Avortement en Pologne : une double victoire pour le PiS

En finissant par réussir à supprimer presque complètement les possibilités d’IVG légales et donc « visibles » en Pologne, le PiS n’honore pas seulement une ancienne promesse faite à certains évêques catholiques, il apporte la preuve de sa domination politique et de sa capacité à transformer le pays, à tout le moins dans le droit.

Déjà coincés dans le « jour sans fin » de la pandémie de Covid-19, certains d’entre nous ont pu voir cette impression renforcée ces derniers jours par les nouvelles concernant la « quasi-interdiction de l’avortement » en Pologne et les manifestations qui l’ont accueillie. N’avions-nous pas déjà lu ou entendu cela à l’automne dernier ? Les plus attentifs relèveront que le regain d’attention est lié à l’entrée en vigueur de l’interdiction, comme si le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) n’était pas déjà auparavant largement symbolique en Pologne et inaccessible dans la pratique.

Rétablissons en effet quelques faits

Rétablissons en effet quelques faits. Permise de façon assez ouverte à l’époque communiste, l’IVG est, depuis une loi de 1993, par principe illégale en Pologne, sauf dans trois cas de figure : « lorsque la grossesse constitue une menace pour la vie ou la santé de la mère », s’il existe « des soupçons justifiés que la grossesse résulte d’un acte illégal » (viol, inceste) et enfin, si est démontrée une « probabilité élevée que le fœtus soit atteint d’une malformation grave et irréversible ou d’une maladie incurable et mortelle ».

C’est cette dernière exception que la « Cour constitutionnelle » a supprimé dans son fameux « arrêt » du 22 octobre dernier, au motif qu’en « légalisant des pratiques eugéniques à l’encontre d’enfants non encore nés, cette disposition leur refuse le respect et la protection de la dignité humaine » et serait par conséquent contraire à la Constitution polonaise.

Les termes de « Cour constitutionnelle » et d’« arrêt » doivent être mis entre guillemets car la légalité et la légitimité de cette institution sont très incertaines depuis fin 2015. Dans les semaines suivant sa victoire aux élections législatives de la même année, le parti national-conservateur Droit et justice (PiS) avait voté plusieurs lois et nominations lui assurant le contrôle de la juridiction. Ainsi, de l’avis de la Commission européenne et d’autres organes respectés comme la Commission de Venise pour la démocratie par le droit, « l’indépendance et la légitimité de la Cour constitutionnelle ont été gravement mises en péril et, par conséquent, la constitutionnalité des lois polonaises ne peut plus être effectivement garantie. Les décisions rendues par la Cour dans ces circonstances ne peuvent plus être considérées comme fournissant un contrôle constitutionnel effectif. »[1]Commission européenne, Proposition de décision du Conseil relative à la constatation d’un risque clair de violation grave, par la République de Pologne, de l’état de droit, Bruxelles, 20 décembre 2017, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52017PC0835

Dès le mois d’octobre, de nombreux médecins avaient commencé, par peur de poursuites, à déprogrammer des avortements.

Pour autant, la question de la légalité et de la légitimité de la Cour constitutionnelle et de ses décisions a en réalité peu de signification concrète car les autorités de poursuite (police, procureurs) et une proportion croissante des juges sont, par l’effet d’autres réformes mises en œuvre depuis plus de cinq ans, aux mains du gouvernement. Autrement dit, si les médecins, seuls habilités par la loi à pratiquer l’avortement, exécutaient une telle opération sur la base de l’exception récemment supprimée par la « Cour », ils risqueraient fort d’être reconnus coupables « d’avoir causé la mort d’un enfant conçu » et donc d’être condamnés à une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement, quels que soient leurs doutes sur l’état du droit applicable.

Ainsi, dans les faits, la date « officielle » de l’entrée en vigueur de la décision de la « Cour » n’avait aucune incidence sur l’accès des femmes à un IVG légal et c’est pourquoi, dès le mois d’octobre, de nombreux médecins avaient commencé, par peur de poursuites, à déprogrammer des avortements fondés sur l’exception de malformation du fœtus.

Leurs craintes et leurs doutes sur l’état du droit applicable étaient en outre aggravés par l’incertitude liée à la question de la publication au Journal officiel de la décision de la « Cour ». Selon la réponse adressée en décembre à la Fédération d’associations féministes Federa par le ministère de la Santé, l’entrée en vigueur de l’« arrêt » était en effet conditionnée à sa publication au Journal officiel, finalement intervenue ce 27 janvier. Toutefois, dans une décision d’avril 2016, l’Assemblée générale de la Cour suprême avait affirmé une règle contraire et quatre mois plus tard, la Cour administrative suprême avait appliqué une décision de la « Cour constitutionnelle » encore non publiée.[2]Commission de Venise, Opinion 860/2016 sur la loi relative à la Cour constitutionnelle en Pologne, Venise, 14 octobre 2016, https://www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL-AD%282016%29026-e Compte tenu de la condamnation non dissimulée de l’avortement par le ministre de la Justice et procureur général Zbigniew Ziobro, on peut comprendre que dans le doute, les médecins n’aient pas voulu jouer aux héros et s’exposer à des poursuites pénales, d’autant qu’en Pologne, des militants « pro-vie » dénoncent avec zèle les hôpitaux pratiquant l’IVG.

