Jusqu’à peu, l’Ukraine restait le dernier chemin de sortie abordable pour les militants souhaitant fuir un Bélarus devenu prison à ciel ouvert. La mort brutale du militant Vitaly Chichov, fondateur d’une ONG bélarusse, laisse sous le choc une communauté d’exilés apeurée.
Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.
(Kiev, Correspondance) – Même à 600 kilomètres de Minsk, le régime du dirigeant autoritaire bélarusse Alexandre Loukachenko terrorise encore Alena. « D’un côté, je peux enfin respirer, mais de l’autre, cette peur… est toujours là. Rien que de répondre à vos questions, je la sens », souffle-t-elle depuis son appartement en banlieue de Kiev. C’est là que cette trentenaire bélarusse, dont le prénom a été changé pour des raisons de sécurité, a trouvé refuge il y a à peine un mois, avec son fils de huit ans.
Comme des dizaines de milliers de Bélarusses, la jeune femme a quitté le pays à la suite de l’élection présidentielle contestée d’août 2020. Après des manifestations monstres, les services de sécurité du dirigeant – au pouvoir depuis 1994 – arrêtent, emprisonnent, voire torturent les opposants, journalistes ou simples critiques. Selon la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme au Bélarus, 35 000 personnes auraient été détenues arbitrairement au cours de l’année écoulée.
Pour éviter le même sort, le mari d’Alena, un chanteur et militant connu s’enfuit en mars vers Kiev, après l’interruption d’un de ses concerts illégaux. Les 70 personnes dans le public et tous les musiciens sont arrêtés. Le chanteur et réalisateur est relâché après 15 jours de détention. « D’une certaine manière, cette décision a été prise à notre place, même si nous sommes partis volontairement », regrette la jeune femme qui l’a rejoint en juin. L’Ukraine, mais aussi la Pologne et la Lituanie accueillent la plupart des Bélarusses qui ont quitté le pays depuis l’an dernier, dont une grande partie est issue de l’opposition politique à Alexandre Loukachenko.
« Le Belarus était comme une prison »
Pour Alena, le déclic est venu fin mai. « J’ai compris que c’était notre dernière chance de partir. Qu’après ils allaient tout fermer », raconte-t-elle. Une nouvelle vague d’arrestations prive le Bélarus de centaines de journalistes indépendants et défenseurs des droits humains. Mais surtout, le 23 mai, Minsk détourne un avion reliant Athènes à Vilnius pour arrêter Roman Protassevitch, journaliste de 26 ans et sa compagne Sofia Sapéga.
Dans la foulée de ce détournement inédit, l’Ukraine puis l’Union européenne ferment leurs espaces aériens au Bélarus, privant les opposants d’une des dernières portes de sortie. Minsk avait déjà limité les déplacements par les frontières terrestres depuis décembre 2020, au nom de la lutte contre le coronavirus. Les ressortissants bélarusses ne pouvaient ainsi sortir du pays qu’une fois tous les six mois, en possession d’un permis de travail ou justifiant d’études à l’étranger. De fait, la voie aérienne était la plus accessible, sans justificatif nécessaire. Après les sanctions de l’UE, l’Ukraine devient une route de choix pour les exilés, car ils peuvent y entrer en passant par la Russie, pays avec lequel le Bélarus n’effectue aucun contrôle douanier.
La proximité linguistique, géographique et culturelle de l’Ukraine attire les Bélarusses, qui parfois ont déjà de la famille sur place. S’il n’existe pas de statistiques sur le nombre de Bélarusses dans le pays, les associations ont constaté une forte augmentation des arrivées après la fermeture du transport aérien. « Les gens se sont rendu compte que si c’est difficile maintenant, ça sera pire plus tard », rapporte Palina Brodik, qui dirige le Belarus Free Center, une des plus grosses ONG d’aide aux Bélarusses en Ukraine. D’août 2020 à janvier 2021 seulement, plus de 150 000 ressortissants seraient entrés dans le pays, en grande majorité légalement, grâce à des invitations issues d’universités, d’entreprises, d’ONG ou même d’instituts de santé. Mais combien ont demandé un titre de séjour ou même l’asile en Ukraine ? Combien sont partis vers la Pologne et la Lituanie ? Sans statistiques publiques, difficile à dire. « Les gens ne demandent l’asile que s’ils sont rentrés illégalement, mais quasiment personne ne passe par cette procédure, car pendant plusieurs mois, les requérants ne peuvent pas travailler et n’ont pas de papiers. La plupart des Bélarusses demandent donc un titre de séjour », note l’activiste.
