Il y un siècle, à l’issue de la Première Guerre mondiale, la Hongrie – tout en retrouvant sa pleine et entière souveraineté – se voyait amputée d’une grand part de son territoire. Comment ce pays, au cœur de l’actualité européenne, envisage-t-il la commémoration de ce moment structurant de son récit national ?
La Hongrie célèbre ce 4 juin le 100e anniversaire du traité de Trianon. Avec le traité de Saint-Germain-en-Laye signé le 10 septembre 1919, cet accord était destiné à régler les conditions de la paix, à l’issue de la Grande Guerre, entre les puissances alliées et les États succédant à l’Empire austro-hongrois disparu, soit l’Autriche et la Hongrie. Si Trianon permet à la Hongrie de recouvrer sa pleine et entière souveraineté comme État indépendant, il constitue aussi un profond traumatisme en raison de ses implications territoriales et de l’amputation des deux tiers de son territoire au profit de ses voisins immédiats que sont alors la Roumanie, la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie et, dans une moindre mesure, l’Autriche.
En raison de ses implications mémorielles fortes et de l’importance qu’accorde l’actuel gouvernement de Viktor Orbán à la question nationale et aux « Hongrois d’outre-frontières », cet événement fait l’objet d’une forte attention des pouvoirs publics. Alors qu’en Europe de l’ouest, en Grande-Bretagne comme en France, les gouvernements ont chargé différents ministères ou groupements d’intérêt public comme la Mission centenaire, de commémorer la Grande Guerre dans son ensemble, la Hongrie s’est focalisée sur le dénouement du conflit en lançant un programme spécifiquement consacré à Trianon.
Écrire une autre histoire de Trianon
Le groupe de recherche « Trianon 100 », porté par l’Académie des Sciences Hongroises, a ainsi vocation à présenter au grand public les tenants et les aboutissants de l’histoire de ce traité de paix. Malgré le caractère sensible de cette commémoration, les chercheurs placés à la tête de « Trianon 100 » n’ont toutefois pas cédé à la facilité et aux sirènes nationalistes. Désireux de sortir d’une histoire « par le haut », c’est-à-dire d’une histoire politique et diplomatique ou encore d’une histoire des élites, Balázs Ablonczy, coordinateur de « Trianon 100 » a eu le souci d’impliquer des jeunes chercheurs et d’engager son groupe sur les sentiers moins balisés de l’histoire sociale de cet événement, c’est-à-dire celle des populations, des violences de guerre, des pénuries…
Cette autre histoire de Trianon passe également par un questionnement sur la mémoire d’un traité devenu plus qu’un simple accord diplomatique dans l’esprit des Hongrois. Ce qui s’est transmis de Trianon comme ce qu’il en reste chez les plus jeunes générations a donc été l’attention des historiens, se demandant ce qu’évoque encore la centaine de rues et de places nommées d’après Kassa et Kolozsvár à la plus jeune génération. Balázs Ablonczy insiste d’emblée sur le fait que pour son fils de 17 ans, « c’est loin », loin de la ferveur qui pouvait être celle de son grand-père cultivant une vigne issues de graines toutes droit venues de son village natal. « Il disait que son vin était un souvenir de la Hongrie millénaire » nous confie-t-il amusé.
En quelques mois, ce sont plus de 22 chercheurs – historiens, sociologues, géographes – qui ont reçu une aide matérielle et institutionnelle donnant lieu à une dizaine de publications.
Durant toute la période du centenaire de la Grande Guerre, allant de l’anniversaire de son déclenchement à l’été 1914 à celui de la ratification des Traités de paix, le groupe a œuvré à la rédaction de livres collectifs, au financement de thèses de doctorat ainsi qu’à l’organisation de manifestations scientifiques ou destinées à un plus large public. En quelques mois, ce sont plus de 22 chercheurs – historiens, sociologues, géographes – qui ont reçu une aide matérielle et institutionnelle donnant lieu à une dizaine de publications (livre, actes de colloque, travaux collectifs, etc.).
Une histoire matérielle et « par le bas »
Ces publications et interventions auprès du grand public ont mis en avant une histoire du Traité de Trianon qui n’avait pas été narrée de cette manière jusqu’à présent. Il s’agissait d’écrire une autre histoire de Trianon, une histoire qui passe évidemment par un examen des politiques de l’État hongrois entre 1918 et 1921, en particulier la préparation du traité et son application, mais relate également l’histoire matérielle de la lente sortie de guerre de la Hongrie. Les chercheurs ont ainsi tenu à insister en particulier sur une histoire plus matérielle de la sortie de guerre. Ils ont par exemple consacré plusieurs notes de leur site internet à des ressources rendues vitales à la fin du premier conflit mondial, comme par exemple le carburant, tout autant que les denrées alimentaires chèrement disputées sur le marché noir.
