Cyril Hovorun : « L’idéologie du ‘monde russe’ sous-tend la guerre en Ukraine »

Le conflit qui fait rage en Ukraine depuis 2014, et qui a redoublé en intensité depuis l’invasion russe, se déroule sur une ligne de fracture confessionnelle. L’archimandrite Cyril Hovorun, prêtre et théologien orthodoxe, revient sur les enjeux confessionnels dans la guerre qui oppose Russie et Ukraine. Propos recueillis par Gwendal Piégais.

L’archimandrite Cyril Hovorun est professeur d’ecclésiologie, de relations internationales et d’œcuménisme à l’University College Stockholm (Enskilda Högskolan Stockholm).Il est diplômé de l’Académie de théologie de Kiev et de l’Université nationale d’Athènes. Il est notamment l’auteur du livre Political Orthodoxies: The Unorthodoxies of the Church Coerced (Minneapolis: Fortress, 2018). 

Pour nos lecteurs qui connaissent moins bien l’Ukraine, pouvez-vous présenter la carte confessionnelle de l’Ukraine ?

La carte confessionnelle en Ukraine est diverse, et nous considérons cette diversité comme une caractéristique forte de la société ukrainienne. En général, les Ukrainiens sont très religieux, à peu près comme les Polonais. Mais contrairement à la Pologne, la plupart des Ukrainiens appartiennent aux églises orthodoxes. Il existe également d’importantes minorités catholiques, protestantes, musulmanes et juives. Elles entretiennent une excellente coopération dans le cadre du Conseil panukrainien des églises et des organisations religieuses.

En revanche, la coopération entre les chrétiens orthodoxes n’est pas optimale. Depuis la création de l’État ukrainien moderne en 1991, la communauté orthodoxe reste divisée. Au départ, il y avait trois grands groupes : l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou, le Patriarcat autoproclamé de Kiev et l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne. Grâce à l’intervention du Patriarcat œcuménique en 2018, les trois groupes ont été ramenés à deux. Il y a toujours le Patriarcat de Moscou, et parallèlement à cela, une Église orthodoxe ukrainienne autocéphale (c’est-à-dire indépendante) reconnue par Constantinople.

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Quelles étaient les positions des différentes Églises sur le conflit qui fait rage en Ukraine depuis 2014 ? Ce conflit avait-il également une dimension religieuse ?

La guerre qui s’intensifie actuellement, a commencé en 2014, avec l’annexion de la Crimée et l’intrusion russe dans le Donbass. La plupart des églises et organisations religieuses ukrainiennes l’ont condamnée. Le patriarcat de Moscou en Ukraine s’est montré quelque peu hésitant à cet égard. Son chef, le métropolite Onufriy, ne s’est ouvertement prononcé contre l’agression russe qu’en février 2014 et février 2022, lorsque les deux guerres ont commencé.

Qu’est-ce que l’autocéphalie de l’Église ukrainienne a changé à cette carte en 2018-2019 ?

Je pense que l’octroi du Tomos d’autocéphalie par le Patriarcat œcuménique de Constantinople a changé beaucoup de choses dans le paysage religieux ukrainien et a considérablement amélioré la situation. Le schisme entre les orthodoxes qui existait depuis 1992, a été guéri. Nombreux sont ceux qui, au sein du Patriarcat de Moscou, ont refusé de reconnaître ce fait, mais c’est surtout à cause de l’influence de la propagande russe, qui souhaitait en fait que le schisme se poursuive ou que l’union se fasse à son profit.

Aujourd’hui, quelle est la position des différentes églises orthodoxes sur l’invasion russe en Ukraine ?

Aujourd’hui, leur position est plus ou moins unanime – elles condamnent la guerre de la Russie contre l’Ukraine et appellent à la paix. Sur ce point, l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou est ouvertement en désaccord avec la position officielle de l’Église orthodoxe russe. Un gouffre se creuse entre les deux.