D’août 2020 à janvier 2021 seulement, plus de 150 000 ressortissants seraient entrés dans le pays, en grande majorité légalement, grâce à des invitations issues d’universités, d’entreprises, d’ONG ou même d’instituts de santé.
Alena, elle, choisit de passer par la Russie, en prétendant devoir suivre un traitement médical en Ukraine. « Soudain, il y a eu un flot de Bélarusses qui devaient se soigner en Ukraine », ironise-t-elle. A la mi-juin, la voiture pleine « jusqu’à ras bord », avec son fils et une connaissance, Alena conduit alors plusieurs heures jusqu’à la frontière ukrainienne. « Le Belarus était comme une prison. Une fois arrivée, j’avais la sensation que je m’étais échappée, que j’étais enfin libre ». Si Alena a quitté « la prison », le Bélarus ne l’a pas quittée. Chaque arrestation rapportée par la presse l’amène aux bords des larmes. « On a l’impression de vivre dans des réalités parallèles », souffle-t-elle. La mort brutale du militant bélarusse Vitaly Chichov, retrouvé pendu dans un parc de Kiev mardi 3 août, pour laquelle le parquet criminel de Kiev a ouvert une enquête pour meurtre, ne fait que renforcer un sentiment d’insécurité encore diffus, malgré son exil. « Nous ne sommes en sécurité nulle part […] L’âme souffre pour chaque compatriote innocemment frappé… »
Vague de solidarité : « ces évènements ont été un traumatisme national, ça touche tout le monde. »
Alena fait partie de la dernière vague de départs. Le 2 juillet, Alexandre Loukachenko a annoncé lors d’un discours la fermeture complète de la frontière avec l’Ukraine. Une décision inattendue, justifiée par le dirigeant par le fait qu’un « grand nombre d’armes » sont importées illégalement par la frontière. Le dirigeant a également ajouté que les services spéciaux soupçonnent « des cellules terroristes dormantes de vouloir changer le gouvernement par la force », financées par les États-Unis, l’Ukraine, la Pologne et la Lituanie. En juin, il avait déjà instauré une autorisation de sortie pour les citoyens bélarusses. « Maintenant, le seul moyen de sortir est de passer par la Russie, mais ce n’est pas une destination sûre pour les personnes persécutées », s’indigne Palina Brodik, rappelant que Moscou et Minsk collaborent. « En Russie, j’avais peur que les gardes-frontières ne nous laissent pas sortir et nous renvoient au Bélarus, car on entend régulièrement des histoires de personnes ainsi refoulées », abonde Alena.
Face aux flots des arrivées, la diaspora bélarusse s’organise en Ukraine. Ainsi, l’association de Palina Brodik, Free Belarus Center, vient en aide depuis septembre 2020 aux nouveaux arrivants, fournissant un soutien juridique, psychologique, matériel et administratif, et même des hébergements d’urgence. « Au début, les gens pensaient qu’ils allaient rester deux semaines, mais petit à petit, ils comprennent que ça va être plus long. C’est particulièrement difficile pour ceux qui ont pris la décision de partir en une journée, voire une heure », rappelle Palina. Au moins 700 personnes ont pris un rendez-vous dans le centre depuis son ouverture. Des centaines d’autres ont bénéficié de simples conseils par téléphone ou par message. Plusieurs associations, financées par la diaspora en Allemagne ou en France par exemple, opèrent ainsi en Ukraine. Mais cette vague de solidarité, parfois faite de bouts de ficelles, vient aussi de particuliers.
Dans le Sud de Kiev, la porte du trois-pièces de Nasta Bazar semble toujours ouverte, tant les personnes y défilent. De son vrai nom Anastasia Khomich-Bazar, cette trentenaire joviale aux cheveux bleu azur est une activiste féministe et se bat depuis des années à Minsk pour les droits de l’enfant et des minorités sexuelles. Avec sa compagne et ses enfants, elle a rejoint Kiev au début de l’année.
Dans son salon décoré de fanions colorés, un chat noir joue sur le canapé. Au sol, deux hamsters tournent dans leur cage. « On a pu les ramener aussi », sourit Nasta. « Tout le monde a l’impression que c’est très compliqué de partir, de déménager, d’envoyer des affaires, mais en réalité, il faut surtout avoir les bonnes informations », souligne-t-elle, en raccrochant son téléphone, après un des multiples appels qu’elle reçoit durant notre interview. Nasta aide comme elle peut toutes les personnes qui viennent à elle – plus d’une centaine depuis son arrivée. Parfois en donnant simplement quelques conseils avisés, d’autres en fournissant un lit ou un bout de canapé. « On a tout de suite décidé de chercher un appartement avec une chambre en plus, parce qu’on savait qu’on trouverait toujours quelqu’un pour la remplir », se souvient-elle. Pendant quelques mois, une volontaire du Centre des droits de l’homme Viasna y a ainsi trouvé refuge. Aujourd’hui, c’est un jeune couple et leur fils qui l’occupent. « Ils sont arrivés à la gare tôt ce matin et voulaient trouver un appartement dès aujourd’hui, mais c’est impossible. Donc je leur ai dit de venir ici pour le moment ».
