« Une chambre dans le VIIIe » : une fable de la marginalité criminalisée à Budapest

Les multiples scènes qui se jouent dans ce reportage se déroulent dans les rues et les cours de Józsefváros, le nom propre mais pas moins commun du huitième arrondissement de Budapest.

Ce vaste secteur politico-administratif comprend des quartiers huppés de l’hypercentre (Palotanegyed), des zones résidentielles à l’aspect provincial (Tisztviselőtelep, Százados úti telep), ainsi qu’une large bande intermédiaire à l’habitat aussi hétérogène et composite que l’est son tissu résidentiel. Quand on évoque Józsefváros, c’est avant tout ces derniers quartiers aux transepts irréguliers qui nous viennent à l’esprit. Et avec eux tout le lot d’imageries, de représentations et de fantasmes que l’on s’en fait.

Même si la dénomination de ghetto est sans doute abusive, elle correspond à l’une des façons dont les Budapestois ont réussi à désigner leurs quartiers chauds à eux, même si ce qui s’y passe n’a rien de comparable avec les problèmes rencontrés dans les grandes métropoles nord-américaines. Elle renvoie surtout à des pratiques, celles de la vente et de la consommation de drogue, qui troublent au quotidien l’atmosphère plutôt villageoise qui peut caractériser la vie sociale de ces quartiers. Cette « mauvaise réputation » tire concrètement son origine de quelques voies et immeubles connus des riverains (les drogtanya), mais dont la résonance condamne aux yeux des Budapestois l’ensemble de l’arrondissement.

Pourtant, la municipalité de Józsefváros est connue pour avoir aidé il y a quelques années le lancement d’un ambitieux programme de prévention de la drogue, initié par la fondation Kék Pont (« Point bleu »), une structure d’aide et d’assistance aux toxicomanes. Le « programme d’échanges de seringues » (tűcsere program) permettait notamment de récolter les seringues usagées dans les espaces publics et domestiques, et de proposer parallèlement aux consommateurs des seringues stérilisées, afin de limiter les risques de propagation de maladies – l’hépatite notamment. L’aide municipale consistait essentiellement en la mise à disposition de locaux associatifs, sur une base de loyers préférentiels. La nouvelle majorité conservatrice menée par Máté Kocsis, considéré comme l’une des étoiles montantes du Fidesz, estimant que ce programme attirait les toxicomanes dans l’arrondissement et nuisait ainsi à la vie des résidents, a brutalement décidé d’arrêter cette coopération au printemps dernier.

Cette mesure symbolique vient saper de longues années d’efforts accomplis par les travailleurs sociaux et les bénévoles de Kék Pont. Elle entre en résonance avec les accents répressifs employés par l’édile du Fidesz local pour lutter contre les formes visibles de la marginalité urbaine, dont l’adoption de multiples mesures anti-mendicité en 2012 a été l’une des premières démonstrations. Elle vient également conforter une tranche vieillissante de l’électorat du huitième arrondissement, particulièrement sensible aux discours d’ordre et de sécurité, dans un climat politique national marqué par la condamnation morale des formes de pauvreté les plus extrêmes.

Le tournant sécuritaire de la municipalité de Józsefváros entre dans une stratégie plus globale de transformation radicale de la réputation de ghetto évoquée en prélude de cet article. Celle-ci repose à la fois sur une coopération renforcée avec les forces de l’ordre, dont les coups de filet ont été largement médiatisés par les services de communication de la police antiterroriste, mais aussi sur le mot d’ordre « Józsefváros se reconstruit » (Józsefváros újjáépül), qui accompagne les nombreux chantiers de renouvellement urbain inscrits dans les programmes Magdolna et Corvin-sétány. Si l’ambition initiale de certain de ces programmes était une « réhabilitation sociale » du tissu urbain, dans les faits ils se sont également accompagnés d’un mouvement de tri résidentiel, fondé sur la mise à l’écart délibérée des familles et habitants « posant des problèmes de cohabitation ». Concernant les rues et immeubles montrés dans ce reportage, leur sort semble désormais lié à l’extension prochaine du campus Ludovika, dont les résidences étudiantes devraient être édifiées en leur lieu et place. Si les problèmes liés à certaines formes extrêmes de marginalité sociale ne doivent évidemment pas être niés ou sous-estimés, leur criminalisation et leur mise à distance n’aideront vraisemblablement pas à leur résolution. Elles contribueront sans doute au contraire à accentuer la détresse symbolique et matérielle des populations concernées, mais aussi et surtout le sentiment de fragmentation latent qui traverse l’ensemble de la société hongroise.

Ludovic Lepeltier-Kutasi

Journaliste, correspondant à Budapest. Ancien directeur de publication et membre de la rédaction du Courrier d'Europe centrale (2016-2020) et ancien directeur de la collection "L'Europe excentrée" (2018-2020).

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