« Que fallait il construire après 1989 ? Comment et avec qui ? » Dans cette tribune, l’historien Jean-Yves Potel analyse le ton des célébrations de la chute du mur de Berlin il y a trente ans. Une commémoration marquée par le dépit.
Tribune libre – Le dépit, nous dit le dictionnaire, est un chagrin mêlé de colère, dû à une déception, à un froissement d’amour-propre. La commémoration de « la chute du Mur de Berlin », ce 9 novembre 2019, entre dans cette catégorie.
Il y a dix ans, et plus encore il y a vingt ans, on l’avait fêté dans la joie. Cette année, c’est le dépit qui domine. Ça a commencé par la concentration de l’intérêt sur la seule unification de l’Allemagne, sujet pour le moins négligé jusqu’alors. Quand on parlait de l’Allemagne c’était plutôt pour prévenir contre sa menace de domination du continent avec ses « banlieues » à l’Est. Ça se poursuivit par le quasi silence sur les autres révolutions : l’événement 1989 s’étale, au moins, sur toute l’année. Il commence par la « table ronde » polonaise en février, jusqu’à l’élection du Tchécoslovaque Václav Havel à la présidence de la République, fin décembre. Pour ma part, je crois qu’il faut étudier l’enchaînement de crises dans un espace plus vaste et pour une période plus longue, incluant les pays baltes et les Balkans. Mais c’est une autre discussion.
Dans tous les cas, nous avons assisté à l’effondrement de tous les régimes communistes du continent européen, à une mobilisation inégale mais profonde des sociétés, et à la volonté de reconstruction d’États démocratiques et d’économies de marché. Aujourd’hui, au lieu de la joie de 1989 ou des commémorations précédentes, l’accent est mis sur les catastrophes de ces dernières années : l’AfD en Allemagne, Kaczyński et Orbán en Pologne et Hongrie, sans oublier les autres. C’est la déception qui domine. Les aspirations des foules de l’époque ont été bafouées (chagrin) et, durant trente ans, les élites néolibérales ont prospéré dans leurs petites (et grandes) affaires qui conduisent au désastre social, écologique et politique actuel (colère). Sans oublier la fin de la guerre froide qui s’est soldée, entre autre, par la multiplication des guerres chaudes, retour des déplacements de population, des crimes de guerre et des pratiques génocidaires.
Ce dépit peut être mauvais conseilleur. Par exemple imaginer que c’était mieux avant. Peu le disent, car on se souvient encore des régimes policiers et des pénuries. Mais certains ne manque pas de raconter combien les régimes sociaux, les crèches, les médecins, la vie de famille, etc. étaient formidables (à voir !), et que la « reconstruction du capitalisme » dans ces pays s’est faite au mépris des droits sociaux (c’est généralement vrai). Autre danger, croire que ces désastres sont le fruit d’une conquête coloniale de l’Est par l’Ouest, voire d’une nouvelle Anschluss (pour l’Allemagne). Cette thèse est très répandue dans les milieux nationalistes conservateurs (et une partie de l’extrême gauche), elle prend les foules de 1989 pour des agglomérats d’imbéciles. D’autres voient au contraire les projets du néolibéralisme entravé par les résistances sociales et la corruption. En fait, la question qu’il faut se poser est d’abord politique, elle concerne toute l’Europe : que fallait il construire après 1989 ? Comment et avec qui ?
La question est d’ordre programmatique. Qui a échoué durant ces trente années ? Les défenseurs de l’ordre néolibéral ? Non, ils ont plutôt bien réussi même s’ils doivent aujourd’hui ajuster bien des choses. Le plus déconcertant, c’est la faillite des forces de gauche sociale-démocrates ou plus radicales, elles n’ont pas su répondre aux aspirations et défis des révolutions démocratiques de 1989. N’oublions pas que pendant les années 1990/2000, années décisives de ces transformations, les grands partis des gauches européennes ont été durablement aux affaires, à la tête de gouvernements et de l’Union européenne. Or ils n’ont rien apporté d’original sur les questions décisives de cette époque : conception des libertés démocratiques, défense et promotion des égalités sociales, de genre, de territoires, défense de l’environnement, unification européenne, etc. Ils se sont rangés derrière un discours social-libéral qui, dans la pratique, s’est trouvé en parfaite concordance avec l’utopie néolibérale.
D’où le dépit de celles et ceux qui ont été heureux des victoires démocratiques de 1989. Ils vivent l’évolution de ces dernières années comme une blessure d’amour propre.
La chute du Mur de Berlin et la réinvention des alternatives
Voir également Les sens de 1989, une série sur Mediapart parue fin août. |