À travers cette histoire des denrées, de leur circulation et consommation, l’objectif est aussi de porter une attention égale, et dépassionnée, aux solutions économiques qu’ont pu trouver les régimes successifs qu’il furent la République soviétique de Hongrie, le régime contre-révolutionnaire ou celui régime de Károlyi. Ces études mettent également en avant des acteurs qui avaient parfois été négligés par l’historiographie, comme par exemple les femmes, qui connaissent une certaine émancipation du fait du conflit, ou encore les réfugiés et populations déplacées qui ont eu un rôle central dans le maintien d’une mémoire vive du Traité de Trianon. Ces hommes et femmes faisant partie des 350 000 personnes se réfugiant en Hongrie à la suite des armistices de 1918 qui ont « formé leurs propres associations, ont cherché à dépeindre la patrie perdue à travers diverses publications, monuments et rites festifs » méritaient donc toute l’attention des chercheurs.
350 000 personnes se réfugient en Hongrie à la suite des armistices de 1918.
Dans ces différentes thématiques de recherche, le groupe « Trianon 100 » a aussi l’ambition de s’engager dans une démarche comparatiste par exemple en examinant comment l’État hongrois a géré les pénuries ou les crises sanitaire, comme par exemple la grippe espagnole, en comparaison avec d’autres capitales centre-européennes comme Vienne ou Prague. De la même manière, l’étude des violences et de la lente démobilisation de la société hongroise se fait à la lumière d’événements similaires dans d’autres régions de l’ancien empire des Habsbourg.
Ces recherches ont permis d’ébaucher les grandes lignes d’une cartographie de la violence dans l’ancien Royaume de Hongrie, où presque dans chaque village et petite ville, des émeutes ont éclaté à l’annonce de la Double Monarchie. Les paysans et les soldats de retour du front ont attaqué les manoirs, les entrepôts de nourriture et les bâtiments publics. Des maires, des fonctionnaires et des commerçants ont été battus ou même tués par les émeutiers.
Une itinérance à travers la Hongrie d’hier et d’aujourd’hui
« Trianon 100 » ne s’est pas contenté d’arpenter les couloirs des bibliothèques, universités ou encore les dépôts d’archives. Le groupe de recherche s’est aussi donné un caractère itinérant, puisqu’il a organisé des interventions et rencontres dans des écoles, des bibliothèques – dans les grands villes comme des plus modestes ou dans les universités en Hongrie, mais également auprès des communautés magyarophones vivant en Slovaquie, Roumanie ou en Ukraine. Ainsi, en octobre 2017, Balázs Ablonczy, Gergely Romsics et Csaba Zahorán, tous trois membres du programme Trianon, ont-ils pu présenter leurs recherches à Bucarest et en Roumanie en octobre 2017 et y prendre part à plusieurs débats avec leurs collègues roumains.
Dans les centres d’archives, les musées, les bibliothèques hongroises ou dans les lieux de cultures et de vie communautaire des magyarophones vivant hors de Hongrie, ces conférences et tables-rondes ont été l’occasion d’aller à la rencontre d’un public plus large. Que ce soit dans les églises de paroisses de Slovaquie ou de Roumanie, ou dans des universités, les membres de « Trianon 100 » avaient à cœur de se confronter aux idées reçues et aux différents mythes qui, 100 ans après le Traité, ont encore la vie dure : « mythe du coup de poignard dans le dos, responsabilité de Mihály Károly ou bien de la France, et bien d’autres… on a dû apprendre à faire face à ces différents mythe et à y répondre » commente Tamás Révész, jeune docteur en histoire ayant pris une part active au projet.
Qu’est-ce qui aurait pu être fait pour éviter les conséquences catastrophiques du traité de paix ? Ce thème contrefactuel a été central dans toutes les discussions.
Cette itinérance dans la Hongrie d’hier et d’aujourd’hui a rencontré un large succès, auprès d’un public très demandeur. Tamás Révész insiste sur le caractère extrêmement populaire de ces événements. « Beaucoup de gens assistant à ces conférences ou venant à notre rencontre étaient très souvent de milieux sociaux très variés. Cela me montre que Trianon est, pour reprendre l’expression de Pierre Nora, un lieu de mémoire et qu’il l’est pour un public très large ».
Ces rencontre sont également l’occasion pour les historiens du groupe de recherche de découvrir les questions que se posent les Hongrois sur ce traité et du sens qu’ils lui prêtent. « Je pense que ce qui questionne le plus les gens, poursuit Tamás Révész, c’est la question de la responsabilité. Qu’est-ce qui a mal tourné au début du XXe siècle, qu’est-ce qui aurait pu être fait pour éviter les conséquences catastrophiques du traité de paix ? Ce thème contrefactuel a été central dans toutes les discussions ».
Trianon reste ainsi le socle de fermes croyances et de mythes souvent forgés dans l’entre-deux guerres. Mais ce traité est également devenu un moment que les Hongrois questionnent, un moment à partir duquel la Hongrie a subi un tournant de son histoire si singulier en Europe, un moment qu’il n’ont vraisemblablement pas fini d’interroger. « Une fois, nous raconte Tamás Révész, j’ai fait une conférence dans une petite ville de Slovaquie orientale, près de la frontière hongroise. Après avoir terminé la conférence et répondu à toutes les questions, j’ai finalement reçu la question clé du maire : Nos ancêtres ici pouvaient-ils faire quelque chose pour empêcher l’annexion de la ville? »
Gwendal Piégais et Matthieu Boisdron