On peut également signaler que le dimanche 27 février, le patriarche Kirill, le chef de l’Église orthodoxe russe avait qualifié ceux qui luttent contre l’unité historique de l’Ukraine et de la Russie de « forces du mal, » apportant ainsi un soutien moral à l’invasion de l’Ukraine par les armées russes.

Sur le terrain en Ukraine, à Kiev et dans les différentes villes, quel rôle le clergé a-t-il joué depuis le début de l’invasion ?

Le clergé de toutes les églises ukrainiennes essaie d’aider les personnes qui souffrent autant qu’il le peut. Ils fournissent une aide humanitaire, des soins pastoraux, etc. À l’heure actuelle, ils font probablement le maximum de ce que les organisations caritatives confessionnelles établies peuvent faire. Si des personnes à l’étranger veulent aider les civils qui souffrent en Ukraine, j’insiste pour que l’aide passe par ces prêtres et ces communautés.

Pensez-vous que ce conflit va redéfinir les affiliations confessionnelles et même l’organisation des Eglises orthodoxes en Europe centrale et orientale ?

J’en suis assez sûr. Cependant, je ne vois pas encore clairement comment le paysage religieux en Ukraine va changer. Il est trop tôt pour le deviner.

Dans un récent entretien, vous avez parlé de l’importance pour la théologie orthodoxe de réévaluer et de critiquer la notion de « monde russe ». Pouvez-vous expliquer l’histoire et le rôle structurant de cette notion dans l’histoire de l’orthodoxie ? Quelles critiques faites-vous de cette notion ?

L’idéologie du « monde russe » (Russkiy mir) a été façonnée par l’Église orthodoxe russe et sous-tend la guerre en Ukraine. Cette idéologie, conçue en réaction à la perte du contrôle russe sur l’Ukraine et la Biélorussie après la chute de l’Union soviétique, cherche à affirmer une unité spirituelle et culturelle des peuples descendant de la Rus de Kiev, mais sous la direction de la Russie.

Tout comme les anciennes « théologies totalitaires », le « monde russe » rejette le libéralisme, sape l’idée des droits de l’homme et promeut plutôt les soi-disant « valeurs traditionnelles ».

Il s’agit d’une sorte d’idéologie exclusiviste et nationaliste, où l’on vénère et absolutise non pas une nation, mais une civilisation entière. Dans ce cas, il s’agit de la soi-disant « civilisation russe ». Cette idéologie relève de la définition du « tribalisme », ou dans la terminologie orthodoxe, du phylétisme, qui a été condamné au concile de Constantinople en 1872. Par phylétisme on entend la subordination de la foi orthodoxe aux identités ethniques. J’espère que l’idéologie du « monde russe » sera condamnée de la même manière.

Quels liens établissez-vous entre cette idéologie du monde russe et les théologies politiques totalitaires ?

En effet, je crois que l’idéologie du « monde russe » n’est pas une simple idéologie nationaliste de plus. Elle comporte des éléments qui la rapprochent de ce que j’appelle les « théologies totalitaires » qui ont fleuri dans les années 1930. Sur la base de ces théologies, des groupes importants des églises catholique, protestante et même orthodoxe ont soutenu les régimes d’Hitler, de Mussolini et de leurs alliés en Europe centrale et du Sud.

Tout comme les anciennes « théologies totalitaires », le « monde russe » rejette le libéralisme, sape l’idée des droits de l’homme et promeut plutôt les soi-disant « valeurs traditionnelles ». Je pense que, tout comme les « théologies totalitaires » de l’entre-deux-guerres ont été dénazifiées, leurs versions modernes, telles que le « monde russe », devraient être dépoutinisées. J’utilise ce mot non pas dans le sens où Poutine aurait inventé ces théologies, mais parce qu’il les a utilisées pour mener la guerre.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Gwendal Piégais

Docteur en histoire

Université de Bretagne occidentale, spécialisé en histoire militaire, Première Guerre mondiale, Europe Centrale, Russie impériale et soviétique