Entre journalisme et patriotisme, les dilemmes de la télévision ukrainienne en temps de guerre

Le « Téléthon national » diffusé sur toutes les chaînes de télévision, qui a contribué à souder la nation ukrainienne dans les premiers mois de l’agression russe, s’apparente de plus en plus à un instrument de pouvoir et affaisse les standards journalistiques.

Par Lesia Podynska, ancienne envoyée spéciale de l’émission ‘Faits de la semaine’ sur la chaîne de télévision ukrainienne ICTV.

Avec le déclenchement de la guerre, les chaînes de télévision ukrainiennes ont joint leurs forces pour une télédiffusion unique : elles se sont unies dans un téléthon 24 heures sur 24 « Nouvelles unies #UAEnsemble » (Єдині новини #UAразом »). Si la décision a ensuite été entérinée par le gouvernement, ce front télévisuel uni soulève des questions sur la pertinence de la mesure et son impact sur les standards journalistiques.

« Notre service d’information travaillait sans relâche avant même le début de l’invasion russe en Ukraine », raconte Viktor Soroka, rédacteur en chef du programme d’information « Faits de la smeaine » d’ICTV, l’une des chaînes de télévision ukrainiennes les plus regardées).« Dès que le Kremlin a reconnu les pseudo-républiques de Louhansk et Donetsk, cela signifiait que le dictateur russe Poutine commençait une grande guerre. Nous avons espéré la meilleure issue possible, mais nous nous sommes préparés au pire. Nous avons noté les adresses de chaque employé, élaboré des schémas pour savoir qui irait chercher qui en cas de guerre, qui appellerait qui, qui aiderait qui. La tâche consistait à rassembler tout le monde à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit dans un délai maximum de deux heures. Puis la diffusion devait commencer une heure plus tard. »

Dans la nuit du 24 février, l’équipe de « Faits de la semaine » était déjà au travail, préparant l’émission du matin. La présentatrice Ioulia Senyk a lancé un bulletin d’information d’urgence avec le plus terrible des messages : « On entend de puissantes explosions à Kyïv. La Russie a déclenché la guerre. » On a appris par la suite que des explosions avaient été entendues dans 17 régions. Puis il est devenu évident qu’il s’agissait d’une agression à grande échelle. Au début, les informations devaient être puisées sur les canaux du média social Telegram. Mais ensuite, les autorités ont commencé à réagir et des informations officielles ont commencé à apparaître.

« J’ai appris la terrible nouvelle à la maison, » relate Soroka.« J’ai réveillé ma famille, leur ai demandé de rassembler les choses nécessaires à une éventuelle évacuation : médicaments, nourriture, documents, argent, et de se tenir prêts à rester dans la cave pendant un jour ou deux. Et je suis parti au travail. De l’autre côté de la fenêtre, l’aube était crevée par de puissantes explosions et des flammes, des centaines de voitures filaient dans les rues à une vitesse folle. Les gens quittaient Kyïv, mais nous, nous filions au travail », continue-t-il. « Comme convenu, en deux heures, presque tout le monde y était. La direction a pris, je pense, la bonne décision : nous travaillions sans interruption, quand il y avait une menace d’attaque aérienne, nous nous précipitions vers l’abri anti-bombes. Ceux qui craignaient pour leurs enfants, leur famille, pour eux-mêmes, avaient le droit de partir, sans conséquences. Mais il était de notre devoir d’informer les gens sur l’agression russe et la résistance héroïque du peuple ukrainien. »

Qui est Lesia Podynska, l’autrice de cet article ? Lire Lesia Podynska, reporter télé en Ukraine, reviendra à l’antenne

