À la frontière russo-ukrainienne, la rue de l’amitié des peuples est désormais un mur

Les habitants de Milove et Tchertkovo ont toujours vécu entre l’Ukraine et la Russie. Mais depuis 2014 et le conflit dans le Donbass, une barrière a été érigée entre les deux villes voisines.

Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.

Depuis son installation à l’époque soviétique, le panneau rouillé indique toujours la même rue de l’amitié des peuples. Pour ceux qui ont grandi en URSS, ce nom sonne familier. Les trois kilomètres d’asphalte, bordés de maisons d’un étage et battus par le vent, unifiaient deux municipalités : d’un côté le village ukrainien de Milove, de l’autre la ville russe de Tchertkovo. Mais depuis la chute de l’Union soviétique il y a trente ans, elle sépare désormais les deux pays qui ne faisaient qu’un. 

La rue des vides-greniers

« Personne n’aurait pensé que cette rue deviendrait un jour une frontière, » se souvient Elena Grekova, originaire de Milove. Malgré l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, puis le conflit avec les insurgés séparatistes soutenus par le Kremlin à peine à 120 kilomètres au Sud, les habitants ont continué à parcourir la rue et à traverser la frontière via deux postes-frontières encore ouverts. À mesure que le conflit baissait en intensité, la division entre les deux pays se faisait paradoxalement de plus en plus tangible à Milove et Tchertkovo. En septembre 2018, les gardes-frontières russes y ont érigé un grillage de trois mètres de haut.

Derrière des grilles et des barbelés, les gardes-frontières ukrainiens font face au panneau soviétique indiquant le début de la région russe de Rostov. © Clara Marchaud.

De l’autre côté, un drapeau russe surplombe désormais toute la ville, érigé sur l’élévateur à grains bleu pâle, le plus haut bâtiment des environs. En bas, la politique ou l’idéologie ne sont pourtant pas la préoccupation des habitants. Sasha passe ainsi souvent dans sa vieille voiture sur la route nouvellement asphaltée. « Nos enfants vont encore à l’école en marchant dans la boue, mais ici, ils ont installé un trottoir tout neuf : pour qui ? Plus personne ne passe ici, » se moque le quarantenaire en laissant apparaître ses dents en or.

Oleh Savtchenko, le maire, a bien conscience de la situation particulière de sa ville et de ses 4.500 administrés. La cour de la mairie, où il nous accueille, borde la rue frontalière. « À une époque, on se pressait ici pour les vides-greniers réputés dans toute la région, c’était vivant » se rappelle-t-il avec nostalgie. Au bout de l’allée, la gare routière, côté ukrainien, et la gare ferroviaire, côté russe, se font face. En cet après-midi d’automne, seuls une poignée de passants fait ses courses dans les magasins encore ouverts. 

« On était le centre du monde »

L’horloge de la gare de Tchertkovo, ancien centre névralgique des deux municipalités, se laisse apercevoir de l’autre côté de la grande palissade. Une heure de plus : l’heure de Moscou. Peu de voyageurs s’y arrêtent aujourd’hui. À l’époque soviétique, cette gare faisait la jonction entre le Caucase, l’Ukraine et le Nord de la Russie. Moscou, Vladikavkaz, Kiev, Sotchi, Saint-Pétersbourg : toutes les dix minutes, des trains partaient pour l’autre bout du pays. « Milove était le centre du monde, » résume Oleh.

Le panneau indique en russe la rue de l’amitié des peuples, en face du poste-frontière. © Clara Marchaud.

Durant ce qu’on nous décrit comme l’âge d’or des années 1970-1980, un énorme marché attiraient des clients de la région sur cette place aujourd’hui déserte. « Comme disent les personnes âgées, ici, on ne se rendait même pas compte qu’on vivait sous le communisme, » raconte-t-il, faisant référence aux produits de consommation accessible à Milove, qui nécessitaient de faire la queue dans le reste de l’Union soviétique. Les habitants travaillaient, étudiaient, faisaient leurs courses de part et d’autre de la frontière. 

L’édile se souvient encore des rubans coupés avec ses homologues russes lors de l’inauguration du pont piéton enjambant les rails, où les locaux passaient d’un pays à l’autre en quelques minutes, avec une simple carte d’identité. L’élue russe à la tête du raïon de Tchertkovo, est une ukrainienne de Milove, s’amuse-t-il. 

Le pont a été fermé en mars 2020, au début de la pandémie. Les liens officiels, eux, ont été rompus, même si Oleh avoue en aparté envoyer des messages de temps en temps à son ancienne collègue. L’interconnexion qui faisait la richesse du village est aujourd’hui un casse-tête. Beaucoup vivaient du commerce ou de la petite contrebande à la frontière, et doivent se résoudre à partir pour trouver du travail ailleurs.

