« Un film n’a jamais soulevé une révolution même s’il peut, parfois, l’accompagner » a dit Thierry Frémaux lors d’une interview avec Le Courrier d’Europe centrale. Le patron du festival de Cannes est l’invité d’honneur du Budapest Classic Film Marathon qui se tient à Budapest du 14 au 18 septembre.
Propos recueillis par Daniel Psenny.
Directeur de l’Institut Lumière de Lyon et délégué général du Festival international du film de Cannes, Thierry Fremaux est l’invité d’honneur du Budapest Classic Film Marathon qui se tient à Budapest du 14 au 18 septembre. Cinéphile passionné, il présentera au Théâtre national Uránia son film consacré aux frères Lumière « Le début de l’aventure ! » réalisé à partir d’images tournées par les deux frères qui ont inventé le cinéma en 1895. Il a aussi apporté dans ses valises le dernier film muet français « Dans la nuit », réalisé en 1930 par Charles Vanel et resté quasiment inédit depuis sa sortie. Cette copie restaurée sera projetée avec un accompagnement musical autour d’un piano et d’un accordéon dirigé par Ádám Szabó.
Le Budapest Classic Film Marathon présente une programmation de haute qualité avec une centaine de films dont quelques raretés du cinéma hongrois et d’Europe centrale. Votre film sur les frères Lumière est un retour aux sources…
Thierry Frémaux : Oui. Voilà des années que les dirigeants du festival voulaient que je vienne présenter ce film qui est un montage d’archives d’une heure et demie. C’est un film de mémoire et d’Histoire. Lors de la projection, je serai dans la salle d’où je ferai le commentaire en direct pour accompagner le regard des spectateurs. Au cours du festival, je proposerais également, en avant-première mondiale, le film « Dans la nuit » réalisé en 1930 par Charles Vanel qui est le dernier film muet français. Ce film est une résurrection. Il a longtemps été considéré comme disparu. En dehors de quelques cinémathèques, les gens ignoraient même son existence. Vanel l’a tourné pendant l’hiver 1929 et quand le film est sorti en mai 1930, il a été ignoré par le public car c’était l’arrivée du parlant. Il a donc été programmé seulement une semaine et n’a plus jamais été vu par personne.
Comment l’avez-vous récupéré ?
T.F. : Vanel avait cédé les droits du film à l’Institut Lumière parce qu’il l’avait tourné près de Lyon. Nous avons restauré la copie qui était en très mauvais état et le résultat est, je trouve, étincelant. C’est aussi un film extraordinaire, un drame d’amour paysan tourné en décors naturels et caméra à l’épaule ce qui ne se faisait pas à l’époque. Il était de notre responsabilité de le rendre au public.
Le cinéma hongrois qui a une longue et riche histoire, a toujours été présent dans les grands festivals internationaux dont Cannes qui l’a souvent récompensé. Quel regard portez-vous sur le cinéma hongrois ?
T.F. : C’est un excellent cinéma, très inventif que l’on a accompagné le plus possible de Bela Tarr à Miklós Jancsó en passant par Kornél Mundruczó, László Nemes et tant d’autres. Chaque fois que l’on voit un film hongrois, on ressent quelque chose de personnel et de puissant. A l’instar du cinéma coréen, le cinéma hongrois a une histoire. Quand il fait émerger une génération nouvelle, on s’aperçoit qu’elle ne sort pas de nulle part. La Hongrie est un pays qui a aussi une tradition de salles de cinéma, de productions, de tournages.
Et de grands réalisateurs…
T.F. : Absolument ! Je suis d’ailleurs très ému de revenir à Budapest parce que j’étais très ami avec André de Toth (de son vrai nom Tóth Endre Antal Mihály 1913-2002). Producteur, scénariste, monteur, réalisateur et même acteur, il a réalisé cinq films en Hongrie au cours de l’année 1939, avant de partir à Hollywood où il a fait la majeure partie de sa carrière. Quelque peu oublié, nous l’avons ressorti de l’oubli avec Bertrand Tavernier il y a vingt ans à l’Institut Lumière et, en janvier prochain, nous montrerons ses cinq films hongrois entièrement restaurés ainsi que ses films américains dont l’extraordinaire « Chevauchée des bannis » (« Day of outlaw », 1959, avec Robert Ryan). Il m’avait dit qu’à sa mort, il voulait que ses cendres soient dispersées en trois endroits : Budapest où il était né, Los Angeles où il avait vécu une grande partie de sa vie et dans les jardins du château Lumière à Lyon. C’était un grand cinéaste et un homme merveilleux.
Trente ans après la chute du mur de Berlin, le cinéma de l’Europe centrale a-t-il trouvé sa voie ?
T.F. : Cela dépend des pays. Quand un pays vit quelque chose de fort et de puissant, le cinéma est toujours là pour en témoigner. Le cinéma hongrois est un peu plus national mais on y trouve de très belles créations alors qu’en Roumanie, la production cinématographique est très liée aux instances de coproductions européennes et, en particulier, françaises. Cela ne l’empêche pas de produire des films de grande qualité. Quant à l’Ukraine, de jeunes cinéastes se font remarquer. Cette année, la section « Un certain regard » à Cannes a montré, par exemple, « Butterfly vision », premier long métrage du jeune réalisateur Maksym Nakonechnyi qui raconte les exactions commises par l’armée russe au Donbass depuis 2014. C’est un film très impressionnant. On dirait qu’il a été tourné cette année au début de la guerre.
Il y a deux ans, le gouvernement de Viktor Orbán a mis au pas l’école de cinéma la SZFE qui a formé les plus grands cinéastes de Hongrie. Comment réagir à cette mainmise de la politique sur la création et la culture ?
T.F. : C’est assez compliqué. Rappelons-nous qu’au siècle dernier, le cinéma soviétique totalement sous contrôle, a permis l’émergence de réalisateurs de talent. Il y a eu un véritable cinéma soviétique. Même chose en Chine ou, depuis une vingtaine d’années, plusieurs cinéastes chinois, même tenus en laisse, réussissent à exprimer une critique assez forte de la société chinoise. D’ailleurs, les Russes comme les Chinois ne veulent pas que ces films soient vus chez eux, mais sont assez fiers lorsqu’ils sont programmés – et récompensés – à l’étranger.
Viktor Orbán serait donc bien inspiré de lâcher un peu de lest aux auteurs hongrois parce que c’est aussi comme ça que son pays existe à l’étranger. Un film n’a jamais soulevé une révolution même s’il peut, parfois, l’accompagner. Il y a toujours ce vieux fantasme de la part des gouvernements autoritaires de mettre la main sur l’art en général. Certains ont compris, au contraire, qu’ils pouvaient en tirer des bénéfices à travers la beauté. Quand une fleur pousse sur un terrain comme celui de László Némes, cela donne « Le fils de Saül ». Il faut toujours se rappeler que e cinéma reste un sport de combat…
Budapest Classic Films marathon du 13 au 18 septembre. Programme et billets sur https://nfi.hu/