Une autre décision importante prise par la direction de la chaîne a été de ne pas évacuer la rédaction, mais de travailler à Kyïv, afin que les Ukrainiens puissent voir que la capitale de l’Ukraine tenait bon, que des journalistes travaillaient encore à Kyïv. « Tout le monde n’est pas resté, mais la plupart des employés si », se souvient Viktor. « Et ce qui était intéressant, c’est que nous nous sentions plus en sécurité au travail. Après tout, tout le monde n’a pas un abri anti-bombes à la maison, et le nôtre est assez grand et solide. »  « Dès le début, nous avons uni les efforts de deux rédactions : “Faits de la semaine » de ICTV et « Fenêtres » de STB (deux chaînes du même holding Starlight Media). Il se trouve que le rédacteur en chef de « Faits » a quitté Kyïv pour quelque temps, et que le rédacteur en chef de « Fenêtres » était sous occupation près de Hostomel, donc j’ai dû faire les nouvelles. Tout le monde a compris : c’est la guerre, nous devons nous unir. »

« Nous avons organisé l’achat de nourriture, pris des médicaments à l’infirmerie au cas où, fait des réserves d’eau, apporté des couvertures, et ainsi a commencé notre marathon de la vie quotidienne ! Comme il était impossible d’aller où que ce soit, il n’y a pratiquement pas eu de tournage et le chef cameraman Serhiï Solovyov était notre chef cuisinier ! Le bouillon de Solovyov était le plus délicieux de ma vie. Nous avons nettoyé, lavé le sol et les toilettes nous-mêmes. Entre les bombardements. »

« Les premiers jours ont été les plus difficiles dans l’organisation de la production et de la diffusion, car chaque fois que l’alarme sonnait, nous devions tout laisser tomber et courir au sous-sol, et de là, nous ne pouvions pas passer à l’antenne. La qualité de la transmission en a donc souffert. Plus tard, nous nous sommes donné la possibilité de transmettre depuis le sous-sol. Et nous avons même créé des endroits pour y monter des sujets. Après environ une semaine, nous nous sommes habitués aux explosions et aux alarmes et certaines personnes sont restées pour travailler sur antenne dans les studios, à leurs propres risques. Nous nous sommes immédiatement mis d’accord : personne ne se vexe contre ceux qui vont au sous-sol, ou ceux qui n’y vont pas, personne ne se vexe contre ceux qui ont quitté Kyïv ou ceux qui sont restés ! Parce que tant dans la capitale que dans les régions, nous travaillons tous pour la Victoire, » conclut Soroka.

Téléthon « Nouvelles unies »

Au début, le téléthon était diffusé par plus de 20 chaînes de télévision, puis certaines ont cessé. Si plusieurs chaînes le diffusent, seules six rédactions le produisent. Le temps d’antenne commun est divisé en créneaux. Chaque rédaction prépare son propre créneau – il s’agit d’environ 4 à 6 heures de temps d’antenne. Un mois après l’introduction de ce format, les autorités ont décidé de le légaliser en quelque sorte. La décision « Sur la mise en œuvre d’une politique d’information unifiée sous la loi martiale » a été adoptée par le Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine. Cette décision a été implémentée par le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, en mars 2022. Cette décision a obligé les chaînes de télévision d’information à diffuser le téléthon commun, mais même des chaînes d’intérêt général ou familiales l’ont volontairement rejoint.

Dans les premiers mois de la guerre, le téléthon a été une véritable bouée de sauvetage. Il a rempli plusieurs fonctions importantes, en plus de donner aux Ukrainiens les informations dont ils avaient désespérément besoin. Nous avons passé des jours et des nuits à éplucher les fils d’actualité. Nous nous réveillions avec eux le matin, en buvant notre café, en descendant dans les abris anti-bombes, nous nous lisions les nouvelles les uns les autres en conduisant ou en préparant le déjeuner, nous écoutions les nouvelles en prenant une douche. C’était non-stop.

Le téléthon des « Nouvelles unies” unissait réellement. Il donnait aux gens des informations officiellement confirmées, les protégeait de la désinformation russe, qui était très présente à l’époque, calmait les gens qui étaient dans une panique pas possible. Il montrait que l’Ukraine tenait bon, se battait et qu’il y avait un espoir de vaincre. En outre, le téléthon a donné aux chaînes elles-mêmes la possibilité de survivre. Après tout, dans les conditions d’une guerre totale, d’un bombardement russe massif de Kyïv, où se trouvent absolument toutes les rédactions des chaînes ukrainiennes, il était tout simplement impossible d’assurer une transmission de manière autonome.