Familles séparées

Mais au-delà de la fermeture des commerces, des lignes de transports et des usines, c’est de la rupture des liens familiaux dont souffrent le plus les habitants. « L’amour ne connaît pas de frontière, des familles ont été fondées des deux côtés, » décrit Oleh Savtchenko. Son épouse est russe, et depuis la mort de son père elle ne possède plus de famille proche à Tcherkovo. « Elle ne peut même pas aller fleurir sa tombe car, les règles sont très strictes avec le coronavirus. Il faut un grand-parent, un parent ou un enfant là-bas pour avoir le droit d’entrer en Russie, » se désole l’élu, pour qui l’épidémie n’est qu’un prétexte.

« Tchertkovo faisait partie de notre quotidien. J’allais à l’école là-bas, mes enfants y sont nés car il y avait une maternité. »

« Tchertkovo faisait partie de notre quotidien, » se souvient Iryna Lek, enseignante à l’école maternelle de Milove, rencontrée dans une rue du village. Beaucoup de services publics étaient ainsi fournis dans la ville russe d’environ 11.000 habitants. « J’allais à l’école là-bas, mes enfants y sont nés car il y avait une maternité, » raconte la cinquantenaire, en se baladant avec sa petite-fille. « Au début, on y allait pour qu’elle puisse parler à sa copine à travers le fil barbelé, mais ce n’est pas une solution durable. Elles ont arrêté de se voir. »

Si les familles locales sont divisées, la petite ville et son poste frontalier deviennent un moyen pour les résidents du Donbass séparatiste de maintenir tant bien que mal les liens familiaux. En mars 2020, Kiev a fermé les points de passage sur la ligne de front en même temps que ses frontières extérieures pour lutter contre la propagation du coronavirus. Les séparatistes lui ont emboîté le pas, sans jamais les rouvrir totalement, officiellement pour la même raison. Le nombre de passages mensuel moyen a chuté de 1,1 million en 2019 à 64.000 de janvier à septembre 2021. Presque autant passent aujourd’hui par Milove chaque mois.

Une vue de Milove depuis le toit de l’hôtel de ville. Le drapeau ukrainien a été installé pour les trente ans de l’indépendance ukrainienne en 2021. © Clara Marchaud

Oleh Savtchenko espère que ce nouveau flux de visiteurs développera le village. Au milieu du village, son ami Sergueï a sorti de l’abandon le mythique café « Ukraina », cantine réputée, à un jet de pierre de la gare. À cause du conflit, l’entrepreneur a quitté Louhansk, comme 1,5 millions de personnes déplacés internes. « Ça fait maintenant sept ans que je suis venu pour deux semaines, » sourit-il. Le lieu ouvert en mai 2021 sera, espère-t-il, un point de rencontre dans la ville. La situation économique pousse pourtant la population active à partir, laissant sur place une majorité de retraités. 

“Ils aimeraient vivre là-bas”

La plupart sont nostalgiques du siècle d’or soviétique de la ville et regardent plutôt vers l’Est, estime Oleh. À Milove, la bataille des mémoires se lit jusque sur les palissades des maisons. Selon le pavillon, la rue parallèle à celle de l’amitié des peuples porte le nom tantôt de Lénine, tantôt « de la paix », dénomination donnée après la mise en place des lois de décommunisation en 2015. « Dans leur tête, ils sont encore en URSS, ils aimeraient vivre là bas, » raconte Oleh en montrant la Russie. Membre du parti pro-russe, la « Plateforme d’opposition-Pour la vie, » il se dit compréhensif de cette position et laisse chacun mettre le panneau de son choix, même s’il précise qu’il défend une Ukraine indépendante. En 2013 lors de Maïdan, il avait ainsi démissionné du Parti des Régions de Viktor Ianoukovitch, démis par les révolutionnaires.

« Dans leur tête, ils sont encore en URSS, ils aimeraient vivre là bas, en Russie. »

La télévision est pour beaucoup dans l’opinion de ses administrés. Beaucoup regardent ainsi des chaînes russes, la télévision ukrainienne n’étant accessible qu’en installant le câble. « On sait parfaitement que Vladimir Poutine a fait telle ou telle déclaration, qu’il y a eu telle rencontre ministérielle à Moscou, mais ce qui se passe en Ukraine… » s’agace Sergueï. 

Les relations entre deux pays voisins n’ont jamais été aussi tendues. Comme en avril, Moscou masse ses troupes, près de 100.000 hommes, près de la frontière ukrainienne : un moyen de pression pour obtenir des garanties que l’Ukraine ne devienne pas membre de l’OTAN, selon les observateurs. 

En 2014, Milove a subi des bombardements à deux reprises. « Bizarrement, les gens sont allés se réfugier à la gare, » remarque Oleh, qui n’exclut pas une attaque russe et se dit prêt à défendre son pays. « Ils savaient que personne n’aurait tiré dans leur direction, de l’Ukraine vers la Russie, » dit-il en montrant la gare, à l’est, par la fenêtre du café.

Clara Marchaud

Journaliste indépendante multimédia basée à Kiev.