Au Bélarus, une guerre qui ne dit pas son nom

Presque un an après sa réélection contestée, Alexandre Loukachenko intensifie la répression. Selon les observateurs et l’opposition, l’autocrate se prépare à une véritable « guerre » contre ses opposants.

Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.

Plutôt que d’admettre sa défaite à l’élection présidentielle de 2020, Alexandre Loukachenko a intensifié la répression contre les opposants au régime et prépare désormais le Bélarus à une forme de guerre interne. Il contrôle personnellement la préparation au combat dans certaines régions et appelle à la distribution d’armes à chaque famille. Les postes clés sont désormais occupés exclusivement par les siloviki, les membres des structures “de force” (défense, services de sécurité, etc.) 

Un calme apparent dans les rues de Minsk

En ces jours d’été, Minsk offre le même visage qu’il y a un an : des bus jaunes circulent avec ponctualité dans des avenues propres et larges, des familles se promènent dans les parcs de la ville. À première vue, la capitale bélarusse mène une vie calme, et les informations sur les prisonniers politiques, la répression et la torture dans les prisons ne sont rien d’autre que des fake news.

Cependant, derrière cette apparente quiétude se dissimule une tension palpable. Chaque jour, dans tout le pays, des Bélarusses en désaccord avec les autorités participent à des dizaines de « rassemblements partisans », peignent les murs avec des slogans anti-Loukachenko. Au même moment, des policiers et des militaires arpentent les rues. La présence de la police est particulièrement visible dans les nouvelles « zones de ghetto ». C’est ainsi que certains habitants de Minsk ont baptisé cinquante quartiers de la ville que les autorités considèrent comme « soumis à l’influence de citoyens destructeurs », et où les patrouilles ont été renforcées.

Le principal objectif de ces patrouilles n’est pas seulement de maintenir l’ordre, mais plutôt de rechercher les personnes arborant des T-shirts avec des slogans hostiles au régime et parfois simplement des « vêtements de couleur radicale ». Au printemps, une femme a été arrêtée à Minsk pour avoir porté des chaussettes blanches avec une bande rouge, évoquant le drapeau national biélorusse blanc-rouge-blanc arboré lors des manifestations. Une autre personne a été appréhendée à Minsk en juin pour avoir exposé sur son balcon la boîte en carton d’une télévision, où figurait une bande rouge sur fond blanc. Toutes deux ont été condamnées à 15 jours d’incarcération.

« J’ai révisé ma garde-robe afin de ne pas me faire attraper pour de ‘mauvais’ vêtements. J’ai peur de porter une robe blanche cet été », confie ainsi au Courrier Tatsiana, une habitante de Minsk.

Comme beaucoup de Bélarusses, plusieurs de ses amis ont quitté le pays par peur des persécutions. Certains ont déjà passé du temps en prison pour avoir participé aux manifestations. Plus de 500 personnes purgent actuellement une peine de prison pour avoir pris part à des manifestations contre le régime. Beaucoup tentent actuellement de partir en raison d’une nouvelle vague de répression. D’après le Département lituanien des migrations, plus de 16 000 Bélarusses ont reçu des visas à long terme au cours des neuf derniers mois, dont près de 3 500 pour des raisons humanitaires impliquant des persécutions politiques.

« La vie au Bélarus ressemble de plus en plus à celle d’un camp de concentration », poursuit Tatsiana. « Mais il n’est même pas nécessaire d’employer de fils barbelés – le camp de concentration, c’est désormais notre pays tout entier ».

Un état d’urgence déjà en vigueur

À partir d’août 2020, après l’élection présidentielle, les manifestations les plus massives de l’histoire moderne du pays ont commencé au Bélarus. Depuis lors, la population vit dans un état d’urgence non déclaré. L’instauration de l’état d’urgence ou de la loi martiale entraînerait la nécessité de notifier à l’ONU la restriction temporaire des droits des citoyens et de prendre des mesures spéciales concernant les étrangers.

Désormais, au Bélarus, pratiquement tous les événements de masse sont interdits s’ils ne sont pas organisés par les autorités. Des poursuites pénales sont engagées en cas d’appel à la grève. En raison de la menace de nouvelles manifestations, les autorités bélarusses ont même annulé les élections locales, qui devaient avoir lieu fin 2021. Elles ont été reportées à 2023, et le mandat des députés locaux a donc été prolongé.

« Les élections n’ont plus pour but d’assurer l’unité du peuple. Elles servent de plus en plus souvent un objectif contraire, celui de séparer la société et l’État », a défendu le 21 mai le chef de la Commission électorale centrale, Lidziya Yarmoshyna, lors d’une conférence internationale de l’État de l’Union du Bélarus et de la Russie.

La majorité des ONG sont poussées à cesser leurs activités dans tout le Bélarus. Loukachenko a annoncé une nouvelle loi sur les partis politiques et sur leur réenregistrement obligatoire. En temps normal, les associations, partis politiques ou organisations associatives au Bélarus doivent faire l’objet d’un enregistrement légal auprès des autorités. Mais par cette loi, l’existence officielle de plusieurs structures déjà légalement enregistrées sont remises en question. Par le passé, les partis d’opposition étaient liquidés sous prétexte qu’ils n’avaient pas dûment accompli ce réenregistrement.

