en dépit de toutes les folies meurtrières, de tous les absolutismes et totalitarismes. Que ce soit chez Hašek ou Kafka, l’humain parvient toujours à se frayer son petit chemin par les interstices de liberté qui lui restent ne serait-ce que dans l’imaginaire.
Étrangement, l’histoire bascule à un certain moment vers quelque chose s’apparentant au Conte des mille et une nuits avec une face de merveilleux et un aspect aussi qu’on pressent pouvoir virer vers le tragique sans que celui-ci n’advienne vraiment. Il y a comme une transposition dans la fiction, de la situation réelle de l’auteur qui se réfugie, comme le héros du livre, un moment frappé par la maladie, dans un merveilleux fantasmé pour s’évader, occulter son propre drame et celui du monde en 1943.
J’aurais envie d’écrire que sous son apparence lumineuse, il s’agit d’un roman crépusculaire sans pour autant que cet aspect soit directement perceptible à un lecteur non averti.
Au fil du récit qui ressemble toujours à un conte merveilleux commence à naître chez le lecteur un sentiment trouble d’oppression sourde. Il y a quelque chose de paradoxal entre la légèreté apparente et un sentiment diffus qui laisse présager que le pire pourrait arriver.
Deux thèmes récurrents relevant de la morale émaillent aussi le récit. Le vice et la vertu sont abordés sous deux angles très amusants.
Le narrateur, régulièrement, se juge lui-même et ses camarades selon le critère de la vertu. « Il avait un regard vertueux » note-t-il à propos de tel ou tel de ses amis. Lui-même adopte un comportement vertueux quand il veut obtenir quelque chose de ses parents. « Nous avons vu Zilvar, assis à côté de la princesse, une expression d’adulte sur le visage, et d’après la manière dont il remuait les lèvres, faisait la bouche en cœur et haussait les sourcils, nous avons compris qu’il parlait selon les règles de l’orthographe pour paraître vertueux. »
La bigoterie de l’un de ses camarades revient aussi comme un leit-motiv. Ce personnage va régulièrement se confesser et cale ses actions en fonction de ce moment.
On peut enfin trouver dans ce roman quelque parenté avec La vie devant soi d’Emile Ajar, ce roman, écrit quelques dizaines d’années plus tard, dans lequel le narrateur, un enfant, use comme Pierre Bajza, le héros de Poláček d’une grande inventivité langagière.
Nous étions cinq, est un roman culte en Tchéquie et qu’on peut lire désormais avec grand plaisir en France, grâce à Martin Daneš.