Que change en définitive cet imbroglio juridique à la possibilité effective pour des femmes en Pologne à recourir à l’IVG de façon légale et sûre ?

À vrai dire, pas grand-chose. Depuis plusieurs années, le nombre d’avortements légaux exécutés dans le pays est stable et tourne autour de 1 000 par an, dont la quasi-totalité repose sur l’exception de malformation du fœtus. Sous cet angle, il n’est pas excessif de parler de quasi-délégalisation de l’avortement en Pologne.

Toutefois, suivant une méthodologie, certes contestable, et consistant à calquer à la Pologne le ratio nombre d’opérations / population observé dans les pays où l’IVG est relativement simple d’accès, l’ONG Federa[3]The Federation for Women and Family Planning https://en.federa.org.pl/ évalue entre 100 000 et 150 000 le nombre d’interruptions de grossesse réellement pratiquées par les Polonaises, soit par voie médicamenteuse, soit au cours d’un séjour à l’étranger, soit sur place dans la clandestinité et dans des conditions parfois dangereuses. Les IVG légales ne représenteraient donc aujourd’hui pas plus de 1 % du total, et il est probable que le durcissement de la législation conduise pour partie à une augmentation du nombre de naissances non désirées et potentiellement non viables, et pour partie à un recours plus fort à ces méthodes « alternatives » d’interruption de grossesse.

Sans sous-estimer les drames personnels qui se cachent derrière ces statistiques, on constate malgré tout que le débat sur l’avortement en Pologne et la manière dont il est présenté, aussi bien dans ce pays qu’à l’étranger, est essentiellement symbolique. De fait, même le précédent cadre légal était notoirement bafoué : dans un jugement retentissant rendu en 2007, la Cour européenne des droits de l’homme avait condamné l’État polonais pour n’avoir pas mis en place les procédures permettant d’avoir réellement accès à l’IVG lorsque les conditions légales étaient réunies.

« Les procédures en place doivent être conçues pour que ces décisions [d’interruption de grossesse] soient prises en temps et en heure, afin de prévenir ou limiter le préjudice qui pourrait découler pour la santé de la femme d’un avortement tardif. Des procédures prévoyant le contrôle a posteriori de décisions relatives à la possibilité d’avorter légalement ne sauraient remplir un tel rôle. La Cour estime que l’absence de procédures préventives de ce type en droit interne peut passer pour constituer un manquement de l’État aux obligations positives qui lui incombent au titre de l’article 8 de la Convention », avaient alors estimé les juges de Strasbourg (arrêt Tysiąc c. Pologne, 20 mars 2007).

Il n’existe actuellement dans le pays aucune force politique susceptible de changer l’état du droit et des pratiques dans le sens d’un plus grand libéralisme.

Plus de dix ans plus tard, comme le note Federa, non seulement la situation ne s’est pas améliorée, mais elle a même empiré, notamment dans des régions réputées très conservatrices où, par peur de l’ostracisme ou par sincère conviction, aucun médecin ou établissement n’accepte de pratiquer l’IVG, se réfugiant derrière la « clause de conscience ».

C’est qu’en dépit des manifestations observées à l’automne et, à une échelle bien plus faible, la semaine dernière, deux faits s’imposent à toute analyse sérieuse et dépassionnée de la question de l’avortement en Pologne. Le premier est qu’il n’existe actuellement dans le pays aucune force politique susceptible de changer l’état du droit et des pratiques dans le sens d’un plus grand libéralisme.

Même lorsqu’il était au pouvoir de 2007 à 2015, le parti libéral-conservateur Plateforme civique (PO), désormais à la tête de l’opposition au gouvernement, n’avait ni tenté de réviser la loi de 1993, ni veillé davantage à son application effective. Encore en 2018, les juristes de la Fondation Helsinski pour les droits de l’Homme constataient que plus de dix ans après l’arrêt Tysiąc et d’autres jugements condamnant explicitement la Pologne en matière d’accès à l’IVG, les problèmes mis en lumière par la Cour de Strasbourg demeuraient non résolus. [4]Helsińska Fundacja Praw Człowieka, Wyrok w Strasburgu to nie koniec! Raport na tamat wykonywania wyroków Europejskiego Trybunału Praw Człowieka, Varsovie, novembre 2018, https://www.hfhr.pl/wp-content/uploads/2018/11/Wykonywanie-wyrok%C3%B3w-ETPC-2018-FIN.pdf

Le second fait est qu’il n’existe pas non plus aujourd’hui de majorité dans la population polonaise pour réouvrir la boîte de Pandore du « compromis » de 1993 conclu alors entre des responsables politiques laïques et d’autres sous l’influence du clergé. Si les sondages indiquent ainsi que la plupart des interrogés, dont de nombreux électeurs du PiS, désapprouvent la décision de la « Cour constitutionnelle » de durcir la législation, ils ne souhaitent pas pour autant la libéralisation réclamée par les manifestants, qui sont pour l’essentiel des jeunes de moins de 30 ans. Il est donc improbable que ces derniers parviennent à attirer vers eux un public plus large pour réunir une masse critique capable de contraindre le régime à faire marche arrière.