Une censure stricte a également été introduite dans les médias de masse au Bélarus. Des médias bélarusses de premier plan, tels que TUT.BY et Nasha Niva, ont été fermés, et leurs rédacteurs et journalistes ont été placés en détention. Les médias étrangers ont interdiction de travailler au Bélarus. Des perquisitions ont eu lieu dans les rédactions des médias régionaux, de sorte qu’ils ne peuvent plus techniquement fonctionner et publier des informations, en raison des confiscations de matériel.

Les autorités ont utilisé les mesures prescrites dans la loi « sur l’état d’urgence » sans aucune introduction formelle ni légale, nous explique l’expert militaire Yahor Lebiadok. « Cela attirerait trop l’attention si l’état d’urgence était officiellement mis en place. Tout le monde comprendrait que quelque chose ne va pas dans le pays. Même pour les personnes qui regardent encore la télévision d’État et qui du coup vivent vraiment sur mars… ».

« Les autorités ont utilisé les mesures prescrites dans la loi « sur l’état d’urgence » sans aucune introduction formelle ni légale. Cela attirerait trop l’attention si l’état d’urgence était officiellement mis en place. Tout le monde comprendrait que quelque chose ne va pas dans le pays. Même pour les personnes qui regardent encore la télévision d’État et qui du coup vivent vraiment sur mars… ».

« Cela aurait un retentissement encore plus grand sur la scène mondiale. C’est pourquoi les autorités ont facilité les choses – elles utilisent la loi sans la déclarer », précise Lebiadok. Un autre attribut important de l’état d’urgence est l’abolition de la liberté de circulation. Cette mesure est en vigueur dans tout le Bélarus depuis décembre 2020, date à laquelle les autorités ont complètement fermé les frontières terrestres sous prétexte de lutter contre le coronavirus. Désormais, on ne peut se rendre à l’étranger en train en passant par la Russie, ou par l’aéroport de Minsk. Une option risquée. Le 29 juin par exemple, lors de son enregistrement pour un vol à destination de Tbilissi, Tatsiana Kuzina, experte dans le domaine de la société civile, a été arrêtée à l’aéroport de Minsk.

Par conséquent, de plus en plus de Bélarusses fuient illégalement le pays en empruntant des chemins forestiers vers la Lituanie, la Pologne et l’Ukraine. C’est ce qu’a fait Ivan Kaspiarovich, 43 ans, originaire de la ville de Lida. Il était administrateur de groupes sur les réseaux sociaux, où étaient publiées les données personnelles de responsables de la sécurité impliqués dans la répression. Après plusieurs arrestations et des poursuites pénales à son encontre, Ivan a rassemblé ses affaires et traversé illégalement la frontière bélarusso-ukrainienne. Il se trouve maintenant en Pologne, non loin de Białystok.

« Dans le camp, nous sommes nombreux à avoir fui la Biélorussie. Tout récemment, deux personnes sont arrivées – elles ont traversé à la nage et de nuit la rivière Bug, qui sépare le Bélarus et la Pologne, et se sont rendues aux gardes-frontières polonais. Certains ont creusé des tunnels à la frontière, d’autres ont escaladé la clôture », témoigne Ivan pour le Courrier.

Une rhétorique militaire qui pourrait se concrétiser

Récemment, Alexandre Loukachenko a parlé ouvertement de l’introduction de la loi martiale au Bélarus. Il suggère d’apprendre aux étudiants à manier les armes à feu et même de distribuer des armes à toutes les familles. « Les chefs des comités exécutifs de district et de région doivent également apprendre à se battre », a ainsi déclaré Loukachenko lors d’une visite dans la ville de Chklow, dans l’Est du pays, le 16 juin.

En outre, il répète inlassablement le mantra selon lequel « l’Occident collectif » (« kollektivnyj Zapad », expression utilisée par Loukachenko pour désigner les pays occidentaux ligués contre le Bélarus, ndlr) mène une guerre contre son pays. Loukachenko compare volontiers les sanctions européennes et américaines à l’attaque de l’Allemagne nazie contre l’URSS en 1941.

« Je pense que Loukachenko croit que c’est le meilleur récit pour mobiliser ses partisans, pour justifier la répression maximale. Selon lui, il ne s’agit pas de manifestations au Bélarus, mais d’une tentative de s’emparer du pays et de le détruire. Une guerre hybride serait menée contre nous. C’est un cadre de légitimation commode pour tout ce qu’il veut faire », explique au Courrier l’observateur politique Artyom Shraibman, actuellement basé à Kiev.

En tenue militaire, Alexandre Loukachenko se rend régulièrement dans les régions et demande aux gouverneurs locaux de se tenir prêts à  une mobilisation rapide des troupes militaires de la réserve, contre de potentielles manifestations. Établie sur la conscription, l’armée bélarusse dispose d’environ 65 000 hommes dans l’armée d’active, et de plus de 300 000 hommes dans la réserve. 

