Chaque année pour le 11 novembre, une Marche de l’indépendance est organisée à Varsovie. Elle a été une nouvelle fois le théâtre de violences perpétrées par l’extrême-droite et les milieux Ultras. Entretien avec Frédéric Zalewski, sur l’histoire et la place de ces marches dans la vie politique polonaise. Propos recueillis par Gwendal Piégais.
Frédéric Zalewski, Maître de conférences de science politique à l’Université Paris Nanterre, et membre de la Société française d’études polonaises (SFEP).
Pouvez-nous nous expliquer ce qu’est cette marche de l’indépendance ? Un simple cortège commémoratif ?
C’est un défilé nationaliste, organisé par deux groupes d’extrême droite depuis 2010, l’un à la filiation néo-fasciste, l’ONR, l’autre à l’histoire plus liée à la persistance des idées de l’extrême droite d’avant-guerre, la Jeunesse panpolonaise (MW). Aujourd’hui, l’organisateur formel de cette marche est une association dûment enregistrée après des autorités administratives et ces deux groupes politiques ont trouvé un débouché nouveau dans le parti d’extrême droite Konfederacja, qui est représenté au Parlement depuis les élections de 2019.
D'après @democ_de les participants à la Marche de l'indépendance à #Varsovie ont mis le feu à un appartement après avoir lancé des feux d'artifice en direction d'un balcon qui arbore le drapeau arc-en-ciel et le slogan #StrajKobiet. #Pologne #Polska #Poland #Warszawa https://t.co/2QsNEQ537m
— Le Courrier d'Europe centrale (@CEuropeCentrale) November 11, 2020
Mais cette diversification et cette interposition d’instances plus spécialisée ne doit pas pour autant masquer une certaine unité politique et organisationnelle. Lors de la marche de cette année, la tribune des organisateurs regroupait le président de cette association et Robert Winnicki, député de la Konfederacja mais dont la trajectoire militante est passée par la MW, dont il a été président entre 2009 et 2013, entre autres exemples.
Quelle est son origine ?
Ces marches sont apparues dans les années 1990, dans le sillage de groupuscules d’extrême droite néo-fascistes, totalement extérieurs au jeux politiques institués. Elles reproduisent clairement le modèle fasciste de l’occupation de la rue, inscrit dans le mythe d’une prise du pouvoir qui se fait par la force et dans le mépris des institutions parlementaires. On ne peut évidemment pas les réduire à une simple transposition de ce modèle, il y a des logiques de respectabilisation et de transnationalisation qui se jouent aussi, mais cette année encore, les débordements qui se sont produits montrent l’emprise des comportements militants violents sur cette sphère extrême droitière.
Elles reproduisent clairement le modèle fasciste de l’occupation de la rue, inscrit dans le mythe d’une prise du pouvoir qui se fait par la force et dans le mépris des institutions parlementaires.
Pendant longtemps, les défilés ont été l’un des seuls débouchés publics de ces groupes et le 11 novembre n’était que l’une des occasions mises à profit à côté d’autres dates, comme celle de l’insurrection de Varsovie en 1944 ou de la création dans les années 1930 d’un parti fascisant qui portait déjà le nom d’ONR. Au fil du temps, les marches de Varsovie et de Wroclaw pour le 11 novembre ont pris de l’ampleur et se sont autonomisées, en quelque sorte. Celle de Varsovie a pu être pensée comme une « vitrine » en direction du PiS, stratégie qui a plutôt échouée car le PiS n’a pas intérêt à avoir un partenaire puissant sur sa droite.
Il y a donc des inflexions dans l’organisation, mais quelles sont celles du discours ?
On peut voir les choses à deux niveaux différents. Il y a d’abord le passage à un discours plus identitaire, qui permet de se détacher, au moins en apparence, de références ouvertes au fascisme. Cette grammaire identitaire est d’autant plus importante qu’elle permet de trouver un langage commun avec d’autres extrêmes droites européennes, qui se sont engagées dans cette voie, pour des raisons propres à leurs espaces nationaux respectifs.
Mais dans le cas polonais, cette mue est partielle, les marches retiennent du discours identitaire la stigmatisation de l’Islam, notamment, mais dans une perspective qui reste assez racialiste. Contrairement à la droite conservatrice, cette haine des musulmans cohabite ouvertement avec l’antisémitisme (je n’exonère pas le PiS de toute ambiguïté sur la question, mais elle se pose en des termes différents). Ce premier point est un mouvement de bascule global, qui est à nuancer bien sûr, mais à souligner aussi si on veut mesurer toute l’ampleur politique de ces marches.
