À Kharkiv, la destruction d’un marché marque la fin d’une époque

Après les années 1990, l’immense marché de Barabashovo a permis à des dizaines de milliers de Kharkiviens de sortir de la pauvreté en commerçant avec la Russie. En mars, il a été détruit par des tirs russes.

Christian Djouboué-Poumelet marche d’un pas lent, ignorant les sirènes anxiogènes qui hurlent. Autour de lui, le sol est couvert de débris et de bouts de tôles dont le bruit brise un silence pesant. Seules des carcasses métalliques calcinées rappellent les échoppes du marché Barabashovo de Kharkiv, un des plus grands d’Europe, à seulement une trentaine de kilomètres de la frontière russe. De temps en temps, des bombardements retentissent au loin, et parfois semblent se rapprocher. « C’est sortant », commente Christian d’une voix calme, sans tressaillements face au ballet de tirs qui se répondent. Ce congolais de 56 ans flâne comme un homme qui n’a plus rien à perdre. Cela fait vingt ans qu’il travaille à « Baraban », aujourd’hui « tout a été détruit ».

Survivre après l’URSS

Christian est arrivé le 4 septembre 1987 comme étudiant à Kharkov, comme il l’appelle en russe, langue qu’il parle aujourd’hui couramment. L’URSS proposait ainsi de nombreux échanges universitaires à des étudiants asiatiques et africains, qui souvent sont restés après l’indépendance de l’Ukraine. Christian était venu étudier à l’université polytechnique, mais n’est jamais reparti à cause de la guerre dans son pays dans les années 1990. Faute de travail, il commence à vendre des chaussettes au marché et ne quittera plus l’Ukraine.

Christian Djouboué-Poumelet, ukrainien d’origine congolaise, dans les rues de Kharkiv. © Clara Marchaud

D’un bazar de quartier improvisé en 1996, « Baraban » est devenue la plus grosse plateforme de commerce en Europe orientale. Le mythique marché de Kharkiv a pris le nom de la station de métro Nikolaï Barabashov, un astronome soviétique. Le dédale de boutiques et de conteneurs s’étalait sur une centaine d’hectares, dans un chaos organisé où l’on achetait de tout, de l’aiguille au tracteur. Selon un des propriétaires du marché, plus de 100 000 personnes d’une trentaine de nationalités travaillaient à Barabashovo à son âge d’or, avant 2014, sans compter les emplois indirects. Le marché a permis à de nombreux ouvriers ayant perdu leur travail dans la crise des années 1990 de survivre.

Le marché a permis à de nombreux ouvriers ayant perdu leur travail dans la crise des années 1990 de survivre.

Mais depuis le 24 février et le début de l’offensive russe, il n’y a plus âme qui vive. Il faut descendre dans le métro pour trouver des gens. Là où les rames se sont arrêtées, les habitants ont créé des appartements de fortune, tendant des draps pour créer un semblant d’intimité. Christian n’a pu prendre que deux pantalons et un pull quand il est venu se réfugier dans le métro. Avant la guerre, le commerçant était en train de déménager et vivait chez un proche. « Heureusement que le métro reste ouvert, on nous apporte à manger, un peu d’aide », raconte-t-il sobrement. Les traits tirés, le regard sage, il porte un pull « Friends » qui conviendrait plus à un jeune ado qu’à un quinquagénaire. Ce sont des volontaires qui lui ont apporté. Christian, qui a perdu son portable dans la confusion du début de la guerre, espère rentrer au Congo.

Le 17 mars, de nombreux tirs d’artillerie ont provoqué un immense incendie dans le marché. Olha, qui y travaille depuis six ans, l’a vu de sa fenêtre. « C’était l’horreur, tant de gens avaient mis toutes leurs vies dans cet endroit et en une journée tout est parti en fumée », raconte-t-elle aujourd’hui dans une des allées du marché plutôt préservée. Si elle a pu sauver ses stocks de sous-vêtements, une de ses amies a perdu pour 30 000 euros de marchandise. « Si c’était à elle, ça irait encore, mais elle l’avait à crédit, personne n’effacera sa dette », se désole la commerçante qui n’a pas voulu donner son nom de famille. « On sentait que la guerre allait venir, mais jamais on aurait pensé que les Russes tireraient sur les infrastructures civiles. »

Marché de Barabashovo à Kharkiv. © Clara Marchaud.