Choc culturel
Au-delà des difficultés à l’arrivée, c’est surtout la bureaucratie ukrainienne, corrompue et complexe, qui décourage les Bélarusses et les pousse parfois à repartir, rapportent les ONG. Si la Pologne et la Lituanie délivrent des visas humanitaires de six mois, l’Ukraine, elle, n’a d’abord pas mis en place de procédures spécifiques. Flairant l’opportunité économique, Kiev a seulement instauré des mesures préférentielles pour les travailleurs du secteur des nouvelles technologies, avec des procédures facilitées et des allègements d’impôts. Sous la pression des ONG, les autorités ont fini par concéder en décembre à tous les Bélarusses une autorisation de rester sur le territoire 180 jours au lieu de 90 jusque-là. Mais naviguer dans une administration et une société où il faut parfois acheter des invitations à prix d’or pour pouvoir rester sur le territoire, reste un choc culturel. « Pour ces gens, c’est compliqué de s’imaginer comment vivre en dehors de la loi, car les Bélarusses ont l’habitude de la suivre à la lettre », analyse Palina.
Flairant l’opportunité économique, Kiev a seulement instauré des mesures préférentielles pour les travailleurs du secteur des nouvelles technologies, avec des procédures facilitées et des allègements d’impôts.
Par ailleurs, malgré les liens diplomatiques officiellement rompus et des sanctions réciproques, Kiev et Minsk continuent de collaborer, notamment à travers leurs puissantes agences de renseignement, héritage du KGB soviétique. En juillet, Oleksiy Bolenkov, un militant anarchiste bélarusse a été placé sous le coup d’une mesure d’expulsion par les autorités ukrainiennes. Malgré le fait qu’aucune poursuite judiciaire ne soit engagée contre lui, l’activiste est accusé d’avoir attaqué des vétérans et des figures d’extrême-droite. Si l’intéressé n’a finalement pas été renvoyé car il a fait appel de la décision, les ONG y voient la main de Minsk.
En 2021, seize citoyens bélarusses ont par ailleurs été renvoyés soit vers un pays tiers, soit vers le Bélarus, selon les statistiques de l’agence gouvernementale chargée des migrations. Malgré nos relances, celle-ci n’a pas répondu à nos demandes d’interviews. Avec l’intensification de la répression de l’autre côté de la frontière, des organisations et des rédactions de médias entières arrivent aujourd’hui par groupe, parfois d’une cinquantaine de personnes, mais rien n’est organisé par Kiev pour les prendre en charge, ni les intégrer dans la société, selon les ONG. L’Ukraine devient par conséquent plus un pays de transit plus qu’un pays d’accueil. « C’est dommage car l’Ukraine connaît une émigration énorme et ne se rend pas compte que cette immigration pourrait être bénéfique pour le pays », regrette Palina Brodik. « La machine répressive touche tout le monde, et tous les métiers sont représentés dans cette vague d’immigration ».
« Pour le moment, on essaye de s’intégrer, d’en faire une expérience de vie intéressante », estime de son côté Alena, positive. Le jeune femme perd son sourire quand nous posons la douloureuse question du retour. Il semble si lointain, qu’elle ne préfère même pas y penser.
Chronologie
Mai 2020 – Premières manifestations et premières arrestations de candidats d’opposition à l’élection présidentielle.
9 août 2020 – Alexandre Loukachenko reçoit plus de 80% des voix à l’élection. L’opposition dénonce un scrutin falsifié.
Décembre 2020 – Le Bélarus ferme ses frontières terrestres, officiellement pour lutter contre la pandémie.
23 mai 2021 – Minsk détourne un avion pour arrêter Roman Protassevitch, journaliste et fondateur du média Nexta.
Juin 2021 – L’Union Européenne instaure des restrictions aériennes. Les compagnies bélarusses ne peuvent plus survoler, ni atterrir en Europe. Les compagnies européennes suspendent leurs liaisons avec le Bélarus.
2 juillet 2021 – Le Bélarus ferme sa frontière terrestre avec l’Ukraine, invoquant des contrebandes d’armes.