Capture d’écran du télé marathon ukrainien le 7 janvier 2023.

« L’idée de réunir toutes les chaînes en une seule émission appartient à l’un des rédacteurs en chef d’une chaîne, » soutient Oleksandr Tkatchenko, ministre de la Culture et de la Politique informationnelle de l’Ukraine, dans un entretien au Courrier d’Europe centrale. « Elle est venue le second jour de la guerre. Nous avions vécu une expérience similaire tout juste la veille des hostilités, lorsque les chaînes de télévision se sont unies pour discuter des menaces de guerre. Des collègues ont suggéré d’utiliser cette idée pour vérifier ensemble les informations qui proviennent de différentes sources. Pendant la guerre, la vérification des informations sur les combats, sur ce qui se passe au front est extrêmement importante. L’initiative a donc pris racine. Le téléthon utilise les informations de deux centres de communication stratégique relevant du Conseil de sécurité nationale et de défense et du ministère de la Culture, qui combattent les mensonges et narratifs russes. Je pense qu’au moins pendant les deux premiers mois de la guerre, personne n’a douté de la nécessité et de l’importance de l’opération. Allumer la télévision était comme une fenêtre sur la vie, les gens pouvaient voir que l’Ukraine se battait. Et en principe, aujourd’hui, la pertinence de ce projet n’a pas disparu. »

Jusqu’à la victoire ?

Les termes de la télédiffusion unie n’étaient pas clairement définis. Au début, il avait été dit que ce serait pour deux mois. Plus tard, quelqu’un a entendu dire que ce serait jusqu’à la fin de l’été. À l’automne, les chaînes commenceraient à fonctionner à nouveau comme d’habitude. Puis, on a dit que les « Nouvelles unies » existeraient jusqu’à la fin de 2022, et maintenant le ministre dit : « jusqu’à la Victoire. »

« En temps de guerre, les autorités ont tout à fait le droit de contrôler l’espace médiatique », affirme Otar Dovjenko, expert de l’ONG Détecteur Média. Otar Dovjenko est un expert des médias qui surveille, étudie et analyse le contenu des chaînes de télévision ukrainiennes et des médias en général. « Le but du téléthon, comme ils l’ont dit dès le début, était de contrer la propagande et la désinformation russes. Mais avec l’explication que le meilleur remède contre la propagande est la vérité. Il s’agissait d’un acte absolument justifié de la part des autorités, car dans d’autres circonstances, il n’y aurait pas eu de télédiffusion du tout et les gens auraient reçu des informations de diverses sources qui auraient pu publier des mensonges. Dans des conditions de guerre, le téléthon peut être justifié, mais de jour en jour, j’ai de moins en moins confiance dans le fait que cela est fait pour la défense du pays. Au fur et à mesure, nous, en tant qu’organisation qui suit de près ce téléthon, nous voyons que la quantité de campagnes de relations publiques des autorités augmente ».

Selon l’expert, le téléthon a été entièrement coordonné par le ministère de la Culture et de la Politique informationnelle dès le premier jour. Chaque matin, il y a des réunions pour discuter des prochaines étapes. Ces réunions sont tenues soit par le ministre lui-même, soit par l’un de ses conseillers, soit par le responsable du Conseil national de la télévision et de la radiodiffusion.

Un instrument des luttes d’influence

Le choix des chaînes qui mènent le téléthon soulève aussi des questions. L’ex-président Petro Porochenko dispose également de ses propres plateformes télévisées, dont deux chaînes d’information, “Cinquième” et “Directe”. Ces médias lui appartenaient depuis des années, mais après l’adoption de la loi sur les oligarques, Porochenko les a « vendus ». Le contenu de ces chaînes a toujours été pro-ukrainien et pro-Porochenko et les chaînes ont toujours reflété les slogans de l’ex-président : Armée, Foi, Langue ! Ce qui, en fin de compte, plaît à de nombreux Ukrainiens. Il est intéressant de noter que ces chaînes n’ont pas été incluses dans le téléthon national.

