Elena Chafranova : « La dégradation de l’environnement fait partie des crimes de l’agresseur russe »

Dans cet entretien, Elena Chafranova, avocate à Kryvyï Rih, dans le sud de l’Ukraine, souligne la dimension environnementale du conflit militaire russo-ukrainien.  

En comparaison avec la destruction humaine et matérielle causée par l’invasion russe en Ukraine, l’impact écologique de la guerre reste encore relativement ignoré. Pourtant, comme l’explique Elena Chafranova, avocate écologiste à Kryvyï Rih, 7e plus grande ville du pays, située au centre-sud de l’Ukraine, l’environnement est une des cibles des attaques russes et sera un enjeu important de la reconstruction. Son organisation « Stop à l’empoisonnement de Kryvyï Rih » lutte de longue date pour créer un environnement plus sain dans sa région, mais la proximité du front militaire cause de nouvelles catastrophes. En septembre, des missiles russes ont visé un dépôt de carburant et les installations hydrauliques de la ville, causant d’importants dégâts.

Le Courrier d’Europe centrale : Pouvez-vous nous en dire plus sur vous-même et votre organisation ?

Elena Chafranova : L’organisation « Stop à l’empoisonnement de Kryvyï Rih » est en fait une coalition de 18 organisations non-gouvernementales (ONG) qui se sont unies pour défendre le droit à un environnement sûr et propre. La coalition s’est formalisée en 2018 en s’enregistrant comme association. L’objectif statutaire de la coalition est d’améliorer la situation environnementale dans la région. Pour ma part, je coordonne les activités de l’organisation et, en même temps, j’apporte un soutien juridique en qualité d’avocate.

Nous adoptons une approche écosystémique dans tous les domaines du développement socio-économique de l’Ukraine afin de garantir le droit constitutionnel de chaque citoyen à un environnement propre et sûr, d’introduire une gestion environnementale équilibrée et de conserver et restaurer les écosystèmes naturels. Notre organisation assure une expertise sur la protection de l’environnement, tente de renforcer la société civile et promeut une meilleure politique environnementale.

En Ukraine et à l’étranger, tout le monde parle bien sûr des terribles conséquences de la guerre pour les civils et les soldats, mais il y a aussi de graves conséquences environnementales. Pouvez-vous détailler lesquelles ?

En effet, la guerre a des impacts négatifs sur l’environnement : elle pollue les mers et les cours d’eau, l’air et la terre, affectant les animaux comme les humains. On parle par exemple, du grand fleuve d’Ukraine, le Dnipro, de la mer d’Azov et la mer Noire. Les bombardements empoisonnent les sols et les terres agricoles lors des impacts, le largage et les explosions de missiles polluent l’air, sans parler de tout ce qui brûle, que ce soit le matériel militaire, les bâtiments ou les forêts. Dans cette guerre, les raffineries et dépôts de pétrole ont souvent été touchés, provoquant de graves incendies. Et bien entendu, la guerre produit son lot de déchets, sous forme de matériel militaire et de gravats. Finalement, il ne faut pas oublier que les risques de contamination radioactive venant de l’occupation de la centrale nucléaire de Zaporijjia par l’armée russe restent assez élevés. Ce serait une catastrophe si elle était gravement touchée.

L’armée russe a bombardé des infrastructures dans toute l’Ukraine, y compris l’usine de traitement des eaux de Kryvyï Rih, le 14 septembre. Pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé ?

Ce jour-là, notre équipe, ma famille et moi étions tous en ville. J’étais justement dans la rue près de ma maison avec ma fille cadette au moment des explosions. Nous avons entendu et ressenti ces explosions, certains de mes collègues les ont même vues, car cette structure hydraulique est située dans la ville. En tout, les Russes ont lancé huit missiles.

Immédiatement après les explosions, le niveau de l’eau dans la rivière Inhoulets a commencé à monter rapidement et, le lendemain matin, il atteignait les bâtiments résidentiels. Les habitants des maisons ont perdu l’accès à l’eau potable, mais l’approvisionnement a été rétabli en soirée. En tout, 280 bâtiments résidentiels ont été inondés.