Depuis huit ans et le début de la guerre dans le Donbass, la deuxième ville d’Ukraine vivait avec la menace russe. Après l’annexion de la Crimée en mars 2014, un groupe d’aspirants séparatistes a tenté en vain d’établir une République populaire de Kharkiv avant d’être arrêté. Entre 2014 et 2015, la ville a connu des violences, des tirs et des explosions, qui ont fait des victimes des deux côtés de l’échiquier politique, poussant les 1,5 million d’habitants à délaisser le politique, à se dire « pro-Kharkiv » plus que « pro-russe » ou « pro-ukrainien ». Les puissantes élites locales faisaient de même, rapporte la politologue Ioulia Bidenko.

« Je ne cacherai pas qu’avant la guerre, Kharkiv était fidèle à la Fédération de Russie (…) Mais aujourd’hui, les habitants de Kharkiv ont pris un virage à 180 degrés. »

Mais au début de la guerre, à quelques exceptions près, les politiques locaux se sont rangés du côté de Kiev. « La radicalisation [contre la Russie] qui a lieu dans l’Est de l’Ukraine n’est en aucun cas plus faible que dans l’Ouest du pays », a récemment déclaré le maire Ihor Terekhov à des médias ukrainiens, depuis son bunker, caché dans l’une des stations de métro de la ville. « Je ne cacherai pas qu’avant la guerre, Kharkiv était fidèle à la Fédération de Russie (…) Mais aujourd’hui, les habitants de Kharkiv ont pris un virage à 180 degrés ».  

Marché périclitant depuis 2014

Depuis 2014 progressivement, les échanges culturels et scientifiques intensifs, la coopération économique et politique en direction de la Russie se sont arrêtés avec le conflit. Les contrats russes des usines kharkiviennes n’ont pas été renouvelés, accentuant un peu plus le processus de désindustrialisation. Barabashovo a d’autant plus souffert que ce marché vivait surtout du commerce de gros avec son voisin et avec le Donbass. « Il périclitait déjà, avant 2014, la moitié de Koursk, Belgorod et Voronej venait ici », se rappelle Olha. Les mêmes villes depuis lesquelles les Russes ont lancé leur offensive en février. Il y a dix ans, 200 000 clients, grossistes et particuliers venaient du Donbass voisin ou de Russie pour commercer et faire des achats. Jusqu’à février, Barabashovo faisait vivre 60 000 personnes qui servaient 70 000 visiteurs par jour en moyenne, un peu plus le week-end.

Dans une des rares boutiques qui est restée entière, en face du métro, Olha installe à nouveau ses soutiens gorges colorés en dentelle. « On s’est dit qu’on sera mieux ensemble », explique-t-elle en rangeant nerveusement des cintres. Ils sont environ une cinquantaine à avoir repris le travail. Dès avril, l’un des propriétaires avait assuré que le marché reprenait du service partiellement, même si l’activité économique était minime.

Vendeur palestinien sur le marché de Barabashovo. © Clara Marchaud.

« Nous exhortons les entrepreneurs à aller travailler », a déclaré Serhiy Zaïtsev, le porte-parole d’un des plus importants propriétaires du marché. « Cela n’aidera pas de manière significative la situation financière du marché, mais il y a un facteur psychologique. Barabashovo doit montrer à Kharkiv que le travail reprend malgré les bombardements. Si les gens reviennent au travail, si les affaires reprennent, ce sera un signe que l’économie n’est pas morte. » Après deux mois de combats intenses, l’armée ukrainienne a repoussé les Russes jusqu’à la frontière le 15 mai, quelques jours après le reportage à Kharkiv du Courrier d’Europe centrale. Mais les bombardements continuent dans la partie nord de la ville. 

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris.

 

 

Clara Marchaud

Journaliste indépendante multimédia basée à Kiev.