Bien entendu, nous avons demandé à Oleksandr Tkatchenko, le ministre ukrainien de la Culture et de la Politique informationnelle, comment les chaînes de « Nouvelles unies » avaient été sélectionnées : « La décision a été prise par les chaînes elles-mêmes. Bien qu’il existe un décret présidentiel en la matière, les équipes représentant les chaînes de télévision les plus populaires se sont unies. Y compris celles qui ont la plus grande crédibilité. L’audience de 1+1 ou d’ICTV ne peut être comparée à celle des chaînes d’information. En fait, il y a eu une discussion sur l’adhésion de certains canaux, mais les canaux eux-mêmes n’étaient pas d’accord. Les conditions fixées par les chaînes que vous avez mentionnées (“Cinquième” et “Directe”) ne correspondaient pas à celles des autres chaînes, elles n’ont donc pas été incluses dans le téléthon. »

« Il s’agit d’une tentative de canaliser l’information, de prendre le contrôle de l’espace médiatique ».

Cependant, ce n’était pas la seule mesure hostile à l’égard des chaînes associées à Porochenko, selon l’expert en médias Otar Dovjenko : « Non seulement elles n’ont pas participé au téléthon national, mais elles ont été coupées de la diffusion numérique. Elles ont été éjectées de l’antenne. Il est évident que notre gouvernement, malgré la pertinence de ses mesures en temps de guerre, continue à être affecté par certains complexes politiques, inquiétudes, peurs et querelles. De toute évidence, ils ont vu une menace dans les médias contrôlés par Porochenko. À partir de ce moment, il est devenu évident qu’il était plus important pour l’État de ne laisser personne entrer dans l’espace médiatique, à l’exception de ceux qu’il contrôle, que, disons, d’aider les médias à diffuser de manière adéquate. Il s’agit d’une tentative de canaliser l’information, de prendre le contrôle de l’espace médiatique et d’empêcher les médias qui ne sont pas directement contrôlés par l’État d’y entrer, du moins en ce qui a trait au média de masse, la télévision. »

Selon M. Dovjenko, les autorités ont réussi à trouver un consensus avec tous les autres oligarques : des plateformes de télévision en échange de leur loyauté. « Nous comprenons que Pintchouk, Kolomoïsky et autres ont assez d’argent pour financer leurs chaînes. Et ils profitent aussi du Téléthon : ils y promeuvent leurs initiatives personnelles. Il y a le Centre d’art Pintchouk, Boukovel (la station de ski la plus populaire d’Ukraine dans les Carpates, qui est associée à Kolomoïsky)… Tout passe. Et notez que si avant la guerre 1+1 faisait la promotion de Boukovel, seuls les téléspectateurs de 1+1 la voyait. Et maintenant, lorsque 1+1 fait la promotion de Bukovel, les téléspectateurs de toutes les chaînes la voient, y compris les chaînes qui ne l’ont pas choisie. C’est très rentable pour les propriétaires. En tout cas, les oligarques ne sont pas des philanthropes. Ils détiennent les médias afin d’en tirer quelque chose. Si ce n’est pas pour le profit, alors c’est pour l’influence. Maintenant, c’est probablement pour avoir la garantie que le gouvernement ne les ‘dékoulakisera’ pas. Le gouvernement a confisqué leur temps d’antenne et le remplit de son contenu, mais il leur permet parfois de montrer quelque chose d’utile pour eux-mêmes. »

Il convient de noter qu’au cours de la nouvelle année 2023, les autorités ukrainiennes prévoient dépenser près de 2 milliards de hryvnias (environ 50 millions d’euros) du budget de l’État pour le téléthon national « Nouvelles unies ». Ceci a été rapporté par le député de la faction « Holos » (‘Voix’, libéral) Iaroslav Jeleznyak.