Heureusement, les autorités locales ont réagi et le niveau de l’eau est revenu à la normale en une journée. Mais la couleur de la rivière a viré au rouge. Puis, les deux jours suivants, l’armée russe a lancé deux autres attaques de missiles sur la structure hydraulique.

Bien sûr, nous avions tous peur, car nous comprenions que s’ils atteignaient leur objectif, une vague de 12 mètres déferlerait sur une partie de la ville, démolissant tout sur son passage et dont les conséquences seraient imprévisibles pour les gens, leur vie et l’environnement. Il s’agit d’un nouvel acte terroriste de l’État terroriste – la Russie.

À la suite des bombardements, il y a eu une inondation et la rivière Inhoulets est devenue rouge. La rivière a-t-elle été empoisonnée ? Y a-t-il une raison de s’inquiéter pour le système écologique de la rivière ?

Le troisième jour après le bombardement, notre équipe a prélevé des échantillons d’eau à différents endroits afin d’étudier le niveau de pollution et le danger éventuel pour l’environnement. Il s’est avéré qu’il n’y a aucun danger pour la flore et la faune de la rivière.

Selon la classification, l’eau de tous les échantillons que nous avons récoltés appartient aux catégories 2 et 3 : bonne et médiocre. Au total, il existe sept catégories, l’eau étant considérée comme dangereuse à partir de la 5e catégorie. Ainsi, l’eau d’Inhoulets peut être qualifiée de relativement sûre.

La teneur en oxygène dissous de l’eau a également été vérifiée. La saturation dans tous les échantillons était supérieure à 90 %. Cela signifie qu’il n’y a pas de manque d’oxygène chez les poissons et la végétation de la rivière. Par conséquent, la faune et la flore de la rivière ne mourront pas à cause du rougissement de l’eau.

Ce qui a le plus inquiété les habitants, c’est la couleur. Elle est manifestement causée par des particules de limon et d’hématite qui se déposent au fond. Et la couleur de la rivière finira par revenir à la normale. Comme nous ne sommes pas en mesure d’analyser l’eau pour les indicateurs sanitaires et épidémiologiques, nous ne pouvons pas évaluer pleinement si l’eau est vraiment sûre.

Il n’y a aucune raison de paniquer au sujet du rougissement de l’eau. Mais cela nous rappelle que les bombardements et la destruction du barrage ont des conséquences sur l’environnement. Autant que pour ses autres crimes, la Russie doit être tenue responsable de sa tentative de créer une catastrophe humanitaire en laissant une grande ville sans approvisionnement en eau, en causant la perte d’eau du stockage et en tentant de créer une catastrophe écologique.

Le front sud n’est pas loin de votre ville, Kryvyï Rih. Quels impacts environnementaux avez-vous constatés dans votre région et dans les régions voisines du fait des activités militaires ?

Nous avons vu comment le dépôt de pétrole de la ville de Kryvyï Rih a été détruit le 6 septembre et comment la structure hydraulique a été attaquée une semaine plus tard. Nous n’avons pas accès aux zones de combat au sud de la ville, donc nous ne pouvons pas observer directement les conséquences des actions militaires sur l’environnement. Et, bien sûr, c’est dangereux. Mais nous savons quel est le genre de conséquences que ces combats entraînent, comme je l’ai énuméré plus tôt.

La question du redressement de l’Ukraine après la guerre fait déjà l’objet de discussions. Y a-t-il une discussion sur l’élimination des conséquences environnementales ?

L’Ukraine discute activement de la question de la reconstruction après la guerre, y compris l’élimination des dégâts environnementaux. Notre équipe de « Stop à l’empoisonnement de Kryvyï Rih » participe activement à l’élaboration de réglementations qui permettraient de déterminer les dommages et de calculer les pénalités pour les dommages environnementaux. Nous participons aux divers groupes de travail à différents niveaux de l’État qui ont été créés pour élaborer le concept de reconstruction de l’Ukraine après la guerre.