L’impuissance des partis d’opposition et des manifestants à lui résister efficacement témoigne d’une faiblesse qui explique sans doute en partie pourquoi les grands rassemblements de l’automne se sont depuis réduits comme peau de chagrin.

Une double victoire pour le PiS

L’absence de conséquence concrète des derniers événements sur l’accès des femmes à l’IVG en Pologne ne signifie pas néanmoins qu’ils sont dénués de toute importance. Au contraire, au-delà du sujet de l’avortement, on peut y voir une double victoire pour le PiS.

La première, de nature symbolique, est sa revanche sur l’un des rares reculs qu’il avait dû concéder en cinq ans d’exercice du pouvoir : l’abandon d’une initiative législative citoyenne déposée en 2016 par des organisations fondamentalistes qui exigeaient la délégalisation complète de l’avortement et la pénalisation des femmes qui y auraient recours. Bien que le PiS n’était pas à l’origine du texte et n’y était pas unanimement favorable, il avait peu apprécié de devoir céder à la levée de boucliers, ou plutôt de parapluies noirs, lors de la « grève des femmes ».

La seconde, politique, est bien plus inquiétante pour l’avenir du pays. En finissant par réussir, après plusieurs échecs, à supprimer presque complètement les possibilités d’IVG légales et donc « visibles » en Pologne, le PiS n’honore pas seulement une ancienne promesse faite à certains évêques catholiques en échange de leur soutien électoral. Auprès de ses partisans comme de ses détracteurs, mais surtout aux yeux de ses turbulents partenaires de coalition, il apporte la preuve de sa domination politique et de sa capacité à transformer le pays, à tout le moins dans le droit.

Par contraste, l’impuissance des partis d’opposition et des manifestants à lui résister efficacement témoigne d’une faiblesse qui explique sans doute en partie pourquoi les grands rassemblements de l’automne se sont depuis réduits comme peau de chagrin. Davantage porteurs de colère que d’un espoir de changement, ils se sont assez naturellement évaporés.

A priori à l’abri de tout test électoral jusqu’en 2023, le PiS vient donc de remporter une épreuve de force qui peut l’encourager à aller encore plus loin dans sa politique de concentration du pouvoir dans les mains du parti-État central, notamment au travers de la renationalisation des médias et de la réduction de l’autonomie des collectivités territoriales.

Même si les chances du régime de se réconcilier avec la jeunesse sont minces, on aurait tort d’y voir à long terme une cause mécanique de perte du pouvoir. Le découragement lié à l’absence de perspective de changement positif dans le pays pourrait très bien entretemps favoriser l’émigration. D’ailleurs, selon un sondage réalisé en novembre 2020 par Ipsos (certes pour OKO.press, un site très hostile au gouvernement actuel), « près de 40 % des Polonais préféreraient vivre à l’étranger s’ils en avaient le choix ou la possibilité », et le chiffre atteint 64 % chez les moins de 30 ans – ceux-là mêmes qui sont aujourd’hui surreprésentés parmi les manifestants [5]Michał Danielewski, « Sondaż, który szokuje: 64 proc. młodych „wolałoby żyć i pracować w innym kraju niż Polska” », OKO.press, 9 décembre 2020.. Cette échappatoire de l’étranger l’est déjà depuis longtemps pour les candidates à l’IVG.

Notes

Notes
1 Commission européenne, Proposition de décision du Conseil relative à la constatation d’un risque clair de violation grave, par la République de Pologne, de l’état de droit, Bruxelles, 20 décembre 2017, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52017PC0835
2 Commission de Venise, Opinion 860/2016 sur la loi relative à la Cour constitutionnelle en Pologne, Venise, 14 octobre 2016, https://www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL-AD%282016%29026-e
3 The Federation for Women and Family Planning https://en.federa.org.pl/
4 Helsińska Fundacja Praw Człowieka, Wyrok w Strasburgu to nie koniec! Raport na tamat wykonywania wyroków Europejskiego Trybunału Praw Człowieka, Varsovie, novembre 2018, https://www.hfhr.pl/wp-content/uploads/2018/11/Wykonywanie-wyrok%C3%B3w-ETPC-2018-FIN.pdf
5 Michał Danielewski, « Sondaż, który szokuje: 64 proc. młodych „wolałoby żyć i pracować w innym kraju niż Polska” », OKO.press, 9 décembre 2020.
Romain Su

Journaliste

Correspondant en Pologne pour Courrier international, Le Soir de Belgique, Le Courrier d’Europe centrale et plusieurs revues professionnelles.