« Le président veut bien paraître et veut être montré, c’est évident. »

Le Président est le principal héros de la guerre

Lors de la libération de Kherson, les journalistes étrangers qui sont entrés dans la ville tout juste derrière l’armée ont été punis pour avoir enfreint les règles, mais dans les cercles médiatiques, les journalistes pensent que la vraie raison était que le président était mécontent de ne pas avoir été le premier sur place. Dovjenko note que le président Zelensky a une place privilégiée dans le téléthon : « Le président veut bien paraître et veut être montré, c’est évident. » « D’un autre côté, il n’y a pas non plus de culte de la personnalité, tempère-t-il. Zelensky lance ses appels, mais soyons honnêtes, ils sont pertinents et méritent d’être montrés. C’est plutôt pour d’autres personnes de l’administration présidentielle que les chaînes diffusent du matériel purement promotionnel. »

En perdant le téléthon, les autorités perdraient un sentiment de sécurité relative, selon M. Dovjenko. Les chaînes commerciales appartenant aux oligarques, il est arrivé plus d’une fois dans l’histoire récente du pays que des oligarques s’opposent au gouvernement ou promeuvent leurs propres candidats. Zelensky lui-même est arrivé au pouvoir en tant que candidat de l’opposition soutenu par l’un des oligarques, Ihor Kolomoïsky, et son groupe médiatique. Zelensky ne veut pas que quelqu’un utilise la même méthode lors des prochaines élections. Maintenant, Zelensky a les oligarques dans le creux de sa main.

L’UE contre le téléthon ?

L’ambassadrice allemande en Ukraine, Anka Feldhusen, a déclaré dans un entretien accordé à Ievropeïska Pravda il y a quelques mois que l’UE encourageait officieusement l’Ukraine à mettre fin à la télédiffusion unie. Après tout, toutes les chaînes qui émettent actuellement affichent une position pro-ukrainienne. Les gens devraient avoir le choix.

Ces déclarations sont également discutées dans les couloirs des médias. Cependant, Oleksandr Tkatchenko, ministre de la Culture et de la Politique informationnelle, le dément : « Nous avons eu une réunion des responsables des chaînes participant au téléthon avec les ambassadeurs du G7. Il n’y a pas eu de commentaires sur le travail du téléthon. Plusieurs questions ont été posées. Les responsables des chaînes y ont apporté des réponses. En ce qui concerne la liberté d’expression, nous disposons d’un autre instrument pendant la guerre, que personne n’a utilisé : la censure militaire. Je pense que le téléthon est une bien meilleure réponse aux défis liés à la guerre que l’introduction de la censure militaire. Après tout, il existe de nombreuses alternatives sur la toile, il existe d’autres canaux. Je ne vois donc pas d’oppression ici. On ne peut pas parler d’oppression si le téléthon jouit de la confiance de plus de 70% de la population. »

« Les journalistes perdent un peu la boule pendant cette guerre. »

Cependant, les experts des médias rapportent des violations des normes journalistiques. Parfois, il peut s’agir d’une sorte de promotion, c’est-à-dire de matériel aux allures de publicité commandée, explique Otar Dovjenko. « Mais la plupart de ces violations sont liées au fait que les journalistes perdent un peu la boule pendant cette guerre et qu’au lieu de relater les faits, ils parlent de leurs émotions et de leurs opinions. Dire que 150 000 maudits rascistes[1]Combinaison de ‘fasciste’ et de ‘russe’ en anglais utilisée par de nombreux Ukrainiens pour désigner les Russes soutenant l’invasion ont envahi notre terre natale, est-ce normal ? Non, bien sûr, ce n’est pas normal, cela ne devrait pas être dans les nouvelles. Tous les journalistes le savent très bien, mais les gens qui travaillent dans cette émission nationale semblent avoir « pris la grosse tête » et pensent que leur statut unique, ainsi que le fait qu’ils travaillent dur et dorment peu, leur donne le droit d’exprimer leurs analyses et leurs opinions au lieu de relater les faits. Nous les critiquons constamment à cause de cela. »

« Le téléthon continue d’unir la nation, quoi qu’on en dise ».