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À un second niveau, plus fin, il faut constater la coalescence de ces discours, qui restent très composites, parce qu’ils sont orientés vers les finalités pratiques de la compétition politique. Je ne dirais donc pas que des corpus idéologiques s’opposent ou se succèdent, mais qu’une constellation de références sert à appareiller des situations pratiques très différentes. Ces références complémentaires sont ainsi mobilisées selon les circonstances. Le discours identitaire sert par exemple aux organisateurs à façonner une communication très professionnelle, qui peut circuler sur les réseaux sociaux parce qu’elle en épouse les contraintes de mise en forme.
Mais ça n’empêche pas que des idées suprémacistes s’expriment aussi pendant la marche elle-même, et pas seulement chez quelques militants difficiles à discipliner, puisqu’en 2017 les organisateurs attendaient la venue de l’américain Richard Spencer, connu pour ses idées de racialisme blanc. C’est un point à creuser, mais cet éclectisme est peut-être à rapporter à la composition sociale du sommet de ces groupes, qui est plutôt éduqué sans être pour autant rattaché au champ intellectuel et à même de produire de la doctrine.
Quelles relations le PiS entretient avec ces marches, dont la création lui échappe ?
La question s’est posée surtout à partir de 2016, à la fois parce que les libéraux l’accusaient de mansuétude avec les néo-fascistes et parce que les marches ont très clairement été un appel en direction de la droite pour obtenir d’elle une intégration au champ politique et une sorte de « normalisation » démocratique. Le PiS n’a pas été sans se laisser bercer par ces sirènes, mais il n’était pas monolithique non plus dans sa conduite. Il a existé en son sein des tendances favorables à ces marches et à ces expressions de « patriotisme ». Mais la situation était aussi une contrainte, parce que le PiS pouvait difficilement condamner ces marches sans paraître donner raison aux libéraux.
Ces marches participent d’une banalisation de la violence politique et contribuent à un basculement droitier plus global.
La situation est restée un peu flottante, puis en 2018 des tentatives pour inclure la marche dans un nationalisme global et moins radical, en reprenant le contrôle de la manifestation, n’ont pas abouti. Entre temps, le PiS avait en effet refusé d’inclure les organisateurs de la marche à l’instance qui préparait les commémorations du centenaire de l’indépendance, en 2018, à cause des violences commises en 2017. En 2019, la Konfederacja est entrée au Parlement, donc les relations sont retombées dans une logique de concurrence politique et parlementaire. De plus, la question de la droitisation du PiS se pose désormais plus sous l’angle de la progression de son aile droite, qui a par exemple très habilement joué des divisions internes occasionnées par le projet de loi sur les droits des animaux, texte voulu par Kaczynski lui-même en septembre 2019 mais qui heurte de plein fouet le conservatisme social du parti.
Cela étant, on ne peut pas exclure des recompositions à l’avenir, la droite du PiS n’étant au fond pas très différente de la Konfederacja sur de nombreux sujets. C’était très clair avec ce projet de loi sur les droits des animaux, par exemple. Ces fractions peuvent aussi se rejoindre sur l’antisémitisme secondaire, très agressif à la Konfederacja, mais très présent aussi sous une forme atténuée au PiS.
Les violences qui émaillent la marche sont mises sur le compte des hooligans, est-ce le cas ?
Dans le cas des violences commises cette année, il est un peu tôt pour le dire. Mais l’argument utilisé est la présence de banderoles de clubs de foot, ce qui fait l’impasse sur le syncrétisme qui s’opère entre supporters et militants d’extrême droite, en Pologne comme dans de nombreux pays européens, à commencer par l’Italie, qui est un cas mieux connu. En Pologne, les supporters de foot sont un relai pour la cause de Janusz Walus, l’assassin du leader sud-africain Chris Hani en 1993, qui est toujours en prison en Afrique du Sud. De la même façon, les marcheurs s’inscrivent complètement dans ce qu’on appelle la mode identitaire, en portant par exemple des hoodies qui arborent les symboles de la Pologne combattante pendant la Seconde Guerre mondiale – ça n’en fait pas des anciens combattants pour autant.
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Je crois qu’on a affaire à un système de repérage indigène, pour catégoriser les individus, ce que l’extrême droite elle-même fait quand elle explique que les violences sont une réaction aux agressions des « antifas » (au passage, la présence des « antifas » au sens strict a fortement décru depuis 2015 et les contre-manifestations, quand il y en a, sont plutôt le fait des groupes civique de défense de l’État de droit et de la démocratie). D’une façon plus générale, il me semble que ces marches participent d’une banalisation de la violence politique et contribuent à un basculement droitier plus global, même si les relations avec le PiS sont évidemment plus complexes qu’une simple complicité politique.
Pour aller plus loin : Frédéric Zalewski, « Les Marches de l’Indépendance à Varsovie. Recompositions et transformations des droites extrêmes depuis les années 2000 en Pologne », Cultures & Conflits,117, printemps 2020.