Et en temps de guerre, la préoccupation pour les questions environnementales n’a pas changé. Au contraire, elle a été exacerbée car, aux yeux des Ukrainiens.

Ne craignez-vous pas que les gens ne se soucient plus de l’environnement, ni maintenant ni après la guerre ?

Ces dernières années le mouvement écologique est devenu l’un des mouvements les plus puissants en Ukraine et il a réussi à faire du thème de la protection de l’environnement l’un des plus pressants. Notre organisation a également apporté sa contribution à la popularisation des sujets écologiques. L’urgence de la question était clairement reflétée dans les récentes élections locales, où chacun des candidats s’est vu poussé de proposer des mesures environnementales dans son programme politique. En outre, les sondages montrent que, pour les résidents locaux, la résolution des problèmes environnementaux figure parmi les cinq sujets les plus importants. Et en temps de guerre, la préoccupation pour les questions environnementales n’a pas changé. Au contraire, elle a été exacerbée car, aux yeux des Ukrainiens, la dégradation de l’environnement fait partie des terribles crimes de l’agresseur russe. 

Les problèmes écologiques ne sont pas arrivés avec la guerre, mais étaient déjà bien palpables avant la guerre à Kryvyï Rih. Qu’est-ce qui touchait le plus la région ?

Kryvyï Rih est l’un des plus grands centres industriels d’Ukraine. Il abrite l’une des plus grandes entreprises industrielles du pays, la compagnie métallurgique Arcelor Mittal Kryvyï Rih, ou encore les entreprises minières du groupe Metinvest Holding. En tout, la ville compte 87 grandes entreprises de diverses branches industrielles. La plupart de ces entreprises ont été construites à l’époque soviétique avec des technologies aujourd’hui dépassées, et cela pèse lourd sur l’environnement de la région. Par conséquent, Kryvyï Rih est probablement la ville où vous pouvez étudier tous les types de pollution. Le problème le plus urgent dont s’occupe « Stop à l’empoisonnement de Kryvyï Rih » est la pollution atmosphérique. Le principal pollueur qui émet 80% des émissions de matières toxiques dans la ville est Arcelor Mittal.

Avant la guerre, nous avons effectué des contrôles de la qualité de l’air et engagé des procédures pénales contre les pollueurs. En parallèle, nous avons mené des campagnes d’éducation, bâti un réseau national « Stop à l’empoisonnement de l’Ukraine », effectué des analyses de la législation et participé au processus décisionnel en matière d’environnement à différents niveaux. Je considère que notre principale réalisation est la participation à l’élaboration de la stratégie nationale en matière de sécurité environnementale.

Quelles perspectives voyez-vous pour le développement environnemental de l’Ukraine après la guerre dans votre région et dans l’ensemble du pays, étant donné que l’industrie lourde joue toujours un rôle de premier plan dans l’économie ukrainienne ?

En tant que candidate à l’Union européenne, l’Ukraine doit remplir un certain nombre d’obligations, dont l’une consiste à implémenter les réglementations internationales, notamment celles relatives à la protection de l’environnement et des droits environnementaux, et à aligner la législation ukrainienne sur les normes et standards européens. Selon nous, cela devrait être la clé pour assurer un équilibre harmonieux entre le développement de l’industrie et la protection de l’environnement. Nous avons donc certains espoirs quant à l’amélioration de l’environnement dans notre région. En outre, la législation nationale contient déjà des normes imposant l’utilisation des meilleures technologies disponibles lors de la reconstruction de l’industrie ou de sa restauration.

Propos rapportés par Adrien Beauduin

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Adrien Beauduin

Correspondant basé à Prague

Journaliste indépendant et doctorant en politique tchèque et polonaise à l'Université d'Europe centrale (Budapest/Vienne) et au Centre français de recherche en sciences sociales (Prague). Par le passé, il a étudié les sciences politiques et les affaires européennes à la School of Slavonic and East European Studies (Londres), à l'Université Charles (Prague) et au Collège d'Europe (Varsovie).