Viktor Soroka, rédacteur en chef du programme d’information « Faits de la semaine » d’ICTV.

L’industrie de la télévision n’est pas contrôlée par le gouvernement, mais par la guerre et la crise économique, pense Viktor Soroka, rédacteur en chef du programme d’information « Faits de la semaine » d’ICTV. Selon lui, l’industrie traverse les moments les plus difficiles depuis toutes les années d’indépendance : « Quelqu’un peut nous accuser de manquer d’un « second » point de vue. Mais quel peut être le second point de vue sur la destruction cynique et sournoise du peuple ukrainien ? Il s’agit d’un crime contre l’Ukraine et l’humanité tout entière ! Quel peut être le deuxième point de vue sur le génocide des Ukrainiens ? Sur le viol d’adultes et d’enfants ? Sur la destruction de villes entières ? ».

« Tout ne peut et ne doit pas être montré, a déclaré un rédacteur et présentateur de télévision de 1+1 qui ne souhaite pas être nommé. Le fait que la diffusion soit parfois trop optimiste, mais comment faire autrement dans les conditions de la guerre ? Par exemple, qu’apporteront aux Ukrainiens les informations sur le nombre de soldats morts ? J’ai une question pour les lecteurs français : quand Macron a été littéralement giflé pendant sa campagne électorale. Tous les médias français l’ont-ils montré ? Je suis loin d’être sûr que lorsque le président est giflé, il faut le montrer. L’Europe n’a pas vécu la guerre depuis les années 40. Il n’y a pas de recette ici, téléthon ou pas. Il me semble qu’une partie du temps d’antenne devrait quand même revenir au téléthon, car il continue d’unir la nation, quoi qu’on en dise. La seule chose que je souhaiterais, c’est que si nous avons un téléthon, alors que toutes les chaînes y participent. Si les chaînes ne gagnent pas d’argent avec ça, eh bien, désolé, mais c’est la guerre. »

La guerre laisse des traces dans tous les domaines de notre vie. La moitié de ce matériel a été écrit dans l’obscurité totale. Les attaques de missiles russes ont gravement endommagé le système énergétique ukrainien. Nous n’avons pas d’électricité pendant une moyenne de 10 heures par jour. Un Français ordinaire peut-il imaginer qu’il n’y a pas de lumière dans son appartement pendant une moyenne de 10 heures par jour ?

Mais cet article ne porte pas sur l’électricité. Il parle du fait que de nombreux journalistes ont perdu leur emploi parce que de nombreux projets télévisuels ont été fermés. Non seulement parce que le téléthon « Nouvelles unies » absorbe la majeure partie du temps d’antenne, mais aussi parce que, par exemple, les émissions de divertissement n’ont plus de temps d’antenne. Et que les revenus publicitaires, dont vivent les chaînes, se sont effondrés.

Quand la guerre a commencé, le projet sur lequel je travaillais n’a pas été abandonné, mais nos salaires ont été fortement réduits. Un tel salaire ne pouvait que couvrir mon loyer, sans parler des prix de la nourriture, du carburant, des vêtements, qui ont presque doublé après la guerre. J’ai donc pris la difficile décision de démissionner et de travailler temporairement dans un domaine légèrement différent. En attendant des temps meilleurs pour la télévision ukrainienne.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Notes

Notes
1 Combinaison de ‘fasciste’ et de ‘russe’ en anglais utilisée par de nombreux Ukrainiens pour désigner les Russes soutenant l’invasion
Lesia Podynska

Lesia Podynska, ancienne envoyée spéciale de l'émission 'Faits de la semaine' sur la chaîne de télévision ukrainienne ICTV.