Récemment, Alexandre Loukachenko a parlé ouvertement de l’introduction de la loi martiale au Bélarus. Il suggère d’apprendre aux étudiants à manier les armes à feu et même de distribuer des armes à toutes les familles.

« Maintenant, il y a une préparation en vue d’une mobilisation des troupes de la réserve. Mais le régime rencontre là un véritable problème. Au contraire de l’armée d’active (le contingent maintenu en permanence sous les drapeaux), il n’y a pas autant de personnes dans les régions qui seraient à la fois loyales envers Loukachenko et physiquement fortes pour disperser les manifestations et protéger le régime », estime Yahor Lebiadok.

Toutefois, Artyom Shraibman note que la rhétorique du régime a tendance à se traduire dans des mesures concrètes. Lorsque l’ensemble du système étatique est préparé à la loi martiale, il devient plus facile de prendre la décision de déclarer une guerre. « Je n’exclus pas que dans une telle atmosphère nerveuse, un avion letton ou lituanien qui pénétreraient accidentellement dans l’espace aérien bélarusse serait non seulement escorté jusqu’à la frontière, mais pourrait aussi être abattu », s’inquiète Artyom Shraibman. Un tel niveau de tension prépare mécaniquement des réactions nerveuses. Nous pouvons le constater même dans des actions aussi proactives que le transfert de migrants ».

Loukachenko a menacé l’Occident d’infliger des “dommages irréparables” lors de son discours au parlement le 26 mai. Il ne nie pas non plus son implication dans la crise des migrants à la frontière bélarusso-lituanienne. « Nous avons arrêté la drogue et les migrants – maintenant c’est à vous de recevoir tout cela et de l’attraper vous-même », a-t-il déclaré en réponse à l’imposition de sanctions contre le Bélarus, lors d’un discours prononcé le 22 juin à Brest.

Un mois seulement après ce discours, trois fois plus de migrants en provenance du territoire bélarusse ont été arrêtés en Lituanie que durant les cinq mois de 2021. Ils seraient plus de 1 500 à avoir atteint les pays voisins. Selon Yahor Lebiadok, nous assistons à la création d’une tension humanitaire à travers les flux organisés de migrants. « Un attribut de tout État est le contrôle de ses frontières. Loukachenko pense qu’en laissant passer les migrants, il montre sa force et menace l’Occident. Alors que, paradoxalement, un État fort garde ses frontières fermées ». Un tel renversement montre, en creux, dans quel état de faiblesse se sent Loukachenko. 

Le pouvoir des siloviki mine la longévité du régime

Depuis août 2020, les siloviki – les membres des structures et ministères de force (défense, services de sécurité, etc.) – jouent un rôle de plus en plus important au Bélarus. Craignant une conspiration, Loukachenko a élargi les pouvoirs du Conseil de sécurité national, un organe dépendant du président bélarusse, dont les pouvoirs ont été élargis au printemps 2021. Il a également publié un décret au cas où il serait amené à décéder de mort violente. En contradiction avec la Constitution, ce n’est plus le Premier ministre qui deviendrait le chef du pays, mais la personne pour laquelle les membres du Conseil de sécurité voteraient.

« Nous pouvons dire que Loukachenko est devenu dépendant des siloviki », remarque Shraibman. « S’il veut réduire leur rôle et ramener le système à l’équilibre précédent, il devra réduire le niveau de répression. Et maintenant, cela signifie à ses yeux un risque de déstabilisation politique – de nouvelles protestations. Il est donc pris au piège ».

En effet, ce sont les représentants des forces de l’ordre qui sont devenus récemment les plus visibles et les plus actifs dans l’arène politique au Bélarus. Les siloviki tiennent un rôle de premier plan dans l’atterrissage forcé d’un avion de Ryanair, les répressions massives contre la société civile, tout comme dans les opérations à grande échelle contre les médias et les organisations non gouvernementales. Le KGB bélarusse a nommé ces coups d’éclats des « opérations de ratissage des citoyens radicalisés ». Depuis le 8 juillet, des perquisitions dans les bureaux des médias indépendants et des organisations publiques sont menées quotidiennement dans tout le Bélarus. Des journalistes et des rédacteurs en chef sont arrêtés dans le cadre d’une affaire pénale qualifiée « d’acte de terrorisme ».

« Malheureusement, on assiste aujourd’hui à une destruction totale des médias indépendants. Et cela va continuer », s’inquiète Barys Haretski, vice-président de l’Association bélarusse des journalistes.

Aujourd’hui, Loukachenko essaie de mettre au pas toute forme d’opposition. Et il considère toute activité incontrôlée comme une menace pour son propre pouvoir. Cependant, l’impunité pour les actions des siloviki et le renforcement des répressions détruiront le régime de Loukachenko, estime Yahor Lebiadok, expert militaire. 

Pour Lebiadok, « la solution standard pour les régimes autoritaires est de ‘serrer la vis’ au maximum. Il n’y a pas d’autre issue. Mais tenter de contrôler de plus en plus de personnes ne fera qu’augmenter le nombre de mécontents – la masse critique nécessaire aux transformations du pays gagnera en importance ».

Anton Trafimovich

Journaliste indépendant au Bélarus.